MATHIEU ROLLAND PRÉSENTE un premier roman après des études en « traductologie » à l’Université Concordia. J’imagine qu’il s’est penché sur l’art de faire passer un texte d’une langue à une autre avec toutes les difficultés que l’entreprise comporte. Comment respecter la musique de l’auteur dans une mouture différente ou un souffle venu d’ailleurs ? Il s’est intéressé alors à l’œuvre de Yukio Mishima, un prosateur exceptionnel.
Étourdissant le nombre de nouveaux écrivains qui se manifestent actuellement. Depuis le temps qu’on nous rabâche les oreilles avec la relève, et bien elle est là, cette génération. Souvenir de Night, un titre étonnant, vous aspire rapidement et m’a rendu un peu obsessif.
« Il s’appelait Nigel, mais je l’appelais Night, comme la nuit. » Tout est dit ou presque. L’écrivain nous entraîne dans un monde où rien ne peut être semblable à la vie que nous connaissons. Un homme, une femme insomniaque et esseulée, une chambre d’hôtel. Ce nom et le titre sonnent comme un accord que l’on plaque sur un piano et qui reste longtemps dans l’oreille. Un prélude à la passion en quelque sorte, une sorte d’évocation à la Marguerite Duras.
VOYAGE
La narratrice raconte ses nuits, quand la cité dévoile son envers, que les fantasmes naissent et se concrétisent comme des feux qu’on allume dans les poubelles. Un espace où l’on plonge dans ce que l’on dissimule en plein jour, dans la lumière crue du midi, alors que tout est trop présent sur les terrasses et dans les restaurants.
Isabelle, une femme d’affaires, court devant son succès. Elle va d’une ville à l’autre, d’un pays à un autre, en ayant l’impression de ne jamais se déplacer, se retrouvant à peu près toujours dans la même chambre anonyme, partout où elle vient reprendre son souffle. Le lieu n’est jamais nommé. C’est peut-être la Chine, c’est sans importance. Tous les hôtels sont pareils et neutres. Un endroit où l’on pose sa valise et tente de se faire un chez-soi pendant un jour ou plus. La narratrice souffre d’insomnie. Peut-être à cause du décalage horaire, des déplacements, des bousculades qui la poussent toujours vers un ailleurs.
D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais dormi. L’alcool sur les lèvres, les infusions, les su0ppléments, puis, finalement, les somnifères. Pilules, ovales et blanches, marquées d’un trait au centre. Une dose adaptée à ma physiologie, qui m’est propre. À moi. Une ou deux pilules. Laissées trop longtemps sur la langue, elles ont un goût de soufre. Sur leur étiquette, elles promettent un sommeil plus près du sommeil naturel, un semblant de réalité. (p.37)
Problème de notre époque que l’insomnie et le manque de sommeil. On connaît les conséquences. Fatigue, nervosité, irritabilité, impatience et dans les cas extrêmes, hallucinations et troubles mentaux.
RENCONTRE
Isabelle croise Nigel dans un restaurant. Elle a l’habitude des hommes et les consomme rapidement, avec ses petites pilules. L’amour physique, simplement, pour l’exercice et, peut-être, oublier son soi pendant une heure ou deux. Elle le revoit, s’attache. Le professionnel exige son argent et disparaît dans la nuit, loin, pour d’autres rendez-vous, d’autres rencontres éphémères. Il ne sait rien d’elle et le contraire est aussi vrai. Ils s’entendent physiquement et se donnent du plaisir.
C’est tout.
SOUVENIRS
Mathieu Rolland nous fait osciller entre les souvenirs de la petite fille et sa vie présente. La mère d’Isabelle, écrivaine, n’avait guère d’attention pour son enfant, pas de temps pour la tendresse, les mots rassurants, les histoires qu’elle éparpillait peut-être dans ses romans. Elle vivait des aventures avec des hommes interchangeables. Isabelle la suivait comme un caniche que l’on traîne au bout d'une laisse.
Sa vie de femme d’affaires et ses succès n’ont rien modifié. Elle était partout et nulle part, ailleurs et ici, entre deux sauts, les amants de sa mère, les séances de signatures qui finissent par se répéter.
Un monde étrange, au cœur de la ville qui bat tel un tambour sauvage. Une chambre, la douche et le restaurant tout près. Des lieux loués avec le corps de Night qu’elle s’offre avec gourmandise, comme un bon vin ou un repas. Toujours en décalage, entre deux envols et deux espoirs. Des semaines de dérives et de succès, une solitude qui frappe en pleine poitrine, laisse pantois. Incapable de s’ancrer ou de s’installer dans une forme de paix et de bien-être, elle s’étourdit avec obstination.
Je me suis assise sur le lit. Laissée tomber. La tempête avait cessé, et bientôt il allait faire jour. Je souhaitais attendre la lumière ainsi, vêtue ainsi, me surexposer à mon espérance, mais j’ai été stoppée. On a congé à la porte. Je suis allée ouvrir au ralenti, presque à reculons, malgré moi. Le service aux chambres. Mon goût du matin était déjà loin. (p.53)
Ici, la femme dicte la marche, provoque les choses contrairement à l’héroïne de L’amant de Duras qui subit l’homme. Isabelle s’achète un corps, un mâle, des caresses et de la tendresse, un moment où elle triche avec sa solitude.
Night me tenait par la main, et j’avais confiance. Je n’avais pas demandé où nous allions. Pas besoin. À contre-courant, au cœur de la ville, j’avançais, enivrée de lumières comme dans les films et les photos et les images des livres. Sur les immeubles, les tours, un nageur d’écran en écran, de mur en mur, et son mouvement qui guidait la musique, un baume après rasage, une femme et son sourire, une brosse à dents, des éclairs et des explosions, des nouilles et des soupes, une balle, un jeu, une voiture, un voyage, un cadeau, une sortie en amoureux, entre amis, le dernier film en salle, la nouvelle technologie, le dernier cri, et tellement de bruit. (p.80)
Comment briser ce cercle qui étouffe de plus en plus ? Comment s’attarder à l’autre et le faire naître dans son désir et ses caresses ? Elle s’accroche à la gestuelle de l’amour, à Night qui sait les chemins du plaisir et s’éloigne après, avec quelques dollars. Pas de place pour les sentiments dans ces rencontres furtives, d’abandon et de confidences. Impossible d’aller au-delà, de créer une complicité, une communication exceptionnelle. Dans Souvenir de Night, tout est faux, rapide et prédation.
VOYAGE
Roman troublant de désirs et de pulsions, de détresse aussi. Une écriture hachurée qui marque le rythme, la cadence, la palpitation de la ville et des voyages qui se répètent comme le jeu d’un percussionniste qui étourdit tout le monde. C’est haletant, malsain, enivrant et l’auteur nous abandonne souvent dans la désespérance de cette femme désertée après les ébats sexuels, rejetée dans une chambre anonyme.
Une plongée dans des pulsions, un certain désir où les corps tentent de s’apprivoiser. Une solitude intolérable, peut-être celle de la vie moderne et de la réussite.
Ce roman touche l’être, bouscule nos rêves peut-être, ce que nous sacrifions dans les illusions du succès.
La lumière inondait la chambre. J’ai soulevé la tête de Night pour nous regarder. Night, Night. Mais je n’ai rien trouvé dans ses yeux, aucune réponse. Le vide. Un noir plus profond que la somme de toutes nos nuits. (p.167)
Un premier roman fort et une écriture sculptée au couteau, marquée par les percussions. Une sorte de blues lancinant qui traverse la nuit et vous aspire.
ROLLAND MATHIEU, Souvenir de Night, Éditions du BORÉAL, Montréal, 176 pages, 20,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/souvenir-night-2745.html
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