MARIE-HÉLÈNE POITRAS étonne avec ce septième ouvrage où j’ai eu l’impression de retrouver l’atmosphère des premiers romans de Sylvie Germain où la nature pousse les humains dans les plus folles passions. Pareils aux bêtes qui se plient aux saisons et répondent à l’appel des corps et de la vie. Des instincts, des réactions à la faim, au froid, à la chaleur, l’envoûtement qui aveugle et fait perdre la raison. Tous obéissent aux élans et aux pulsions que la sauvagerie des lieux exacerbe. Audrey Wilhelmy possède aussi cet art de nous coller à des personnages qui s’abandonnent à une forêt obsédante qui les porte et les transforme. Les humains, avec les bêtes, sont soumis à des forces qui peuvent les briser et les arracher à la vie policée des villes.
Marie Hélène Poitras nous entraîne dans la France profonde avec La désiderata, à Noirax, un village fictif, un monde qui s’ancre plus dans le passé que dans le maintenant. La famille Berthoumieux possède un vaste domaine en périphérie du chef-lieu depuis des générations. Tout y est un peu à l’abandon. La maison de la dernière épouse est fermée comme un musée que personne n’ose fréquenter par peur de soulever des questions et révéler un drame que nul ne veut revivre. Le père y règne, seul, en marge de la population en élevant des ânes.
Les femmes, ses favorites, n’ont jamais eu d’importance dans cet univers où le mâle impose ses désirs et régente tout. Elles sont là un temps, pour assouvir le corps, pour les enfants, les soins, les remèdes et les parfums. Un monde qui étouffe des secrets et ses drames.
Et si tout changeait et se mettait à respirer, si l’avenir y trouvait un nid. Le fils, parti au loin, revient et retrouve le père, des gestes et des réflexes, sa place pour ainsi dire dans le domaine. Et une jeune femme, Éliénor, que Bertrand fait venir pour redonner un élan à ses terres avec de nouvelles idées et d’autres cultures. L’espoir d’une passion, le temps de concevoir une statue pour une fontaine dans la cour. Un milieu hanté par les comptines qui dissimulent une cruauté terrible, un monde où les épouses et les enfants sont des proies que les grands prédateurs se partagent. Un univers de murmures, de souffles, de soupirs dans la nuit, avec le vent chasseur de fantasmes.
On entend une mélodie au loin, portée par une voix féminine. Un refrain allègre n’annonçant pas la brutalité du dernier couplet, qui tombera comme la lame d’une guillotine. La forêt tout autour est faite de mots, avec des secrets enterrés dans les espaces entre ceux-ci ou entortillés autour des racines. (p.9)
Des lieux marqués par le drame de ces femmes qui errent comme des fantômes sans jamais trouver la paix. Toutes disparues mystérieusement, éliminées parce que le maître les disait folles et dangereuses. Personne ne veut remuer ces histoires. Un silence complice recouvre tout, avec la poussière dans la maison des parfums. Bertrand, le dernier des seigneurs, a des ambitions politiques malgré son passé trouble et les rumeurs qui s’accrochent à ses vêtements. Mais on le croit riche et il a la renommée de sa famille qui traverse le temps et en impose aux villageois.
TORNADE
Éliénor bouscule tout le monde, particulièrement Bertrand qui compte bien en faire sa nouvelle favorite à qui il peut tout consentir avant de s’en défaire comme un chiffon. Et la présence de Jeanty laisse imaginer un avenir à la dynastie des Berthoumieux. Un fils hanté par sa mère et qui refoule des penchants que le père ne peut accepter. Son goût pour les déguisements féminins, sa bisexualité trouvera à s’exprimer avec la complicité d’Éliénor. Il se sent plus femme qu’homme et assume ce choix.
Il y a quelque chose d’insolite dans la forêt de Noirax. De la fonte des neiges à la chute des feuilles, toutes les espèces de champignons, d’herbes et de fleurs poussent en abondance sans tarir, indifférentes aux calendriers ou aux almanachs. Les animaux se reproduisent ici plus que n’importe où ailleurs. Les bosquets ruissellent des glaires animales et des semences mâles. L’air ondule subtilement, à la manière d’une nuque qui se dévoile, d’une chute de reins dont la cambrure s’accentue pour contenter un regard. Dans la forêt, le désir gonfle, boursoufle et se distend, de même que l’envie d’éclore et de procréer. (p.54)
Un paradis sauvage de pulsions qui font perdre la tête et plongent les humains dans les pires excès, surtout les soirs de fête. Un lieu où la nature respire comme un grand fauve qui tremble de concupiscence et de rage.
DRAME
Éliénor entraîne Jeanty et Bertrand dans la débauche, bouscule la bougresse, la servante qui a toujours tout accepté sans lever les yeux, ayant été la favorite du père à une époque. On mange, on fête, on boit, on se laisse aller à toutes les pulsions. Cette fille ne semble en avoir que pour le plaisir, les festins, les meilleurs vins, provoque tous les hommes avec sa robe cousue à l’envers. Elle envoûte Bertrand qui la suit comme un matou en chaleur.
Le conte bascule et les chasseurs deviennent les proies. Le chaperon rouge mène la danse et le méchant se fait traquer. Bertrand est frappé pendant une nuit d’ivresse dans la forêt, un moment qui relève de la sorcellerie. Il est griffé par une sorte de loup-garou et l’histoire s’écrit désormais à même la plaie qui suppute dans son dos. Il doit revivre son passé dans sa chair, ressentir la douleur des amantes qui se sont succédé dans son lit et qui ont payé de leurs corps. Il subit le cri de toutes les descendantes des Berthoumieux qui réclament justice.
Victoire, la bougresse, s’enferme dans le cabanon pour remettre le monde à l’endroit. La soumise, la silencieuse, celle qui faisait que le domaine demeurait un espace habitable, celle qui acceptait tout sans jamais un mot, raconte le récit des femmes maudites, la danse des odeurs, des effluves, des parfums capiteux et des champignons qui font perdre la tête. La folie n’est jamais loin dans ce genre d’univers où les obsessions poussent au meurtre et au viol. Il reste l’écrit pour rétablir les vies sacrifiées, pour retourner les faits comme un champ en friche.
« L’écriture est la clé qui ouvre toutes les portes de la mémoire. » « La phrase se construit comme une chasse au trésor, le trésor, c’est l’histoire qui s’érige comme une maison, un vieux manoir, un village inventé, un parfum puissant, un souvenir. »
EXPLOIT
Marie-Hélène Poitras a fait un travail gigantesque pour nous étourdir dans le monde de la forêt, des plantes, des champignons avec leurs propriétés singulières et des senteurs capiteuses. C’est tout un univers qui s’impose, un éblouissement qui souffle les personnages qui se profilent quand on ouvre les fenêtres et que l’on s’arrête devant les tableaux qui tapissent les murs du domaine comme les moments d’une vie que le peintre Poedras a su capter. Et il y a cette phrase, celle que l’on voulait étouffer qui bondit, agite des ombres en plein soleil, révèle le mensonge et la dépossession. Madame Poitras croit à la magie de l’écriture. Victoire rétablit les faits et donne une voix à ces femmes que l’on a écrasées. Les secrets sont éventés et le désir, la manipulation, la violence et l’exploitation ne sont plus possibles quand toutes s’arment de la parole.
En marge de l’arbre généalogique principal, une deuxième histoire se déploie et cherche le jour ; celle des desiderata et de leur descendance, les héritières aux yeux bleus, à la peau verte et aux cheveux mauves. Oui, il y a eu d’autres cabanons, boudoirs fermés à clé, clés perdues, d’anciens pavillons condamnés. Des morts reposent dans les mauvais caveaux et des petites filles dans la panse du loup. La forêt, entité silencieuse, n’est pas la complice que l’on croit, sauf peut-être celle des ragondins qui continuent d’y dévorer les pousses juvéniles de l’arbre à corne. Rien ne viendra jamais à bout de cette engeance. (p.152)
Si j’ai eu l’impression de m’aventurer dans une fable où la nature et les pulsions humaines semblaient se provoquer au début, j’ai vite basculé dans l’envers de la comptine pour effleurer les drames de celles qui ont été sacrifiées. Pampelune, la bougresse, Helena, la Pimparela et bien d’autres s’imposent et ne seront plus des statues qui ornent les fontaines. Elles revendiquent leur place, piétinent le mensonge et exigent d’avoir un nom.
Un récit où les mots se renversent comme chez Nicole Houde pour montrer la face cachée de l’histoire des mâles et révéler leurs travers.
Un roman magnifique, étonnant et fascinant, une écriture précise comme la lame d’un stylet qui s’enfonce tout doucement dans la peau du poignet.
POITRAS MARIE HÉLÈNE, La désiderata, Éditions ALTO, 184 pages, 24,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/la-desiderata/?v=3e8d115eb4b3