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dimanche 26 décembre 2010

Les mondes étranges de Pascale Quiviger

Clara Chablis disparaît. Son entourage ne semble ni inquiet ni perturbé. La jeune femme a toujours été plus ou moins absente. Les témoignages ne révèlent rien de particulier sur cette solitaire qui apporte paix et bonheur à ceux qui la côtoient.
Quelques jours plus tard, les policiers retrouvent le corps atrocement mutilé d’une femme. La mère est formelle: c’est sa fille Clara. Daniel Kieffer, son amoureux, est tout aussi catégorique. Le corps retrouvé n’est pas celui de sa compagne. Tout se mélange et tous s’y perdent. L’enquête des policiers ne va nulle part.
Qui est Clara? Sa mère, son copain Daniel et Rose Jordan, une amie d’enfance, racontent des faits, mais la jeune femme demeure une énigme. Un mystère  aussi pour sa mère Cassandre qui a vécu de la prostitution et fait un séjour en prison. La fillette a connu les foyers d’accueil en attendant le retour de sa mère qu’elle idolâtrait.
«En réalité, je pense que les enfants avaient peur d’elle, avec sa tête d’adulte et ses jambes en cure-dents. On voyait bien qu’elle n’était pas normale, elle cachait quelque chose que personne n’osait lui demander d’expliquer, moi et mes parents pas plus que les autres. Personne ne faisait l’effort de vraiment la connaître, on la laissait seule mariner dans son jus, on se disait que, de toute façon, elle vivait dans son monde à elle. D’une certaine manière, je l’ai toujours connue disparue.» (p.80)
Charles E. Kieffer, le père de Daniel, est catégorique sur son lit de mort.
«Car Clara ne regardait pas elle voyait. Son œil noir pénétra dans ma poitrine comme la pointe blanche d’une lame pure.» (p.168)

Un don

La jeune femme possède un don qui lui vient de sa grand-mère Marie Elena qui avait un charisme qui ne laissait personne indifférent. Elle apaisait ceux qu’elle approchait.
Clara exerce la même fascination sur les gens. Elle les pousse vers ce qu’ils ont de meilleur en eux Elle sympathise avec les marginaux, Robert Durham en particulier, que des voix entraînent dans des gestes extrêmes. Clara calme le schizophrène par sa seule présence.
«Elle est venue s’asseoir avec moi. Elle tenait ses genoux serrés entre ses bras et elle regardait les flammes. Elle ne parlait pas. J’appréciais le fait qu’elle ne parle pas parce que c’était mon premier silence depuis tellement longtemps.» (p.106)
Pas étonnant qu’elle ait un peu de mal à vivre dans une société où tout repose sur les raisonnements et la logique. Elle n’a ni passeport, ni carte d’identification, aucune carte de crédit. Clara n’existe pas pour la communauté.
La jeune femme, un peu détachée de tout, tient à un carnet rouge qui lui vient de ses grands-parents Marie Elena Fromm et de Daniel Simons, des poètes et des créateurs. Des pages vierges que l’on transmet de génération en génération sans jamais y tracer un mot. Peut-être parce que toute vie s’écrit et s’efface à mesure que les jours s’écoulent.

Monde étrange

Pascale Quiviger possède l’art de plonger le lecteur dans des mondes étranges. Dans «La maison des temps rompus», elle se faufilait dans d’autres dimensions du temps. Dans «Pages à brûler» les personnages n’arrivent pas à élucider le mystère. Peut-être qu’il n’y a rien à expliquer. Certains hommes et certaines femmes échappent à toute définition, toute logique.
Tous les repères basculent. Madame Quiviger nous garde dans son histoire sans que nous sachions vraiment ce qui est vrai ou faux, possible ou impossible.
«Tant que je vis, elle vit/ puisque je l’aime elle avance/ son pas tient la mesure du ciel/ sa main l’atome/ qui nous rassemble tous.» (p.255)
Qui est Clara Chablis? La dernière d’une lignée familiale qui agit et s’exprime par elle? Personne n’arrive à trancher.
Une écriture maîtrisée, une intrigue qui soulève bien des questions. La magie de Pascale Quiviger s’exprime encore une fois. Un roman qui sort des normes pour notre plus grand bonheur. Un univers que l’écriture emporte et sauve d’une certaine façon. Parce que la mièvrerie pourrait bien avoir raison d’un tel propos. Heureusement pour Madame Quiviger, il n’en est rien.

«Pages è brûler» de Pascale Quiviger est publié aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pascale-quiviger-1609.html

dimanche 19 décembre 2010

Les rendez-vous manqués d'Esther Croft


Esther Croft est certainement l’une des meilleures nouvellistes du Québec avec Aude et Diane-Monique Daviau. Il n’y a qu’à consulter la liste des prix qu’elle a raflés pour s’en convaincre. Deux fois le prix Adrienne-Choquette, finaliste au Prix du Gouverneur général du Conseil des arts du Canada et du Grand Prix du livre de Montréal.
 Trois ans après «Le reste du temps», «Les rendez-vous manqués» présente un choix de dix nouvelles. Encore une fois l’intensité et l’acuité qui font la force de cette écrivaine sont là.
Certaines rencontres n’ont jamais lieu. Un geste, un mot, une hésitation et il est trop tard. Impossible de revenir en arrière. Pas besoin de circonstances exceptionnelles. Les personnages d’Esther Croft on peut les croiser dans la rue ou lors de certaines activités quotidiennes. Personne n’est épargné, la vie malmène tout le monde. Qui n’a pas vécu une séparation plus ou moins difficile, une aventure qui heurte ses proches. Ne reste que les regrets et les «j’aurais dû» qui n’arrangent rien.
Les frustrations s’accumulent. L’impossible arrive. Le mari ambitieux et travailleur est trouvé mort. Infarctus. Le couple s’était chicané sur une question domestique quelques heures auparavant. Il avait un peu plus de trente ans. La grande amie ne peut qu’écouter. Comment colmater ces fuites quand, dans sa propre vie, elle n’y arrive pas. Les mots lancés dans un moment d’humeur résonnent comme des gongs.
«Pourquoi c’est toujours quand on perd quelque chose ou quelqu’un qu’on en mesure toute l’importance ? Est-ce que tu le sais, toi, Karine ? On ne pourrait pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.» (p.55)
La vie est faite d’occasions ratées et de regrets qui finissent par endurcir l’être.

Des cas

Un père a élevé sa fille après la mort de sa compagne. Il l’a nié en ressassant sa douleur et ses souvenirs. Une femme n’a jamais désiré son fils. Il a eu l’impression de n’être rien à ses côtés. Ils se sont côtoyés sans jamais se voir et s’apprécier.
«Julien ne la dérangerait plus. Il ne tenterait aucune démarche ni pour la retrouver ni pour entrer en contact avec elle. Il se soumettrait jusqu’au bout à son besoin de retrait et de silence. Et pour ne pas être incommodé par ses propres besoins, il s’enfermerait dans une vie de plus en plus rétrécie, loin des regards et des sourires qui n’étaient pas pour lui. Mais il ne pourrait jamais renoncer tout à fait au désir de revoir un jour sa mère.» (p.52)
Une fille rebelle s’apaise un matin et sort pour ne jamais revenir. Cette fugue est pire que la mort pour la mère. Dans «Une fête nationale», les réjouissances collectives deviennent une manifestation sauvage de l’individualisme et de l’effronterie. Comment réagir au bout de sa vie, quand on se sent rejetée et inutile?
«Ce soir, pour la première fois de sa vie, Béatrice Longchamps n’assistera pas au spectacle de la Saint-Jean. Toute seule dans son appartement aux stores fermés, elle pensera à son père. Elle tentera de se consoler en se disant que lui, il ne comprenait peut-être pas toujours les insultes qu’on lui lançait dans une autre langue.» (p.100)
S’accumulent les silences, les frustrations, les blessures dont on ne guérit jamais.

Densité

La nouvelliste s’avère une observatrice rare. Des phrases anodines s’enfoncent comme des aiguilles et blessent à jamais. Une écriture précise, sans fioritures et un art de la chute qui étonne. Même que le retournement peut être spectaculaire. «Le boisé de l’université» nous laisse avec l’impression d’avoir mal lu ce texte troublant.
Esther Croft raffine son écriture dans «Les rendez-vous manqués». Un art de la concision et de la précision, une broderie qui nous emporte au cœur de la vie et de ses drames grands et petits. Nul n’est épargné. C’est peut-être que l’existence est constituée de blessures et de douleurs. Vivre serait-il apprendre à tolérer ses meurtrissures ? 

« Les rendez-vous manqués » d’Esther Croft est publié chez Lévesque éditeur. 

http://www.levesqueediteur.com/croft.php

mercredi 15 décembre 2010

Nadine Mackenzie n’est pas à la hauteur


«La rançon de l’espionnage» raconte la vie de Ioana, une jeune femme qui a joué un rôle important dans la résistance lors de la Deuxième Guerre mondiale et la montée du communisme en Roumanie.
 Née dans une famille plutôt bien nantie, Ioana se retrouve dans la résistance un peu par hasard. Elle travaillera pour la CIA et collaborera avec les Américains dans la lutte contre le fascisme et le communisme. Elle vit l’occupation de son pays par les troupes allemandes et russes. Son quotidien est fait de délation, de peur, de trahisons et de moments où sa vie ne tient qu’à un fil.
Toute sa famille est entraînée dans le combat. Elle travaille avec des hommes admirables, (Il semble y avoir peu de femmes dans la résistance) côtoie de véritables ordures qui sont pourtant ses alliés.
«Dès que Hahn fut parti, le jeune soldat vint la trouver et dit avoir eu des soupçons depuis un certain temps. Il avait écouté une partie de la conversation derrière la porte, prêt à intervenir si les choses tournaient mal. Hahn, expliqua-t-il, avait une terrible réputation. Un garde l’avait déjà surpris en train de molester une jeune fille. Sa femme avait divorcé après que le major eût été cité dans un cas d’agression sexuelle. Il avait violé l’une de ses secrétaires aux États-Unis. Enceinte, elle réclamait des réparations.» (p.122)

La Suisse

Ioana doit fuir en Suisse pour échapper à la mort. Un pilote américain, son amoureux, l’aide à s’évader de Roumanie. Un amour partagé, mais la vie prend parfois de drôles de directions. Il est marié et a deux enfants. Elle tente de refaire sa vie, épouse un alcoolique qui mourra quelques mois plus tard, évitant ainsi la déportation.
Elle se retrouve en Écosse, rencontre Lord Roderic Gordon et après l’avoir épousé, s’installe en Alberta, dans un ranch pour faire l’élevage des chevaux. Tout semble oublié alors. Mais comment effacer ce passé où tous les siens sont morts ou disparus.
«Cette existence, en apparence paisible, fort agréable et intéressante, dura jusqu’à la visite impromptue d’une vieille amie, visite qui fit l’effet d’une bombe à Ioana et lui montra clairement que tout n’était pas pour le mieux dans sa vie.» (p.154)

Biographe

Nadine Mackenzie a eu accès à des caisses de documents, à des confidences, à des écrits, mais cela ne transpire guère dans son récit. La biographe ne se montre jamais à la hauteur de son héroïne. Le récit patauge, reste flou et ne s’incarne jamais. Malgré les exploits de Ioana, ses amours, sa vie trépidante, les dangers qu’elle a courus, nous sommes tenus en marge de cette vie exceptionnelle.
Dommage parce que Ioana (Pourquoi l’identifier uniquement par le nom de son époux), est une femme admirable qui a démontré calme et sang-froid dans les pires situations. Une vie exceptionnelle qui se noie dans un récit ennuyeux et malhabile.

«La rançon de l’espionnage» de Nadine Mackenzie est paru aux Éditions La nouvelle plume.

Hurtubise fait appel aux écrivains pour fêter

André Vanasse a participé à ce collectif
La direction des Éditions Hurtubise HMH, pour fêter ses cinquante ans, a demandé à vingt écrivains de la maison de produire un court texte. Jacques Allard dirige ce collectif fort séduisant. Il faut s’y attarder parce que ce genre d’anniversaire arrive peu souvent au Québec. Bien des maisons qui atteignent ce chiffre magique n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient au début, ayant renié l’élan du départ.
 Gilles Marcotte et Guy Rocher esquissent le profil du fondateur Claude Hurtubise. Des débuts modestes, des ambitions, des faits cocasses qui ne manquent pas d’arriver quand on fait métier de donner corps aux rêves. Des décisions qui prennent une autre importance avec le recul et qui peuvent vous hanter.
«Jacques Ferron apporta à Claude Hurtubise le manuscrit de son grand roman  Le ciel de Québec. Claude et moi le lûmes en riant, mais Jean Le Moyne fit une belle colère en parcourant dans ce roman les propos fort peu aimables de l’auteur à propos de Saint-Denys Garneau et une description étonnamment fidèle, trop fidèle, indiscrète, d’un de ses propres voyages à Sainte-Catherine-de-Fossambault. (Où diable Ferron avait-il trouvé ça ?) La colère de l’auteur de Convergences fut dramatique à souhait, et nous ne discutâmes pas longtemps, en fait nous ne discutâmes pas du tout et Le ciel de Québec s’en alla chez Jacques Hébert aux Éditions du Jour.»  (p.22)
Quel éditeur n’a pas échappé le livre qui a mobilisé la critique et les lecteurs. Le plus célèbre des cas demeure peut-être Pierre Tisseyre qui refusa «L’avalée des avalés» de Réjean Ducharme.
Le contraire est vrai aussi. L’éditeur peut découvrir une voix, un auteur qui se démarque. André Vanasse aborde le sujet en racontant sa rencontre avec Christian Mistral, un écrivain au talent immense.

Fiction

Si le collectif fait voyager dans l’enfance avec Marie-Christine Bernard et Louise Portal, on peut aussi plonger dans le merveilleux ou vivre les angoisses de l’auteur pendant un salon du livre.
À signaler  «Nibimatisiwin»  de Michel Noël, un texte qui rend hommage aux hommes et aux femmes qui arpentaient le continent américain avant l’écriture. Les mots ont permis à cet écrivain de se réconcilier avec ses origines et de les faire revivre par les contes et les romans.
«En écrivant pour les enfants, j’ai enfin pu atteindre l’objectif que je m’étais fixé : faire connaître les immenses richesses des cultures amérindiennes et la contribution généreuse et incommensurable de mes ancêtres à faire de ce pays ce qu’il est aujourd’hui.» (p.66)
Une belle manière de présenter la maison d’édition par ce qui en constitue l’oxygène: les textes. Une façon aussi de faire se croiser des générations d’écrivains qui témoignent de la longévité des Éditions Hurtubise HMH. Une présentation soignée, des textes diversifiés et souvent étonnants.

«Histoires de livres», sous la direction de Jacques Allard, est paru aux Éditions Hurtubise.

La pire façon d’évoquer son enfance

Line Mc Murray s’attarde, dans «Sacacomie», à l’enfance où tout se décide, dit-on. Ces années qui forgent la personnalité de l’individu et sa façon de voir le monde.
Madame Mc Murray a connu une enfance heureuse en Mauricie, près de Saint-Alexis-des-Monts, dans une pourvoirie qui accueillait les pêcheurs. Des Québécois surtout et des Américains.
Tous les enfants ont «un paradis perdu» et plusieurs écrivains tentent de le réinventer par l’écriture. Michel Tremblay a écrit des milliers de pages sur le Plateau Mont-Royal et que dire de Victor-Lévy Beaulieu et le pays de Trois-Pistoles.
Line Mc Murray possède le lac Sacacomie. On y pêchait la truite et il était facile d’y surprendre l’ours et l’orignal, d’entendre de vrais loups. La vie en forêt avec ses mystères et ses dangers. L’idée est fort sympathique et certains écrivains ont réussi des petits bijoux dans ce genre d’entreprise. Je pense à «Ces enfants de ma vie» de Gabrielle Roy ou encore à «Une enfance magogoise» de Daniel Gagnon.

Pire façon

Line Mc Murray s’y prend de la pire des façons pour évoquer le monde de son enfance. Elle adopte un faux langage de petite fille qui agace très rapidement. Un récit redondant, mal ficelé, idyllique à souhait qui masque les drames qui ont secoué la famille. Un mélange d’épithètes et d’humour qui tombe presque toujours à plat. Parce que drame il y a quand elle évoque dans un bout de phrase les dépressions de son père et ses plongées dans l’alcool. On peut comprendre sa pudeur à remuer les côtés moins reluisants de la famille, mais quand on s’aventure dans un récit, il faut le courage d’ouvrir tous les placards.
L’écrivaine virevolte sur des soupirs, des amourettes, des anecdotes sans importance. Du superlatif, des tentatives de jeux de mots et des niaiseries. La petite fille qu’elle n’est plus ne convainc personne.
«J’ignore la différence entre la fysique et la filosophie (j’ai éliminé volontairement le ph de ces mots, car j’ai tendance à les associer au ph de mon shampoing). Moi, je ne connais que ma famille, mon lac, mes arbres, mes animaux, et tout cela me semble réel. Filosophiquement et fysiquement parlant. Je sais du moins que l’espace est grand et plein de replis montagneux, et que dans ces replis, il y a plein de choses à deviner, par exemple ce à quoi les orignaux ou les ours occupent leur temps.» (p.172)
Une enfance qui «semble réelle», des récits qui ne peuvent intéresser que ses proches et encore. On le sait, les bonnes intentions n’ont rien à voir avec la littérature.

«Sacacomie» de Line Mc Murray est publié aux Éditions Québec Amérique.

Dany Laferrière raconte le drame d'Haïti

Le 12 janvier 2010, la terre tremblait en Haïti, faisant des centaines de milliers de morts. En quelques secondes, ce pays retournait à l’âge de pierre.
Dany Laferrière était à Port-au-Prince. Dans «Tout bouge autour de moi», il raconte la peur, la crainte du pire pendant cette catastrophe.
«La terre s’est mise à onduler comme une feuille de papier que le vent emporte. Bruits sourds des immeubles en train de s’agenouiller. Ils n’explosent pas. Ils implosent, emprisonnant les gens dans leur ventre. Soudain, on voit s’élever dans le ciel d’après-midi un nuage de poussière. Comme si un dynamiteur professionnel avait reçu la commande expresse de détruire une ville entière sans encombrer les rues afin que les gens puissent circuler.» (p.19)
Pas d’électricité, de téléphone et Internet reste muet. Que les étoiles dans le ciel. Et puis l’aube après une nuit interminable. La mère et la sœur de l’écrivain sont sauves, son neveu aussi.
Dany Laferrière part dans les rues, rencontre des hommes et des femmes. Tous sont calmes malgré le chaos, la crainte que tout recommence. Ils sont vivants et la vie est précieuse quand la mort est partout.

Ruines

Les médias ont montré les ruines et les morts alignés dans les rues, les victimes sous les débris. Les images frappent au cœur et au cerveau. Dany Laferrière, sous les conseils d’amis, rentre au Canada. Le lauréat du prix Médicis avec «L’énigme du retour» devient la voix de son pays. Il raconte son expérience, le courage de son peuple. Il le fait au Québec, aux États-Unis et en Europe. Partout il écrit frénétiquement pour exorciser le malheur peut-être. Souvent l’écrivain n’arrive à saisir la réalité qu’en se collant aux mots et aux phrases. «J’écris ici pour ceux qui n’écrivent pas», dit-il.
Des images reviennent jour et nuit à la télévision, des scènes d’horreur, les morts, les survivants qui demandent de l’aide. Les caméras cherchent les pillages qui n’arrivent pas. Laferrière ne peut se détacher du petit écran. Ces scènes deviennent plus obsédantes que la réalité qu’il a vécue. Il sait que son peuple a soif et faim. Tous errent dans les rues. Tout ce qui faisait la vie avant a été balayé.

Recul

L’écrivain tente de prendre du recul. Que peut être l’avenir de ce peuple d’artistes, de peintres et de poètes? Il emprunte des pistes, mais les moments qui ont bouleversé sa vie ne le lâchent pas.
«Mais pendant dix secondes, ces terribles dix secondes, j’ai perdu tout ce que j’avais si péniblement appris tout au long de ma vie. Le vernis de la civilisation qu’on m’a inculqué est parti en poussière. Comme cette ville où j’étais. Tout cela a duré dix secondes. Est-ce le poids réel de la civilisation ? Pendant dix secondes, j’étais un arbre, une pierre, un nuage ou le séisme lui-même. Ce qui est sûr, c’est que je n’étais plus le produit d’une culture. J’étais dans le cosmos. Les plus précieuses secondes de ma vie.»  (p.141)
La bousculade des médias s’est déplacée vers une autre catastrophe. Heureusement, il reste les mots de Dany Laferrière pour nous rappeler le drame d’Haïti, ce peuple qui a vu l’avenir s’écrouler en quelques secondes. Un témoignage nécessaire.

«Tout bouge autour de moi» de Dany Laferrière est paru aux Éditions Mémoire d’encrier.

dimanche 12 décembre 2010

Michel Vézina réinvente le pays du Québec

Le lecteur doit imaginer qu’il plonge dans les années 2050 en ouvrant «Zone 5» de Michel Vézina. La Belle province est un état libre et indépendant pour le meilleur et le pire. Le nouveau pays possède de l’eau en abondance, une ressource de plus en plus rare sur la planète. Les États-Unis vivent le régime sec et demeurent une menace pour la petite contrée du nord. Les mines d’uranium suscitent aussi pas mal de convoitise.
Le gouvernement a décidé de fermer les régions. Ces espaces peu habités ne sont pas rentables économiquement. Subsiste quelques villes ici et là. Rimouski, sous une cloche de verre, bénéficie d’un climat tropical. Sept-Îles connaît un développement foudroyant à cause des mines. Le Saguenay-Lac-Saint-Jean est peut-être retourné à l’âge des fourrures et les castors aiguisent leurs dents inutilement devant des forêts rasées depuis belles lurettes.
À Montréal, les riches vivent avec les riches, les pauvres avec les pauvres. Il est possible de passer d’un secteur à l’autre en montrant patte blanche.
«C’est vers 2017 que les premières guérites seront érigées entre les quartiers d’Outremont et du Mille-End, puis aux entrées, un peu plus tard la même année, des autres quartiers chics de Montréal. Petit à petit, la ville, puis la région métropolitaine a complet, seront divisées en quatre catégories de zones distinctes…» (p.13)
On retourne à ces villes fortifiées qui prenaient l’allure d’un coffre-fort quand tombait la nuit au Moyen-Âge.

Contestation

Des expropriés, des déportés qui n’arrivent pas à se faire à la vie citadine, retournent vivre dans les régions. Ils doivent se faire discrets dans les ruines des anciens villages pour échapper aux patrouilles de l’armée québécoise qui ne fait pas de quartier. Ils sont emprisonnés s’ils sont découverts dans les zones interdites, passés le plus souvent par les armes.
À Blanc-Sablon, dans l’ancien village de la Côte-Nord, Élise, Jappy, Ender vivent dans la clandestinité, survivent en menant des expéditions de piratage dans le golfe Saint-Laurent pour trouver des denrées et des produits qui manquent.
Les rapines prennent de plus en plus d’importance. Les commandos arraisonnent des navires et coulent des pétroliers. Ces manœuvres deviennent inquiétantes pour les autorités qui ne peuvent tolérer pareil brigandage.
Les insurgés créent une coalition des squatters et tentent de provoquer la révolution. L’attaque d’un bateau de croisière tourne au désastre. Tous sont tués ou à peu près. Jappy est fait prisonnier et transporté à Montréal. Des conditions de détention inhumaines, des tortures, tout ce que l’on peut imaginer. Heureusement, il réussit à s’évader. Il ne manque pas de ressources ce pirate.
«Il affiche un sourire content même lorsque je l’accroche et l’attire vers moi, il sourit encore avant de se rendre compte qu’il est déjà en train de mourir. Même technique que pour le gardien. D’une efficacité redoutable. Trente secondes plus tard, je poursuis ma route, travesti sous ses vêtements,  son argent dans les poches, son attaché-case au bout du bras. Dans le creux de ma main, son œil droit. Ça passe comme dans du beurre.» (p.151)
Une violence qui peut faire sourciller.

Retour

Le corsaire trouve refuge à Rimouski, survit avec l’aide des résistants qui ont échappé au massacre et à la répression.
Il finit par retrouver Élise et son fils après bien des péripéties. Plus rien ne peut être pareil à Blanc-Sablon. La discorde s’installe. Tout est en place pour une suite. Une entreprise que poursuivent à la fois Laurent Chabin et Benoit Bouthillette dans leurs propres ouvrages. Une véritable saga.
C’est vivant, habile et plein de rebondissements. Tellement qu’il m’a donné envie de plonger dans ses romans précédents, particulièrement dans «Élise» ou «Sur les rives» pour en savoir plus de ces personnages qui échappent à la banalité.
Cette forme romanesque permet plein de clins d’œil, des projections et démontre l’absurdité de certaines décisions des gouvernements de maintenant. Un univers dur, sans pitié, parfois difficile à tolérer, mais le genre veut cela. Michel Vézina s’amuse et le lecteur suit sans une hésitation. Une belle manière de réinventer le Québec à partir de ses travers et ses forces.

«Zone 5» de Michel Vézina est publié aux Éditions Coups de Tête.

dimanche 5 décembre 2010

Émilie Andrewes ne cesse d’étonner

Émilie Andrewes, dans « Les mouches pauvres d’Ésope » et « Eldon d’or », déroutait le lecteur qui aime retrouver un univers familier quand il suit la démarche d’un écrivain.
Avec « Les cages humaines », l’écrivaine désoriente complètement le familier, le plongeant dans Hong-Kong. Cette ville dont le nom signifie littéralement « port aux parfums » demeure une énigme pour les étrangers. On y trouve un mélange de modernisme et de traditions, une densité de population difficile à imaginer avec plus de sept millions d’habitants. Tous vivent dans des appartements réduits, la pollution et le bruit qui ne se calme jamais.
Lian effectue un travail routinier et peu valorisant. Il fait de la sollicitation téléphonique et s’y livre avec frénésie. Il est un peu dépendant du jeu et partage un appartement avec Fushi, un homosexuel qui a du mal à accepter sa sexualité. Travail, cafés, jeux et visites dans les maisons closes occupent les deux amis. Rien de particulièrement attrayant.

Jeu virtuel

Lian devient rapidement obsédé par un jeu virtuel où une fille se déshabille. Il faut payer pour qu’elle enlève une pièce de ses vêtements, mais jamais il n’arrive à la voir nue. Cette femme semble vivante et devient une véritable hantise.
« Son visage flou a envahi l’écran au complet. Elle avait un visage humain. Un magnifique visage humain. Et j’ai entendu sa voix. Je pouvais presque sentir la douceur de sa peau. Je l’ai entendu parler à quelqu’un, un homme je crois, puis elle s’en est allée, contrariée. J’ai l’impression que ce n’est pas une femme qui est représentée. C’est un millier de femmes. Une usine à femmes. L’usine de destruction des anges. La loi de l’enfant unique. Tous ces bébés de sexe féminin, noyés dans la cuvette, égorgés, abandonnés… Ils sont là. » (p.25)
Le joueur y laisse pratiquement son salaire hebdomadaire. Il a besoin de plus d’argent et il tente de séduire la chance avec les oiseaux. Ces volatiles, dans la tradition chinoise, attirent la fortune quand on trouve l’espèce qui convient.
Dans ses visites dans les maisons particulières, il rencontre Mei, une femme aux cheveux blonds. C’est plutôt rare pour une Chinoise. Il devient amoureux de cette danseuse qui flirte avec la prostitution dès le premier regard. Elle est aussi poursuivie par un médecin canadien qui séjourne à Hong-Kong. Il ne la lâche pas.

La chance

Mei est une fille évanescente, une image qui se dérobe sans cesse. On apprend qu’elle est violoniste. Pourquoi cette plongée dans un monde sordide quand elle a une vie plutôt bien, des parents aimants ? La jeune femme veut retrouver sa virginité par une opération chirurgicale qui s’effectue à Montréal. Ce métier de danseuse est la seule façon d’amasser de l’argent. Jouer du violon aussi pour remporter des concours. Elle s’y livre avec frénésie.
Lian et Mei se retrouveront à Montréal à la fin de l’aventure, exploitant un dépanneur.
Si le lecteur hésite un peu au début, il s’attache rapidement à ces personnages qui donnent du poids à leur vie, finissent par accepter leurs travers. Fushi vivra plus librement son homosexualité et Mei connaît le grand amour avec Lian. Oui, l’amour triomphe chez Émilie Andrewes.
« Mei danse pour Lian. Elle danse incroyablement bien. De ses hanches à ses seins, il voit des courbes profondes à la puissante destinée. Le garçon lui donne beaucoup d’argent. Tout son argent. Quand elle dit qu’elle danserait gratuitement pour lui, ailleurs, à un autre moment, il dit « non, non, non » en riant, ce qui rend Mei triste. » (p.105)
L’univers de ce roman est souvent dur, mais aussi plein de tendresse et de moments magiques. À Hong-Kong tout s’achète, même la virginité. Des personnages obsédés jusqu’à un certain point qui confient leur destin à un oiseau, s’abandonnent à la musique et aux parfums qui enivrent.   
Une fable où les pulsions et les désirs font foi de tout. Il suffit de s’abandonner à cette écriture toute simple et envoûtante. Émilie Andrewes réussit là où plusieurs auraient trébuché. L’amour est possible en autant que l’on brise les barreaux de sa cage et que l’on fait confiance à l’avenir. Tout arrive alors.

« Les cages humaines » d’Émilie Andrewes est publié aux Éditions XYZ.

dimanche 28 novembre 2010

Dernier tout de piste pour Arlette Fortin

L’émotion est grande quand on se penche sur Clara Tremblay chesseldéenne d’Arlette Fortin. L’écrivaine décédait quelques mois après avoir terminé ce manuscrit, en août 2009.
La mort est venue mettre un point final à une carrière beaucoup trop courte. Une vieille dame navigue dans ses quatre-vingt-treize ans et vient d’emménager dans un CHLD. Sa famille lui a un peu forcé la main, il faut dire. Si elle possède toute sa lucidité, le corps lui connaît des ratés. Le temps est sans pitié. Clara a eu quinze enfants, vivant des joies et de grands malheurs. La mort de son fils Bruno, assassiné à coups de couteau, reste un moment qui la bouleverse encore, des années plus tard.
«Quand on a le corps en perdition comme je l’ai, les histoires se mélangent dans nos têtes. La vie tout autant que la mort s’emmêlent de nœuds pas défaisables.» (p.14)
Clara, qui a toujours été fière et indépendante, se retrouve dans un milieu où tous doivent faire face à l’inévitable. Elle garde la tête haute, s’occupe de ses voisines.
«Non, mais réalises-tu, ma pauvre enfant du bon Dieu, réalises-tu qu’avant d’être placée, j’mangeais en la présence de qui j’voulais sans devoir rendre de compte à personne. Pis quand j’avais envie de manger toute seule, j’mangeais toute seule.» (p.42)
C’est peut-être cela le pire. La perte de son intimité, de la direction de sa vie. Dans un CHLD, tout est organisé. Les bénéficiaires comme on dit ne décident de rien, perdant le volant de leur vie.

Dernier séjour

La confusion, les pertes de mémoire, l’incontinence et la solitude sont le quotidien de tous. Clara partage une chambre avec une vieille dame.
Elle est chanceuse malgré tout parce que sa fille Julienne lui rend visite une fois par semaine, faisant le voyage depuis son lointain Chicoutimi jusqu’à Québec.
«Parce que nous autres aussi on est du vrai monde. Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde  presque fini, mais du vrai monde.» (p.24)
Clara lutte pour la dignité et le respect. C’est tout ce qu’elle peut revendiquer quand la vie ne tient qu’à un fil, quand le bonheur s’accroche à un sourire ou à un léger attouchement. La considération dans un établissement où le personnel est débordé et qu’il ne peut leur consacrer que quelques minutes par jour est un grand bonheur.
«Y s’est passé ça pis y s’est passé aussi une très belle conversation avec la garde qui m’a aidée à me coucher. C’est bien pour dire qu’entre rien faire pour notre bien-être ou faire des presque riens de rien du tout, ça fait une différence très appréciable. Une grosse différence parce que c’est là, précisément dans cette différence-là, que la vie se reconnaît comme étant présente à soi pis aux autres. C’est pour ça que j’arrête pas de me chercher des petites activités de rien du tout.» (p.38)

Témoignage

Un témoignage incisif, une description minutieuse de la vieillesse, des lieux où des gens frappés par la maladie attendent le dernier virage. Clara voudrait bien bousculer les choses, avoir sa chambre et un peu d’intimité, organiser une sorte de campagne pour la dignité de ces humains qui sont trahis par l’âge. Elle n’y arrivera pas, perdant le contrôle de son corps. Alors tout devient impossible. La femme vive et indépendante vivra son dernier jour en chesseldéenne bien malgré elle. Juste exister devient une entreprise qui avale toutes ses forces.
Un récit bouleversant, une langue vigoureuse, tout près de l’oralité, qui va directement au sujet. Arlette Fortin savait certainement qu’elle écrivait là son dernier ouvrage. Elle jette un regard sans complaisance sur le vieillissement, une étape de la vie qu’elle n’aura malheureusement pas le droit d’explorer. Un sujet que la littérature ne fréquente guère et que l’on refuse souvent de voir. Un propos d’actualité avec les campagnes qui veulent sensibiliser la population aux mauvais traitements que subissent plusieurs aînés dans leur quotidien. 
Rappelons qu’Arlette Fortin, une jonquiéroise d’origine, a remporté le prix Robert-Cliche en 2001 avec «C’est la faute au bonheur».

«Clara Tremblay, chesseldéenne», d’Arlette Fortin est publié aux Éditions de La Bagnole.

dimanche 21 novembre 2010

Vincent Thibault poursuit son exploration

Ceux qui ont savouré «Les mémoires du Docteur Wilkinson» seront peut-être déboussolés par  La pureté» de Vincent Thibault. Cet écrivain a l’art de dérouter le lecteur et de surprendre à chacune de ses publications.
Dix nouvelles pour nous plonger dans un univers feutré où les éléments physiques de la campagne ou de la ville sont des agissants, accompagnant ou révélant le personnage qui vit un bouleversement intérieur.
«C’est alors que quelque chose de magique se produisit. Oui, vraiment, quelque chose de surnaturel. Lorsqu’il avisa l’horloge, un peu pour se détendre les yeux, il constata que deux heures étaient passées. Comme si, à son insu, le temps avait été réduit en charpie et les minutes immédiatement dispersées par la tempête.» (p.19)
Un pas de côté et le personnage bascule dans la marge, un univers connu et en même temps étrange. Il est aspiré hors de la course qui entraîne tout le monde entre deux périodes de sommeil. Il suffit de quelques heures ou d’un bouquet de secondes et tout se défait comme du verre qui éclate en mille morceaux.
«J’étais aveuglé, et quelque part au loin, j’entendais la voix de Naomi. J’eus le sentiment étrange d’avoir une décision à prendre, d’être à un point de non-retour. Je restai immobile sur le seuil de la porte. Je fermai les yeux dans la blancheur et inspirai à pleins poumons. J’avançai vers l’inconnu.» (p.86)
Partout, tout le temps, le personnage fait face à ce seuil. Il doit choisir. Avancer ou revenir sur ses pas. L’illumination ou l’aveuglement entraîne le narrateur dans une autre dimension. La conscience se déverrouille et change totalement la vie. Chez Thibault, il y a le concret, mais aussi cette réalité que l’on touche par la conscience et la méditation. Ces deux aspects de la vie sont souvent indissociables. Il suffit de s’ajuster pour voir réellement, sentir la pulsion qui anime l’univers.

Orientaux

Les narrateurs de «La pureté» sont d’origine orientale. Ils vivent au Québec ou ailleurs, suivent un fil qui guide leur vie. Un éblouissement les pousse vers un trop plein, une joie qui marquera leur existence. Cette rencontre se produit lors d’un événement anodin ou spectaculaire.
Un jeune moine, lors de sa promenade quotidienne dans un parc, passe sous un arbre où un pendu oscille. Un garçon de son âge. Le monde vibrant qui le nourrit et l’éblouit est aussi le lieu de la mort et du désespoir. Qu’est-ce qui révèle l’être? Le bonheur ou la catastrophe? Qu’est-ce qui touche l’âme? Chaque jour contient la joie et son contraire. Tout peut blesser ou permettre de passer dans la « vraie » réalité.
«La méditation n’a rien d’une échappatoire. On ne cherche pas à fuir la réalité, il s’agit plutôt de regarder les choses en face, d’apprendre à les voir telles qu’elles sont. C’est un processus d’ouverture continuelle, de lucide acceptation de la réalité. Et cette réalité peut être comprise grâce aux enseignements sur l’interdépendance.» (p.118)

Douceur

Tout est douceur dans ces textes concis, malgré les obsessions, les folies, les étourdissements dont la vie est friande. Pour être réellement, il suffit de s’arrêter et de fuir le flou, de se mettre un peu en retrait pour vivre autre chose, connaître une véritable expérience.
Des textes étranges parfois comme «Le grain noir» qui se transforme en une hantise destructrice. Ou le contraire, la méditation dans «Le promeneur» qui donne une plus grande conscience du monde.
«Il m’apparut ce jour-là qu’une part de la souffrance du monde provient de notre façon tronquée d’appréhender la réalité, discriminant confusément entre continuité et changement. Il s’avère pourtant que ces promenades n’étaient ni identiques, ni différentes.» (p.132)
Vincent Thibault fait ici un autre pas dans une carrière d’écrivain qui ne suit aucun sentier connu. Sa voix demeure intrigante et souvent déroutante. Il réussit ce parcours avec beaucoup de justesse et de talent. Un écrivain original qui tente par bien des façons de donner un sens à la vie. L’écriture peut servir aussi à cela. 

«La pureté» de Vincent Thibault est publié aux Éditions du Septentrion. 
http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/Livre.asp?id=3027

dimanche 14 novembre 2010

Jean-Claude Germain raconte la bohème des années 60

Jean-Claude Germain continue son travail de mémorialiste. Dans «La femme nue habillait la nuit», il retrouve la bohème de sa jeunesse, ces années qui allaient mener le Québec à la Révolution tranquille.
Ce conteur intarissable nous entraîne dans les lieux mythiques de Montréal, les bistrots, les librairies et des lieux plus ou moins fréquentables. Des personnages connus défilent, ceux qui ont marqué leur temps et dont on se souvient. D’autres ont été emportés dans l’oubli pour le meilleur ou le pire. Claude Gauvreau, Patrick Straram, Tex Lecor, Henri Tranquille et bien d’autres secouaient les diktats du clergé alors.
«Au milieu des années 1960, la bohème tenait salon au Bistrot, rue de La Montagne, à quelques pas de Chez Bourgetel. L’endroit, habituellement bondé à ne pas pouvoir bouger, se vantait de posséder le premier zinc parisien authentique. Martino, qu’on n’avait pas vu depuis des années, ressemblait maintenant à un fantôme fraîchement rescapé du pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud.» (p.17)

Époque

Une société ne se transforme pas en claquant des doigts. Il faut du temps, des précurseurs, des contestataires pour faire évoluer la pensée et les moeurs d’une population. Jean-Claude Germain a connu ces années où tous fonçaient avec un enthousiasme contagieux vers «l’âge d’or du Québec», ces années 70 qui allait tout bouleverser. La Révolution tranquille, bien sûr, mais aussi la Crise d’Octobre et la Loi des mesures de guerre.
Les écrivains, les photographes, les peintres, les comédiens et les musiciens menaient la marche et tentaient de secouer des façons de faire et de voir.
«La révolution a commencé par l’œil et sa modernité était dans le regard. Pour transformer le monde, il fallait d’abord le voir autrement. Il fallait casser sa représentation et libérer les formes et les couleurs pour la reconstruire. La seule vérité était celle de l’œil qui regardait. Einstein n’en pensait pas moins.» (p.20)
Un milieu effervescent, trépidant qui bouscule tout et fonce sans trop savoir quelle direction prendre.
Les cinéastes joueront alors un grand rôle. Gilles Groulx, Pierre Perreault et Arthur Lamothe se tournent vers le Québec et le scrutent comme jamais il ne l’a été. Gilles Carles n’était pas loin. Cela donnera les films de Perreault sur l’île aux Coudres et l’Abitibi qui marqueront l’imaginaire québécois tout comme les films de Lamothe qui s’est attardé auprès des autochtones.
Les signataires du Refus global trouvaient de plus en plus de disciples.

Témoignage

Jean-Claude Germain était étudiant quand il a découvert la magie des librairies et le cinéma. Des passions qu’il gardera toute sa vie. Des lectures, des spectacles et des films qui changent sa vie. Il nous pousse dans ces hauts lieux du livre où le clergé dirigeait les bonnes lectures et vouait certains écrivains aux flammes de l’enfer. Henri Tranquille aimait les livres défendus et il se faisait un devoir de les faire lire discrètement. Comment oublier la librairie Déom, rue Saint-Denis et certaines institutions anglophones qui ont joué un rôle particulier dans la vie intellectuelle de cette époque. Des temples tenus par des originaux par toujours facile d’accès.
Germain entraîne le lecteur dans des endroits où les mécréants risquaient de perdre leur âme. Dans ces lieux enfumés, certaines femmes se déshabillaient quand elles ne faisaient pas l’inverse. Lili Saint-Cyr a échappé aux lois de la moralité en se rhabillant sur scène. Des endroits que les contestataires fréquentaient et animaient.
«J’appartiens à une génération qui a salué la progression inexorable de la liberté dans chaque nouvel allégement du vêtement féminin. Chaque lisière de nudité libérée par les grands couturiers nous rapprochait du grand dépouillement. Dans les films, chaque bain de mousse, chaque douche derrière un rideau de moins en moins opaque, chaque tétin furtivement dévoilé, chaque chemise détrempée, qui collait au corps comme une deuxième peau, comptaient pour autant de victoires sur le front de la censure.» (p.117)
Une décennie brossée à grands traits, une période d’ébullition qui remettait tout en question. Les vérités immuables s’effritaient et les portes du Québec moderne s’ouvraient. Jean-Claude Germain témoigne avec humour d’un moment fascinant où tout était possible. L’envers de maintenant où tout semble avoir été expérimenté.

«La femme nue habillait la nuit» de Jean-Claude Germain est paru aux Éditions Hurtubise.

dimanche 7 novembre 2010

Louis Hamelin plonge dans la crise d’octobre

 «La constellation du lynx» de Louis Hamelin est un ouvrage impressionnant avec ses 600 pages, ses multiples personnages. Une immersion totale dans les années 70 et les événements d’octobre. Des moments qui ont marqué l’histoire du Québec contemporain. Cette balafre difficile à ignorer, ce «trou de mémoire collectif en forme de mise à mort», peu de littérateurs ont osé l’explorer.
Les Québécois se souviennent plus ou moins des événements d’octobre. L’enlèvement de James Richard Cross, diplomate britannique à Montréal et du ministre du Travail de l’époque ne doit certainement pas dire beaucoup de chose à ceux qui ont moins de trente ans. Pierre Laporte mourrait dans des circonstances nébuleuses tandis que James Richard Cross était libéré par ses ravisseurs qui prenaient la direction de Cuba.
Il ne faut pas croire que le Québec était alors un cas sur la planète Terre. Ces événements tragiques s’inscrivaient dans un grand mouvement de contestation qui toucha l’Amérique et l’Europe. En France, en Italie et en Allemagne des groupes prônaient l’usage de la force et de la violence pour atteindre leur but. Au Québec, cela prenait la couleur de la libération nationale par la souveraineté.

Événements

Louis Hamelin avait onze ans quand les soldats de l’armée canadienne ont envahi Montréal et quelques villes du Québec. Ottawa entrait en guerre contre les membres du FLQ. La Belle province devenait territoire occupé. Hommes, femmes, écrivains, poètes et militants étaient incarcérés manu militari. Aucune explication nécessaire. La loi spéciale permettait d’arrêter n’importe qui, n’importe quand. J’ai même eu droit à une visite de la police à Montréal.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur ces événements. Mémoires, récits par des membres du FLQ, témoignages et aussi des silences qui font surgir plus de questions que de réponses.
Le romancier tente de reconstituer le puzzle et de suivre la démarche des révolutionnaires, met en scène des hommes et des femmes qui s’activaient dans le mouvement clandestin et cherchaient à libérer le Québec du Canada, à mettre fin à l’exploitation par l’instauration du socialisme. Certains personnages enquêtent, tentent de débusquer la vérité et fouinent un peu partout sans pour autant tomber sur les bonnes réponses.
Le lecteur doit faire preuve de patience avant d’être emporté par ce thriller. Les intervenants se multiplient et il est difficile de comprendre où l’écrivain veut nous entraîner. Il faut une bonne centaine de pages avant de se sentir à l’aise et de renoncer à coller la fiction sur l’histoire. Nous avons tous le réflexe de prendre «La constellation du lynx» au premier degré, de croire qu’il s’agit d’une reconstitution exacte des événements. Bien sûr on reconnaît certains personnages, mais ce n’est pas là le but de l’aventure.

Infiltration

Il semble bien que les membres du Front de libération du Québec étaient connus de la police et leurs déplacements suivis à la seconde près. La maison du 140 de la rue Collins, où le ministre Laporte a été détenu, était truffée de micros. Les policiers savaient tout ce qui se tramait. Même que la maison voisine aurait été occupée par les forces policières. Pourquoi ils ne sont pas intervenus, mystère.
Le romancier va plus loin. Les groupes felquistes, selon lui, étaient infiltrés et manipulés jusqu’à un certain point par les forces de l’ordre. On pourrait croire que les services secrets tiraient les ficelles. Pourquoi les autorités auraient agi ainsi? Pour casser toute idée de révolte, pour briser les reins du mouvement souverainiste? Pareilles hypothèses donnent des frissons dans le dos. Un tel machiavélisme est à peine imaginable dans une société démocratique.

Roman policier

Il est rare que notre littérature s’aventure sur ces terrains minés. Peu d’écrivains ont l’audace de s’attaquer aux problèmes sociaux et politiques. Pourtant, l’actualité est souvent plus étonnante que la plus folle des fictions.
Une véritable aventure, un roman touffu et nécessaire. Une page d’histoire qui reste nébuleuse malgré tous les efforts de l’écrivain. Ce n’est qu’à la toute fin que le puzzle tombe en place et que le lecteur comprend à peu près ce qui est arrivé. «La constellation du lynx» ne ferme pas définitivement le dossier du FLQ, mais il pose les bonnes questions. Le défi était immense et Louis Hamelin le relève avec brio. À lire absolument pour mieux comprendre un moment important de notre histoire. Une fresque fascinante.

«La constellation du lynx» de Louis Hamelin est paru aux Éditions du Boréal. 

dimanche 31 octobre 2010

Nicolas Tremblay mélange le réel et la fiction


«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay regroupe des nouvelles parues dans «XYZ, la revue de la nouvelle» au fil des ans. Une publication dont il assume la direction littéraire depuis quelques années.
Dix-huit textes, trois sections coiffées de titres évocateurs : Apocalypse, Anticipation et Actualités.
Deux textes couvrent le premier volet. Dans l’un, la  mort est présentée en direct sur une scène. Dans l’autre, une naissance a lieu sur un écran de téléviseur. La mort, la vie, les grands moments de l’existence, se déroulent dans l’indifférence. La vie ou la mort sont désormais un spectacle qui ne suscite aucune réaction. Le ton est donné.
Le monde de Nicolas Tremblay s’effrite. Tout est sale, délabré et ruines. L’écran du téléviseur a tout envahi et ligote les personnages.

Communications

Les outils de communication se multiplient. Les gens utilisent une foule de gadgets qui ne cessent de muter. Le téléphone portable possède une caméra et peut décupler les contacts, diffuser des messages à des milliers de personnes. Cette calamité bouscule le quotidien et hante les lieux publics. Il est fréquent maintenant d’entendre des conversations intimes dans les autobus, les restaurants ou la rue. Nous pouvons vivre l’histoire d’amour d’un parfait inconnu ou encore une rupture en direct. Avec les canaux d’information, l’événement se déroule devant le téléspectateur. Bien plus, il est possible d’intervenir en fournissant des photos ou encore des témoignages. Les télédiffuseurs utilisent de plus en plus les vidéos de ces témoins. On l’a vu lors de la fusillade au collège Dawson. Ainsi le public devient le privé et l’inverse est aussi vrai.
Que dire de ces jeunes qui ont filmé un viol collectif pour le diffuser partout sur la planète. La victime a pu voir son viol et le revivre. Votre vécu vous échappe de plus en plus et tous peuvent capter des «séquences de votre vie». Un événement privé peut facilement devenir public. Il faut aussi parler de dépendance.

Saut en avant

Nicolas Tremblay va plus loin. Le téléspectateur se branche à l’émetteur et les images passent par son cerveau avant de surgir sur l’écran. Des fiches s’enfoncent dans les épaules et le sujet perd la maîtrise de ses pensées et il est totalement dominé par l’appareil. Il se vide de sa pensée et n’a plus de réaction.
Ces machines se nourrissent des influx nerveux de l’homme ou de la femme, parasitent le corps et l’esprit. Le sujet dérive dans une cinquième dimension. La société peut s’écrouler, la vie est ailleurs. Plus besoin de l’autre depuis l’invention de la machine à orgasmer pour les femmes. Jouissance assurée et l’homme aux érections incertaines et variables est désuet.
Tremblay pousse à son paroxysme tout ce qui fait courir notre société dans la troisième partie de son recueil. La frontière entre le privé et le public s’effrite. Il met en scène des journalistes, des animateurs connus de la télévision, des vedettes qui font partie de notre quotidien. Patrice Roy, Patrice L’Écuyer, Bernard Derome et quelques autres deviennent les personnages de ses fictions.
«La boîte du nouvellier» m’a particulièrement interpellé. L’action se déroule au Salon du livre de Montréal. On y croise Monique La Rue, Gilles Archambault et Mathieu Bock-Côté qui pique une véritable crise de folie pendant l’entrevue, insultant tout le monde. Les agents doivent l’éloigner. Vrai ou faux? On ne sait plus. L’esprit est passé dans la boîte, le téléviseur ou l’ordinateur. La réalité a migré dans ces technologies qui contrôlent les cerveaux. Ce qui importe, ce sont les images qui forgent la nouvelle réalité, l’améliore, la défait et la module.
Tous sont les sujets et les objets de ce monde des communications. De plus en plus de gens se nourrissent de fantasmes et de rêves les plus fous à travers cette panoplie d’outils qui donnent l’illusion d’être en contact avec le monde.
Ce qui questionne dans l’ouvrage de Nicolas Tremblay, c’est l’utilisation de vrais personnages. Jusqu’où un écrivain peut aller? Peut-il utiliser des personnages connus? Un nouvellier peut-il s’approprier des vrais personnages et les faire agir dans ses fictions? Le droit à la vie personnelle, l’utilisation de son nom et de son identité sont en question ici. Particulièrement troublant.

«L’esprit en boîte» de Nicolas Tremblay est publié chez Lévesque Éditeur.