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mardi 4 avril 2000

Qui réussira à saisir le monde et à l'exprimer?

Certains préfèrent inventer le monde, le fantasmer ou le rêver. D'autres passent une vie à essayer de comprendre les agitations et les migrations qu'ils vivent, tant dans leur tête que physiquement. La littérature restera toujours ce regard, cette manière de se creuser un nid. Parfois, c'est réussite, souvent nous en revenons déçus.
Alix Renaud nous entraîne dans un monde à la fois familier et étrange dans «Ovation». Les trois nouvelles rassemblées ici, déjà publiées dans des revues, demeurent des modèles du genre. Bien sûr, il s'agit de science-fiction. Sans être un initié, il est possible de goûter à cette littérature quand l'auteur sait surprendre au détour d'une phrase ou d'un paragraphe. Alix Renaud sait très bien le faire. Il maîtrise bien son récit et retient le lecteur, s'amusant à l'égarer avant de le ramener. Et quel imaginaire!
«A vrai dire, il avait déjà trouvé la solution. Il aurait pu se lever, quitter son bureau sous le regard ahuri de ses quatre collègues et se rendre directement au bureau du grand patron, Hoku Koto. Il aurait annoncé sa victoire et se serait fait remettre illico une plaque de promotion et un permis de séjour pour Londres, pour Rio ou pour Shanghai. Mais Mashi ne voulait ni quitter l'ambiance familière de la Kumishawa, ni se séparer de Kern, son ami, ni passer quinze interminables nuits loin de Norma.» (p.17)
Mashi semble bien adapté dans cette ville moderne et pleine de surprises. Pas de compétitivité, d'obligations et de devoirs. On travaille pour s'amuser, pour passer le temps peut-être et pour se réaliser. Le «meilleur des mondes» pour Mashi sauf qu'il fait preuve d'infidélité en retardant de livrer sa découverte au maître suprême qu'est Hoku Koto. C'est là que tout commence. Le doute s'installe et Mashi, tout autant que le lecteur, cherche à savoir ce qui grince. Nous réalisons aussi que nous sommes dans le plus incroyable univers totalitaire.

Expérience

Dans «Exanoïa», une équipe de savants s'est suicidée après une expérience pour le moins mystérieuse. Tous sont morts sauf le responsable qui dit avoir survécu parce qu'il est athée. Est-ce une raison pour échapper à la mort? Fernand Trottier, journaliste, dirige l'enquête et nous découvrirons que dans ce laboratoire secret, l'équipe de Claxton a recréé le système solaire à une échelle miniature. Ils ont reconstitué la terre, le soleil et des hommes et des femmes sont apparus, refaisant les découvertes et les bêtises de leurs créateurs.
«Car c'était bien notre Globe qui tournait lentement sur lui-même, à quelque deux mètres de moi. Je ne distinguais rien dans le détail, mais je savais. Rien n'était absolument pareil à ce que j'avais vu à la télévision ou dans les encyclopédies. J'avais ma certitude. Je vis des continents disparaître peu à peu dans la nuit, d'autres émerger sans hâte de l'ombre environnante.» (p.108)
Avons-nous un créateur? Est-ce là le vrai visage de Dieu? Vieille question qui demeure sans réponse.
Enfin la dernière nouvelle nous fait vivre une mutation où les femmes deviennent des oiseaux. Peut-être la moins intéressante, la moins fouillée aussi, même si elle donne son nom au recueil.
Dans un style alerte, sans bavure, un peu sec même, Alix Renaud sait nous faire bondir sur les phrases et nous tient en haleine jusqu'à la dernière page.

«Ovation» d’Alix Renaud est paru aux Éditions Planète rebelle.

Julie Stanton reste consciente du monde

Dès ses premiers écrits, Julie Stanton a fait preuve d'une constance admirable. Poésie, prose ont démontré ses exigences. Elle risque tout à chaque fois dans un chant, dans un roman même si le jeu de «l'amour et du hasard» a été très souvent exploré en littérature. Encore une fois, elle entraîne son lecteur dans un récit exigeant, un univers où vie et mort s'emmêlent, s'enlacent dans une incantation fascinante.
Avec «La passante de Jérusalem», récit poétique, chant plutôt qui se divise en six stances, le lecteur accompagne une femme qui, dans un dernier souffle, tente de rejoindre l'homme qui l'a quittée, incapable qu'il était d'ignorer la tragédie du monde. Comment oublier l'horreur qui a éventré le siècle en envoyant des millions d'hommes et de femmes au bûcher?
«Douleur rouge de coquelicot.» La triste aventure de l'humanité suinte des murs, bloque le passage à l'amour et à l'abandon. Chant d'amour et de mort, Kamouraska ou Jérusalem, l'appel monte avec le gonflement de la poitrine. A peine un souffle, une brise qui caresse le rideau, ou encore ce vent imbibé des neiges du Saint-Laurent, le lecteur se courbe sur la couche de la gisante qui murmure son amour comme on le fait dans une prière.
«À trop entendre on n'entend plus, cependant que l'oreille collée sur le prochain siècle il y a peu d'espoir d'en finir avec la barbarie. Mais vous toujours n'avez cessé de placer sa tête exsangue parmi les tableaux profanés de l'univers. Bien qu'ici vous suiviez là-bas sa trace brûlée vive.
Ô ce fantôme incessant autant que réel!» (p.16)

Avenir

L'amour est-il possible quand l'humanité tue, viole et pille? L'amour est-il acceptable quand nous regardons la barbarie des siècles? L'amant n'a pas su, n'a pas voulu de l'amnésie. Il ne pouvait se livrer au bonheur quand il y avait Jérusalem et toutes les horreurs. «Ça n'aura été qu'une halte.» Il est parti. L'amour devenu impossible pour cause de mémoire.
Julie Stanton nous emporte dans un souffle qui monte du Saint-Laurent lourd de ses brumes, pétrie l'être et moule le paysage. Par la magie de l'évocation, du souvenir, nous retrouvons les extases et les angoisses de cet homme obsédé par la mort. Nous cheminons à rebours sur ce qu'a été une passion sans compromission.
 «Dans vos bras aux multiples détours j'insistais : pourquoi questionner le monde et ses désastres quand quelqu'un meurt chaque nuit additionné à l'infini ? Mais pour vous, où que soit la cible, dans le crépitement des fusils, sous l'arme sous un blouson, entre deux poings coup après coup, au bout du sabre femmes et enfants, les hommes pendus, il ne faut pas qu'on oubliem.» (p.30)

Ne pas oublier

Chant sensuel qui nous repousse au bord de la vie, au seuil de la mort alors que l'univers n'est peut-être qu'un battement de paupière. Ne jamais oublier... Le corps garde la mémoire des gestes, des matins heureux de Kamouraska. Le corps sait encore l'ivresse mais n'ignore pas les atrocités des barbares.
Grandes marées d'équinoxes qui secouent les continents en se retirant, l'écriture de Julie Stanton, à la fois charnelle et incantatoire, nous plonge entre l'extase et l'agonie. L'amante lance l'appel et le tocsin effrite la glace devant Kamouraska. «L'hiver règne sous la Terre, amour où sont tes bras?...» La dernière parole se replie dans un chiffonnement d'aile. C'était la vie, c'est la mort. Le chant est bu par le silence. Et jouez le jeu, lisez les stances de Julie Stanton à haute voix pour en saisir la musicalité, le phrasé et l'ampleur. Un véritable bonheur!
Livre superbement illustré par l'artiste Gernot Nebel, tableaux aux teintes chaudes et aux titres comme des poèmes, c'est là un travail d'édition à signaler. Une véritable fête pour l'oeil.

«La passante de Jérusalem» de Julie Stanton est paru aux Éditions Les heures bleues.
http://www.heuresbleues.com/heures_bleues_auteurs.htm

Les chants désespérés de Christine Germain

Christine Germain présente des textes qui tiennent plus de l'écriture théâtrale que du récit. Plusieurs de ces écrits ont été entendus à la radio de Radio-Canada. Six «monologues à voix haute» précise l'auteure. Un monde sans partage et impitoyable. Aucun compromis, aucun désir d'enjoliver cet univers souvent agressif, vulgaire, dérangeant et compromettant. On ne peut aller plus bas, plus loin. Peut-il en être autrement avec de tels «héros»? Ils sont si paumés qu'ils n'arrivent plus à dialoguer. Ils ont perdu le sens de l'autre et tout ce qu'ils arrivent à murmurer, à hurler, c'est cette douleur qui pousse en eux et les broie. Christine Germain nous traîne dans les ruelles, dans la saleté, les guenilles, les chambres miteuses ou les taudis. Proxénètes, prostituées, ivrognes, elle nous abandonne avec les délires d'hommes et de femmes repoussants et affolants.
La poésie peut surgir pourtant, comme un sourire entre deux jurons ou deux hurlements. Petits moments de beauté, petites fleurs qui s'ouvrent un matin entre les poubelles et les déchets. Autant en profiter parce que ces moments sont rares. 
«Tsé... des fois j'regarde les lignes de mes mains...
des p'tites routes qui s'croisent...
des p'tits chemins qui s'arrêtent...
P't'être qu'on porte nos vies dans nos mains...
J'aimerais ça, arrêter de mourir dans ma tête
pis dans mes mais... mais chus pas capable...» (p.22)
Textes hachurés, parsemés de points de suspensions qui montrent que le dit, n'est qu'un aperçu de ce qui pourrait être entendu, nous  progressons par à-coups, jusqu'à l'irréparable, jusqu'à l'effondrement dans la folie ou la mort.
Christine Germain a l'art de nous abandonner quand nous sommes à la limite de la démence. Des anges déchus qui ne savent qu'agresser, mutiler, tuer quand ils pensent trouver la tendresse.
Présenté sans aucun artifice, sans maquillage, cet univers est repoussant et l'auteure ne fait jamais de concessions. Difficile de s’attarder à ces textes sans le support de la voix. «Textes de la soif» passent beaucoup mieux sur le disque qui accompagne le livre. Sans doute la meilleure façon d'aborder ce travail en coup de poing. Et même «en écoutant le livre», il n'est pas du tout certain que ces éclopés réussiront à vous retenir. Nous sommes au plus fort de la désespérance, de la révolte et... à la limite du langage.

«Textes de la soif» de Christine Germain est paru chez Planète rebelle.

dimanche 12 décembre 1999

Le lecteur rate une belle aventure

Jean-Louis Roy nous entraîne dans un autre monde avec «Le pèlerin noir». L'auteur a choisi de remonter jusqu'à l'an 1323, de suivre un jeune africain, le Kankan Moussa, roi de Niani, dans son pèlerinage à La Mecque. L'expédition est hors du commun puisque le monarque se déplace avec une suite de huit mille personnes. C'est une petite ville qui traverse le désert avec ses esclaves, les soldats, les conseillers et les serviteurs, les artisans, les ambassadeurs, les femmes et les enfants. Le jeune monarque veut tout savoir des nouveautés monde, des découvertes et des grandes pensées qui font battre le coeur de son époque. Le voyage durera des années, permettra au roi et à sa suite de rencontrer les philosophes, des gestionnaires, des savants, des poètes et les administrateurs qui forgent l’avenir comme une pièce de métal sur l'enclume.
Le lecteur était en droit de s'attendre à une «connaissance» de l'époque puisque nous passons par Bagdad, Marrakech, empruntons les grandes routes où les caravanes, en plus des produits, font circuler les idées. Malheureusement, Jean-Louis Roy évite le sujet. Jamais il ne traduira le contenu de ces rencontres, n'osera les imaginer ou ne se risquera à rêver le monde que traverse le Kankan Moussa. Il reste en retrait, se répète dans de vagues descriptions, s'attarde sur des Mosquées, des palais et il ne dit rien de plus que ce que pourrait révéler un guide touristique. Le lecteur est gardé hors du voyage initiatique et le récit devient vite sans intérêt et répétitif. Si le Kankan Moussa a été transformé par des rencontres, des discussions, en tant que lecteur, je n’en ai rien su et c’est fort décevant.

Manque

Il manque à ce récit une écriture somptueuse pour transcrire la connaissance et la pensée de l'époque, une chaleur et une sensualité qui trahissent la vie. Roy se fait connétable et répète inlassablement des chiffres et des nombres. Et ce n'est pas en semant ici et là des extraits du Coran ou des poèmes que nous pénétrons la pensée, la philosophie du monde du Kankan Moussa. Il aurait fallu une interprétation et un souffle. Jamais le récit ne lève, jamais nous n'embarquons dans ce fabuleux voyage et j’en suis déçu, pour ne pas dire frustré d’avoir raté une si belle aventure.

«Le pèlerin noir» de Jean-Louis Roy est paru chez, Hurtibise HMH.

Qui n'a pas rêvé de devenir maître du temps?

Denise Desautels est restée longtemps fidèle à la poésie avant de faire le «saut de l'ange» et aborder la prose. «Le bonheur, ce fauve» récit d'enfance et d'introspection, est un regard touchant, juste, très sobre sur les années qui marquent la vie et forgent l'adulte. Avec ce récit d'initiation, ces réflexions sur ces moments de l'enfance qui surgissent comme une bulle à la surface de l'étang, Denise Desautels sait se faire inquiétante avec la mort qui se faufile entre deux gestes, deux longues respirations. Cette mort qui devient obsédante avec un père arraché à l'auteure quand elle n'avait que cinq ans. Cette «présence» ponctue le récit, accompagne les rires, se profile le soir, au bout d'un jour exceptionnel de juillet, emprunte le souffle «des âmes voyageuses» et vient inquiéter l'enfant dans son émerveillement du monde.  
Tout s'est arrêté le six mai 1950 et après une éternité, une seconde peut-être, la vie est repartie.

Un monde

Dans de courts chapitres, comme si le lecteur feuilletait un album de photographies anciennes, Denise Desautels nous encercle avec son monde, ses rêves, ce «père absent» qui ne s'éloigne jamais malgré la vie ou la mort. Elle reste marquée, troublée, perturbée, surtout que la mère met sa vie en veilleuse et semble attendre d’impossibles retrouvailles. La vie ne peut plus être insouciante, ne saura jamais être insolente et pleine de certitudes. Toujours il y a cette gravité qui s'approche quand tout prend la couleur du bonheur. Parce que l'auteure sait. «J'apprends très tôt qu'il n'y a pas d'âge pour mourir» (p.158).
La mort se faufile dans ce qui est le plus intime, le plus chaud et le plus vorace. Elle donne un poids à la vie et la rend plus précieuse même. Mais comment s'empêcher de basculer du côté des vivants malgré la peur, la fragilité du corps qui peut oublier ses gestes au mitant du jour... Denise Desautels murmure à l'oreille. C'est la confidence, la respiration, le monde protégé de la chambre, le rire devant un lac qui s'embrase de l'été, le matin chaud dans les draps qui forment le corps. Et c'est un souffle encore, un sourire, un effleurement, comme si les anges du si beau film de Wim Wenders venaient partager des secrets, des espoirs, des rires et des larmes. Le monde devient un livre retrouvé qui s'ouvre et se referme, une phrase qui remonte à la surface. Le récit retient son souffle, fige la course du lecteur dans un moment de grâce et d'inquiétude. Qui n'a pas ressenti que tout pouvait basculer au milieu d'une journée parfaite de juillet, quand il n'y a que de l'eau et des excès de chaleur? La vie est si fragile et la mort si fidèle.

L’instant précieux

Un geste, un élan, un regard, un sourire, un amour fragile et la vie s'affole en perdant ses ailes, n'est plus qu'une palpitation, qu'une paupière qui efface la réalité du monde et la retrouve, un battement à la naissance du cou et un sourire qui frémit sur les lèvres. La vie devient si lente alors, si douce que le temps peut s'éloigner et oublier. Tout dans ce récit est de l'ordre du frisson et du tremblement.
Le monde fragile de l'enfance est défait et reconstitué dans la mémoire qui en redessine les contours. Les mots serrent la gorge et la parole devient râpeuse. Il faut rebrousser chemin alors mais comment s'empêcher de revenir... Denise Desautels traduit bien ces hésitations, ces moments purs d'émotion en passant du je au il, prenant ainsi le recul essentiel pour comprendre et toucher la blessure.
«L'enfant, absorbée par l'inconnu, éprouve la vie comme un frisson. Elle n'est plus qu'une peau souple et frémissante qui se laisse prendre par le goût de l'air. De la caresse. On l'a ensorcelée» (p.29).
L'auteure ne triche pas, ne laisse jamais croire qu'elle revit son enfance. Nous savons que c'est l'adulte qui regarde et se souvient. Toujours le moment évoqué garde ce flou, ce halo, cette patine du temps. Juste la trace de l'ongle qui marque un peu l'être et l'âme. Un récit tout en finesse, en délicatesse, une écriture faite de pudeur et d'audace.
«Ma mère. Ses doigts câlins, je le devine, flânent sur un cou, glissent sur une épaule, hésitent, ralentissent leur descente, s'arrêtent quelques instants sur un coude, surveillant là la prochaine maison, puis avec langueur redémarrent, «quarante-trois»... dévient vers l'intérieur, se resserrent à la saignée d'un bras et font des cercles lents, très lents sur une peau qui frissonne» (p.140).
Et à la fin, quand on a épuisé toutes les pages, il faut fermer les yeux pour se rappeler ce rideau qui tremble, ce matin à la lumière délavée avec des oiseaux qui attendent; le soleil fou qui traîne son ombre au milieu d'un lac, l'été des amours, les rires et le bonheur de l'adolescent Louis qui ne croyait plus à la mort malgré la maladie qui le rongeait.
Le souvenir fait frémir les lèvres, esquisser un mouvement de danse et c'est ce vêtement qui colle à la peau gorgée de soleil. L'oncle Bernard ferme les yeux et pense à voix haute. La musique ne devrait jamais s'arrêter. Peut-être que la vie n'aura plus la mauvaise idée de bousculer les êtres aimés, peut-être que le monde sait être prodigue de son temps...

«Ce fauve, le bonheur» de Denise Desautels est paru à L'Hexagone.

Paul M. Marchand a perdu les pédales

Paul M. Marchand a été correspondant de guerre. En 1997, il publiait chez Lanctôt Éditeur un premier récit: «Sympathie pour le diable». Sa vie à Beyrouth et à Sarajevo, comme témoin de la guerre, apparaît en filigrane. Un livre un peu déroutant, hétéroclite, verbeux à souhait qui offrait un aspect de la guerre. Dans un second récit, «Sympathie pour le diable II Morituri te salutant», Paul M. Marchand revient sur le sujet, sur cette blessure qui l'a ramené sur terre. Oublions l'ordre chronologique, les explications qui nous feraient comprendre ces affrontements guerriers. L'impartialité du journaliste ne tient plus avec Paul M. Marchand. Il se situe au-delà de tout. Il est un agissant, un provocateur qui mène son propre combat, défie la mort pour sentir en lui toute la puissance du vivant qui se croit invulnérable. Il flotte, ce chevalier de l'Apocalypse, semblable à ce général cinglé d'«Apocalypse now» qui fait jouer la Walkyrie de Richard Wagner en larguant des bombes sur les villages vietnamiens. Avec Paul M. Marchand, nous sommes «au-delà du bien et du mal». Plus aucune loi ne subsiste. Nous affrontons l'animal, la bête qui ne cherche et ne veut que la mort de l'autre parce qu'il est l'autre.

Défi

Paul M. Marchand fait la guerre à sa manière, défie les tireurs, fonce à toute vitesse dans Beyrouth pour se sentir invulnérable et plus vivant que vivant. Il ira même jusqu'à narguer les tireurs, s'offrant comme cible, pendant toute une chanson de Mike Jagger. Défi, étourderie d'adolescent qui, par fanfaronnade, tente le diable jusqu'à ce qu'une balle lui rappelle qu'il est humain. Rien d'autre.
«Il y eut un éclair brisant. Aveuglant soleil blanc comme un flash gavé de magnésium, acéré et suramplifié d'une luminescence intempérée. L'intérieur de la voiture s'étira pour résorber sa constellation prisonnière. Dans la lumière magnifiée, une explosion mate, assourdie, précocement éventée, sécréta des ondulations spasmodiques en rumeurs de dégâts fulgurants. Calquée sur l'éblouissement, la détonation fut incisive, inédite. Des myriades de fissures étincelantes grêlèrent ma vue et griffaient mes rétines.» (pp.79-80)
Le livre n'est pas sans intérêt. Parfois, au détour d'une rue, derrière un tas de gravats, le lecteur est ébloui. Une complicité se dégage au coeur même de l'enfer. On s'attendrit sur ce guerrier solitaire qui, tout en visant tout ce qu'il y a de vivant devant lui, récite de la poésie. Bouffée surréaliste. Que dire aussi de ce «Cimetière au lion» qui, de véritable havre de verdure qu'il était, devient charnier envahi par les morts qui s'entassent et s'empilent.
Image choc de la guerre.
Quelques réflexions sur le travail du journaliste, sur le sens de l'histoire, quelques confidences sur sa vie mais surtout des pages et des pages où Paul M. Marchand étale sa suffisance, son mépris et son dédain pour l'humanité. Il est de la caste des élus et les militaires, les fonctionnaires, les journalistes qui s'agitent autour de lui ne sont que des minables. Personne n'échappe à la vindicte de Paul M. Marchand. Il a la gâchette rapide et rate rarement sa cible.
«Ces pitoyables comiques, formatés pour orbiter comme des mollusques autour des porte-parole officiels et recracher en petits télégraphistes domestiqués leurs divers comptes rendus institutionnalisés, lorsqu'ils réintègrent leurs rédactions après leur visite guidée.» (p.68)

Écriture

Récit publié dans la collection J'ai Lu
Mais plus que tout, ce qui détourne de ce récit, c'est l'écriture de Paul M. Marchand. Un style gonflé qui abuse de l'adjectif et de l'épithète jusqu'à l'indigestion. «L'érection du fusil flancha vers le sol», «en bâillon dans une bouche à cris», «en liasse de langages ailés» «les coeurs percutants qui affrontent ma netteté focale». De quoi étourdir.
«J'arpentais en équilibre ébréché des sentiers explosifs entre les foules solitaires de maisons orphelines. Les émincés de charpentes, de murs, de balcons, de proches, suggéraient une logique de passions, une logique de périls. Toutes les ruines étaient arrêtées, mais les effrois passés toujours tourbillonnants, épouvantés de leur propre immortalité.» (p.21)
La modération aurait bien meilleur goût dans un tel récit. Pour quelques moments de grâce, nous devons subir cette écriture gavée aux stéroïdes. Et de grâce, qu'on ne compare pas Paul. M. Marchand à Ernest Hemingway. S'il vous plaît...

«Sympathie pour le diable II, Morituri te salutant» de Paul M. Marchand est paru chez Lanctôt Éditeur.