jeudi 1 avril 2021

LA VALSE DES NOUVEAUX RICHES

J’AI DÛ FAIRE DES EFFORTS pour lire La valse de Karine Geoffrion. La narratrice de ce court roman a tout pour me hérisser les poils sur les bras avant de prendre la fuite. Une hyperactive qui travaille comme décoratrice et dirige une entreprise qui va plutôt bien. En fait, sa principale tâche est d’entretenir son image, de se présenter sous son meilleur jour. La femme se veut parfaite, le centre d’attraction dans les rencontres et au restaurant, fait du jogging, s’entraîne durement en gymnase pour garder sa minceur d’adolescente, partage son lit avec l’homme idéal et s’occupe, quand il lui reste du temps, de ses deux garçons. Elle recherche les plus belles robes, sait se maquiller pour camoufler ses rides, ne cesse d’étaler leur richesse et une belle réussite matérielle.


Épreuve que d’emboîter le pas de cette femme dans sa grande maison aseptisée, dans des lieux que l’on qualifie de parfaits dans les revues de décorations. Tout est stérilisé, figé, laqué, sclérosé, léché, calculé, étudié, poli et d’une froideur sibérienne. Jamais un moustique n’oserait s’aventurer dans la verrière où la poussière est interdite, où rien ne traîne, surtout pas un roman sur une table. Un livre de poésie y serait vu comme un sacrilège. Les ébats des garçons dans la piscine sont contrôlés et l’eau éclabousse juste ce qu’il faut pour faire semblant d’être vivant. Un monde où tout repose sur le paraître, le clinquant, les apparences et les sourires aussi faux que celui d’un mannequin dans une vitrine de grand magasin qui tente de nous convaincre de changer de corps. 

J’ai eu envie de repousser ce roman après quelques pages et de le ranger dans le rayon des oubliés volontaires de ma bibliothèque, là où je ne vais jamais flâner. Pourtant, j’ai continué, un peu tout croche, emboîtant le pas à cette narratrice essoufflante. Toujours méfiant, ne voulant surtout pas me faire entourlouper par cette manipulatrice qui capte toute la lumière quand elle entre dans une pièce, fait tout pour attirer les regards. 

Lire, c’est prendre des risques, s’aventurer parfois dans une sorte de jungle, secouer les artifices de ces nouveaux riches qui vivent comme s’ils étaient dans une téléréalité. La lecture est un sport extrême qui permet de tester sa résistance, sa tolérance et ses limites même. 

Je me suis laissé entraîner dans cette maison où l’on a hâte de s’évader pour retrouver une certaine normalité. Parce qu’on s’y assoit sur le bout des fesses, dans des fauteuils inconfortables, mais très design, où l’on surveille ses gestes pour ne pas briser un vase de prix ou encore une sculpture qui embarrasse, là pour le coup d’œil et la perspective, mettre en valeur le tableau d’un maître qu’on a choisi en pensant à la couleur du mur et du bois du plancher.

Comment des enfants peuvent-ils être des enfants dans un tel milieu? Ce ne sont peut-être pas de vrais jeunes, mais des figurants, des comédiens qui obéissent au doigt et à l’œil et qui sont là pour faire croire que Xavier et la narratrice sont un couple réel. Une curiosité un peu malsaine m’a secoué. J’allais suivre madame Geoffrion.


Les garçons ingurgitent le repas à une vitesse inimaginable. Tout de suite après, Luisa, de ses mais de fée, range l’important désordre qui règne sur la terrasse et dans la cuisine. Je profite de l’accalmie pour prendre des photos d’Édouard et de Paul tout en m’assurant d’avoir la piscine et la chute d’eau en arrière-plan. Je les publie sur Facebook et Instagram avec la mention #pool party, et j’attends les commentaires élogieux, qui ne tardent pas à apparaître à l’écran. J’ai bien fait de retoucher les images en noir et blanc. Celles-ci semblent tout droit sorties d’un film européen des années soixante. L’esthétique est parfaite. (p.16)

 

Le personnage se surveille, joue dans un scénario où tout est pensé. Un feuilleton où l’on vous décrit une fausse vie comme étant le rêve enfin à portée de la main. Une femme toujours en représentation, même dans son sommeil on dirait avec sa couette assortie. Le seul humain est Luisa, la bonne et celle qui s’occupe de la maison et des enfants, de tout ce que le couple n’a pas le temps de faire. Il faut bien avoir des gens ordinaires pour s’arranger avec le lavage et le chiffon, l’appareil étrange et bruyant qu’est un aspirateur.

 

INTRIGUE

 

J’ai deviné dès la première ligne de La valse que rien ne va plus entre Xavier et la narratrice. Les deux sont avalés par leur travail, la chasse à l’argent, la dure tâche de bien paraître devant les amis et les connaissances, d’être le couple parfait sur les réseaux sociaux.

Et il y a ces textes, une sorte d’intrusion en italique, comme un moment de vraie vie, une femme avec des émotions, un amour et une grande passion secrète. Enfin des pulsions, de la sueur et du sperme. Ça fait tellement de bien. C’est peut-être ça qui m’a retenu dans le roman de Karine Geoffrion.

 

On a fait l’amour, plusieurs fois; on a pris un long bain rempli de mousse, on a parlé. Notre histoire est si belle quand personne ne vient s’interposer. Ce matin, le quitter a été difficile. J’ai tout fait pour ne pas être émotive devant lui. J’ai gardé la tête haute et lui ai fait mon plus beau sourire quand on s’est séparé dans le couloir désert. (p.81)

 

La mascarade connaît son point culminant lors d’une réception pour souligner le dixième anniversaire de mariage de Xavier et sa conjointe. Le paroxysme du paraître, de la superficialité et du faux. Je n’ai pu m’empêcher de penser au couple Desmarais qui a fait construire, il y a quelques années, une salle de concert à Sagard pour la fête de madame. Un lieu qui n’a servi qu’une seule fois et où l’Orchestre métropolitain de Montréal est venu jouer sous la direction de Yannick Nézet-Séguin. Tout le gratin politique y a défilé : Lucien Bouchard, Jean Charest, Brian Mulroney et beaucoup d’autres. On a même remplacé la pelouse pour faire plus vert juste avant l’arrivée des invités. La preuve que Karine Geoffrion n’exagère pas. On peut tout se permettre quand on possède des brouettes d’argent.

 

Xavier m’enlace et nous nous embrassons passionnément pour la lentille. J’entends au loin des commentaires sur la beauté de ma tenue, sur la solidité de notre couple. Cela me rend heureuse. Les invités prennent aussi des photos avec leur cellulaire et je pense déjà aux commentaires élogieux qui pulluleront sur Facebook. La luminosité est parfaite. Xavier est d’une beauté à couper le souffle dans son complet Dior. Je suis certaine que toutes les femmes présentes voudraient être à ma place. (p.51)

 

Lentement, l’auteure nous pousse derrière le décor, fait oublier les maquillages, les robes et le clinquant. On le sait depuis le début que cette vie est factice, sans couleur et sans odeur. Tout craque lorsque la narratrice (je n’ai pas trouvé son prénom. Dominique Blondeau me signale qu'il s'agit d'Isabelle) accepte de s’occuper du chat Dantès de sa sœur Marie envolée vers l’Europe. La vérité éclate. Xavier la trompe, avec Marie, la terne, l’effacée, la discrète. Tout s’écroule. Non. C’est surtout un coup à l’orgueil. Il en faut plus quand la fausseté fait partie de son quotidien, que l’on manipule le mensonge et la tricherie en avalant son jus d’orange le matin. Xavier et elle vont continuer d’être un couple pour les photos sur Facebook, à s’embrasser devant les autres pour rester l’image parfaite de la passion et de l’amour.

Karine Geoffrion nous plonge dans le drame de cette femme qui tente d’habiter un scénario sans surprises. La poursuite du bonheur, faut-il le répéter, ne réside pas dans l’accumulation des robes, des bijoux ou encore dans l’eau trop bleue d’une piscine creusée avec cascade. 

Madame Geoffrion fait parfaitement ressentir le vide abyssal de ses personnages, décrit l’insignifiance et la futilité de leur existence. Elle peint de façon juste ceux et celles qui carburent à l’ambition et pensent trouver la béatitude en s’enfonçant dans un décor de revue. Ça laisse un goût amer. Je me demande toujours comment des êtres normaux peuvent gaspiller leur vie en devenant une image que l’on retouche constamment. 

Un livre troublant, un peu étrange qui vient nous chercher qu’on le veuille ou non. En ce sens l’écrivaine réussit son pari. Elle perturbe le lecteur et nous montre la tragédie de ceux et celles qui vivent dans un monde de pacotille. Véritable tragédie des temps modernes.

 

GEOFFRION KARINE, La valse, Éditions SÉMAPHORE, Montréal, 104 pages, 17,95 $.

 https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/la-valse/

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