Hervé Bouchard lors de la lecture publique de Numéro six |
En ouvrant Numéro six d’Hervé Bouchard, je n’ai pu
que fermer les yeux, l’imaginer sur la scène et entendre sa voix. La lecture
publique d’une version de ce texte, réalisée en 2013 par l’auteur, m’avait plongé
dans un monde familier et pourtant tellement étrange. Un garçon franchit toutes
les étapes au hockey, de l’apprentissage du patin jusqu’au jeu dans une équipe
reconnue. Hervé Bouchard, en grand sorcier qu’il est, nous étourdissait pour
mieux nous tenir en haleine. Cette lecture devenait une performance physique,
autant pour l’auteur que le spectateur. L’impression d’être bombardé de mots
pendant deux heures, d’être attaqué par des essaims de guêpes qui viennent de
partout.
Comment lire ce texte sans entendre
sa façon inimitable de dire ? Je le vois au milieu des bandes de papier qui le
cernaient. Il récitait de mémoire parfois, mais revenait toujours à ce texte
sans fin pour s’accrocher à une réalité fuyante. Lecteur et auteur au milieu
d’une toile d’araignée qui emprisonne. Chez Bouchard, les mots vous retournent,
vous ligotent et vous libèrent aussi. Il suffit de les dire, de les scander
pour être hypnotisé.
L’écrivain emprunte souvent
la structure d’une pièce de théâtre pour asseoir ses ouvrages. Tout repose sur
un texte jubilatoire même quand il aborde des sujets tragiques, comme la mort
du père dans Parents et amis sont invités
à y assister. Une tragédie qui transforme la vie des enfants et les laisse
devant une mère de plus en plus inaccessible. Tous avalés par un drame qui
défait leur univers. Ils ne peuvent s’en sortir qu’avec des phrases qui les
soulèvent, les emportent et finissent peut-être par devenir une armure.
Je faisais la danse du tournoiement en retard de l’euphorie de ne pas
être là et je n’étais pas là et ce n’était pas drôle et j’étais là et on riait
et je ne riais pas et j’étais là et c’était pareil que de n’être pas là. (p.38)
Dans Numéro six, le garçon grimpe les échelons de différentes catégories
au hockey en vivant des « pratiques » qui le laissent presque en dehors de son
corps. Un monde en soi, le clan qui importe dans toutes les œuvres d’Hervé
Bouchard. Après il y a la rue, le quartier qui servent d’ancrage et deviennent
presque des personnages.
On donnait alors aux défenseurs les numéros du bas, ça n’avait pas
toujours été comme ça. J’ai pensé qu’on donnerait le numéro six en dernier à
celui qui ne savait rien de ce qui allait arriver et, comme je ne savais rien
de rien, j’ai pensé que c’était le numéro qu’on me ferait porter si jamais je
patinais assez et si jamais je réussissais à ne pas brûler mon espoir en
voulant trop. (p.41)
La lecture publique épuisait,
comme si vous aviez couru le marathon. J’ai eu la folie dans une autre vie de
m’adonner à ce sport qui vous fait vous heurter un mur avant de toucher la
ligne d’arrivée. Pendant 42,2 kilomètres, vous connaissez la joie, l’euphorie,
le sentiment d’être un surhomme et aussi l’épuisement. C’est vivre un peu tout
cela que de s’aventurer dans les textes d’Hervé Bouchard.
Histoires
Il y a des rituels, des
habitudes, la fierté et les humiliations qui arrivent inévitablement quand on
veut être du groupe. Les histoires les plus folles ne cessent de circuler
autour de certaines équipes sportives.
J’ai vu des midgets courir nus, ce n’était pas des nains, c’était des
midgets punis qui couraient nus dans les corridors. Ils couraient nus dans les
corridors et dans la joie. Leur punition avait consisté en une séance
d’entraînement particulièrement sévère, il s’agissait de patiner stopper
repartir stopper etc. entre les lignes peintes sur la glace sous la
surveillance d’un âne qui ne faisait rien sinon rester là au milieu d’eux.
(p.50)
Un territoire précis aussi et
une géographie importante, significative même. Il est possible de le suivre à la
trace pour quelqu’un qui connaît Arvida et les environs.
Jouons à dire les noms des endroits comme si nous étions dans le char à
l’écart du monde, comme si nous n’étions pas et qu’il n’y avait que les
endroits que nous traversons pour construire le monde. Jouons à leur donner à
ces endroits des noms qui nous font exister. (p.45)
Comme s’il tournait autour
d’un sujet à la manière d’un peintre cubiste. Hervé Bouchard virevolte autour
d’une situation, la traverse de part en part, la retourne pour faire voir une
autre dimension ou une autre réalité. Parce que ce que l’on voit n’est pas ce
que l’on voit et ce que l’on dit n’est pas toujours ce qui s’entend. Les mots
peuvent dire une chose et son contraire, créer un univers parallèle qui peut
nous avaler ou nous rejeter.
Magie
Il faut parler d’un art qui
invente un langage qui emporte tout comme un tsunami. Une voix originale,
certes, une démarche qui ne cesse d’étonner et de surprendre.
— Je reste l’écrivain des
écrivains, confiait-il au Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.
Peut-être, mais est-ce que
cela a de l’importance ? Les écrivains, les vrais, ceux qui se confrontent au
langage, cherchent tous une manière, une couleur, une musique singulière.
Ma Clairon se couvre les lèvres d’un vernis à la fraise. Quand elle
approche la cigarette de sa bouche, ses ongles aussi vernis en rouge lui font briller
les yeux. Ses baisers ont le goût des baisers quand on pense aux baisers et qu’on
a la bouche pleine de mots d’amour physique. Les mots d’amour physique, c’est
ceux qu’on dit dans un bain de salive claire et chaude et fruitée. (p.108)
Il est de la race des
Marie-Claire Blais qui depuis Soif ne
cesse de nous faire perdre pied dans une fresque qui atteint la dimension de
l’Amérique. Tout comme madame Blais, Hervé Bouchard me fait connaître des
moments de pure joie. C’est encore le cas avec Numéro Six. C’est peut-être moins tragique. La mort n’est plus au
cœur de l’aventure, mais le garçon apprend à aimer, à souffrir, à se faufiler
dans l’âge adulte sans trop s’écorcher. C’est humain, peut-être un peu plus
jubilatoire que les œuvres antérieures, mais c’est du Hervé Bouchard, un regard
unique et singulier.
Numéro six d’Hervé
Bouchard est paru aux Éditions Le Quartanier, 20,95 $.
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