Madame Laberge, dans ce
roman un peu singulier, convie des personnages que le lecteur a connu dans «La
rivière du loup» paru en 2006. Éclopés, marqués, marginalisés, tous ont réussi à
garder la tête hors de l’eau et à donner une nouvelle direction à leur vie.
«Ces personnages avaient en
commun la perte d’êtres chers et le désir d’en témoigner pour faire leur deuil.
Ils avaient aussi en commun la culpabilité et le besoin de régler leurs
comptes, avec les défunts, avec les vivants pour pacifier leur âme tourmentée
et laisser partir en paix leurs morts», écrit l’auteure dans une courte
préface.
Le fils du loup s’est réfugié
dans la forêt boréale. Le jeune garçon a fait de la prison après la mort du
père. Dans la nature, près des bêtes sauvages, il apprivoise la paix du corps
et de l’esprit. En ville, l’adolescente, victime d’agressions, est devenue
thanatologue. La jeune femme s’occupe des morts mieux que des vivants. Elle les
cajole, les prépare à quitter la vie en douceur, cherchant à oublier les
violences subies par ce fils de médecin qui vendait de la drogue à sa mère. Une
manière de toucher des corps pour celle qui n’éprouve plus de désir et de
sentiment.
Retrouvailles
Il fallait que la vie fasse
se croiser ces marginaux. Le fils du loup se retrouve devant l’agresseur de la
jeune femme lors d’une randonnée en forêt. Une confrontation qui tourne mal
presque. Un loup, dans un piège, demande de mettre fin à ses supplices. Nous retrouvons
le moment fort de «La rivière du loup».
«Je ne savais pas que la vie
pouvait s’arrêter, se figer sur un instant précis, et que tout le reste, tout
ce qui s’ensuivait, n’était que du temps mort, du temps passé sans marquer de
changement, du temps qui tourne en rond, qui ne tourne même plus du tout, du
temps qui piétine, qui s’accumule pour rien, qui pèse d’un poids lourd, qui
martèle sur le même clou incapable de s’en sortir pour se planter ailleurs… … Je
ne savais pas que cette histoire vieille de quinze ans, son souvenir laissé
loin derrière, à sept cents kilomètres au sud, reviendrait tel un tsunami me
frapper de sa vague dévastatrice et me submerger jusqu’ici, dans ma forêt
boréale.» (p.31)
Le chasseur se tue au retour,
fonçant droit dans un mur. Le corps du fanfaron se retrouve entre les mains de
la fille qu’il a agressée. Là encore, le temps fait une boucle.
«La masse informe, tuméfiée,
violacée, a les yeux grands ouverts, quasi sortis de leurs orbites. Le regard
vide et noir, rivé sur elle, donne froid dans le dos. Un regard qui lui semble
familier, dont elle ne peut se détacher. Un regard qu’elle reconnaît tout à
coup. Celui du tartarin! Ce fils de médecin! Un vrai vantard désagréable de la
pire espèce. Un vicieux, un pervers, un sans scrupule. Elle pousse un cri,
laisse tomber la tête. En s’écrasant par terre, elle fait un drôle de bruit.
Celui d’un ballon rempli d’eau qui se fracasse contre un mur. La tête roule
jusque sous sa table de travail et s’immobilise, en équilibre précaire sur le
côté, les yeux tournés vers elle, pour la narguer.» (p.64)
Un sans-abri amoureux d’une
vieille à qui il récite de longs passages du «Cantique des cantiques» hante un
peu tout ce monde.
Questionnement
Andrée Laberge nous pousse
dans nos derniers retranchements avec une habileté qui laisse pantois. Des
pages magnifiques. Son écriture est un chant qui nous fait glisser dans une
autre dimension. Le contact avec les morts, particulièrement.
Un travail remarquable d’exploration
des tourments humains, de questionnements sur l’amour, l’oubli et l’existence. L’écrivaine
réussit à nous entraîner dans un monde où toutes les balises s’effritent. Quelle
aventure que de suivre «le fil tenu de l’âme» de cette grande écrivaine!
«Le fil tenu de l’âme» d’André Laberge est paru aux Éditions
XYZ.
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