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lundi 10 mars 2014

Hélène Rioux propose un magnifique roman

Éléonore et Clément se sont aimés. Ils ont cessé de se voir et, un jour de grisaille, de printemps de neige baveuse et tardive, elle entre dans un restaurant de Montréal et se retrouve devant lui. Il lui propose de partir au soleil, en Corse. Elle hésite à peine et les anciens amants s’envolent. Lui a coupé tous les ponts. Il ne reviendra pas. Elle fuit la grisaille. Elle a faim et soif de soleil, veut découvrir l’île de Beauté comme on nomme la Corse. De douces vacances ? Pas vraiment. Plutôt des jours de vérité où tout est remis en question.

Clément dira un seul mot : incurable. Il est atteint d’une maladie qui ne laisse aucun espoir et entend mettre fin à son cauchemar dans quatre semaines. Tout est dit ou presque. Éléonore, le personnage d’Hélène Rioux que l’on connaît depuis plusieurs romans, son alter ego, la traductrice qui écrit, aime l’Espagne, la mer, les pays où le climat vous laisse en paix, devient le témoin, la confidente, la conseillère par la force des choses.
Clément n’a jamais su dire non aux femmes. La réincarnation de Don Juan si l’on veut. Éléonore a toujours été fascinée par ce personnage qui a rédigé ses mémoires où il parle de ses conquêtes. Il aurait séduit plus de 1000 femmes. Clément est loin du compte quand il dresse la liste de ses amantes et de ses conquêtes.

Bilan

Mort prochaine, mort annoncée, le temps des questions sur la vie, son importance, peut-être son sens est venu. Éléonore ne trouve pas toutes les réponses et partage les angoisses de Clément, fuit souvent en visitant le pays. On ne va pas vers la mort comme à un rendez-vous amoureux. Que reste-t-il quand les jours de survie se comptent sur les doigts d’une main? Qu’est-ce qui a encore de l’importance, laisse une empreinte indélébile, permet peut-être une réconciliation, la sérénité ?
Clément s’empêtre dans la recension de ses conquêtes et se rend compte qu’il ne garde que peu de souvenirs de ces femmes. Un prénom, la couleur de la chevelure, la texture de la peau, un sourire peut-être, une manière d’exprimer son plaisir dans la jouissance. Ses amoureuses glissent dans le pays des ombres. Clément ne peut que se demander pourquoi il a tant couru, tant aimé les femmes. Et il y a Nathalie, sa jeune épouse, celle qu’il n’oublie pas. Il l’a trompée, violentée même, la mère de ses enfants.
Éléonore écoute, ose une question parfois, ne réussit jamais à dire ce que Clément voudrait entendre. Que souhaite-t-il ? Que peut ressentir celle qui se retrouve dans un palmarès de conquêtes : qui se retrouve au cœur d’une étrange liste d’épicerie…
Qu’est-ce qui fait la vie, lui donne une direction ? Les vivants sont bien ignorants de la mort et les trépassés n’arrivent jamais à se confier. Ceux qui approchent du saut sans retour comme Clément ne peuvent se contenter de formules, de phrases rassurantes, d’illusions. Les mots ne sont pas de la morphine. Ils perdent leur pouvoir peut-être, ne sont utiles qu’aux vivants.
Le séjour se prolonge jusqu’à douze semaines, le chiffre qui permet la finitude, l’accomplissement, le passage de l’être à l’absence dans la symbolique des nombres.

Réflexions

Il y a la narration des douze semaines à Carvi en 2002, les questionnements de Clément, ses peurs, sa fuite dans l’alcool, ses tentatives maladroites devant une dernière conquête, ses réflexions, sa disparition en mer quand il est temps d’écrire le mot fin. Éléonore se retrouve à Marbella un an plus tard, avec le carnet de Clément qu’elle lit. Une manière d’évaluer ces journées intenses. Elle écrit, réfléchit, marche au bord de la mer, revient sur les pas de Don Miguel Manara, ce séducteur qui faisait rêver toutes les femmes avant de changer de vie. La séduction serait-elle une ascèse ? Éléonore y pense encore en 2004, dans son appartement de Montréal où elle tente de traduire le poème inachevé de Byron qui met en scène Don Juan.
Hélène Rioux nous offre là des réflexions pertinentes sur l’art méconnu de dire l’autre ou de s’aventurer dans la pensée d’un créateur pour lui donner une autre langue. Il faut changer de peau en quelque sorte pour être traducteur. N’est-ce pas aussi le rôle de l’écrivaine ? Éléonore a traduit les mémoires d’un meurtrier en série dans Traductrice de sentiments et ce fut une expérience difficile. Parce que traduire n’est pas seulement placer des mots sur une page. La traductrice doit trouver un souffle, une respiration, un regard, un esprit, une musique, une cadence propre à la langue, un être qui pense et vit. Difficile de demeurer indemne en s’aventurant dans une telle entreprise.

Fascinant

La séduction, l’amour, la passion titillent les humains et les poussent dans les entreprises les plus folles. Toute la publicité ou l’art de la vente joue sur ces éléments pour séduire le consommateur. Que dire de la politique ? L’art des idées est devenu une guerre d’images et de slogans.
Avec l’amour, la passion amoureuse, échappons-nous à l’éphémère pour toucher une forme d’immortalité ? Éléonore a toujours été fascinée par les héros, les porteurs de passion, les allumeurs de rêve et de vie, ceux par qui le bonheur et le malheur arrivent. Des mystiques ou des prédateurs ?
Comment traduire la passion ? Don Juan était-il un collectionneur boulimique qui ne pouvait s’empêcher de courir vers les femmes ou il était habité par un rêve d’immortalité ? Clément a-t-il été une victime qui s’est perdue dans des aventures sans lendemain, a raté son mariage, ne gardant que quelques prénoms au bout de la course. Éléonore voit son nom dans cette liste. Elle ne peut être que perturbée.
Une écriture formidable, un souffle unique. Hélène Rioux est vraiment en possession de ses moyens et ce roman est un bonheur d’intelligence, de réflexions qui se mélangent à la légèreté et à la gravité. C’est peut-être un art de vivre tout simplement qui se dessine, qui prend prise sur la réalité, la vie qui s’impose malgré la mort, cette maladie du temps. Qu’on le veuille ou non, cette question demeura toujours sans réponses, ne cessera de tourmenter les vivants qui doivent s’y confronter un jour ou l’autre. L’un des meilleurs romans d’Hélène Rioux.

Rioux Hélène, L’amour des hommes, Lévesque Éditeur, 32,00 $.
Ce qu’elle a écrit :

Plus tard, je devais avoir, je ne sais pas, dix-sept ans, j’ai lu Madame Bovary et j’ai eu peur. Je ne voulais pas être celle qui rêve sans fin de bals dans des châteaux, celle qui tombe inévitablement sur des médiocres — Léon, Rodolphe, leurs prénoms m’horripilaient — qui ne l’aiment pas. Je ne serais jamais Emma Bovary. (p.13)
Comment disait Éluard ? « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres. » Cette phrase, elle m’émouvait tant, je la lisais et relisais, mon cœur s’emballait, je pensais : je veux qu’on me la dise, qu’on me la dise un jour, qu’on l’écrive pour moi. J’avais dix-sept ans. J’étais prêtre à mourir pour qu’un poète ait froid sans moi. (p.35)
Miguel Manara meurt en 1679. Il a cinquante-deux ans — Clément, lui, en avait cinquante-sept. Il a demandé que la mention « Ci-gisent les os et les cendres du pire homme qui fut au monde » soit inscrite sur sa dalle funéraire. Il a aussi exigé que ses restes soient ensevelis à l’extérieur de l’église qu’il a fait construire, devant la porte de la chapelle, de sorte qu’ils soient foulés au pied par les passants. Clément n’a rien demandé. (p.55)
Don Juan refusait l’amour, pas moi. Je me sens plus proche de Casanova, si tu tiens à me comparer à quelqu’un. Comme lui, j’ai aimé toutes les femmes que j’ai baisées. Et les autres. Il a écrit dans ses mémoires que ce qu’il avait recherché dans l’amour, c’était un moment qui durerait la vie. Quelque chose du genre. Qu’on ne peut pas aimer faussement. J’ai aimé chacune d’elles d’une façon différente. (p.142)
Je répondais : « Mais la mort attend tout le monde et tout le monde attend la mort. Que veux-tu attendre d’autre ? L’amour ? » Et il disait que lui, la mort, il ne l’avait jamais attendue, il n’y avait jamais pensé. La vie avait été sa maîtresse exigeante. Elle avait pris toute la place. (p.244)

dimanche 2 mars 2014

Belle façon de connaître le Sénégal

Après avoir subi l’occupation française pendant des décennies, le pays du Sénégal tente de devenir un état depuis 1960, année de l’acquisition de son indépendance, avec des succès étonnants et des faux pas. L’apprentissage de la liberté est toujours long. Boubacar Boris Diop invite le lecteur à le suivre dans son pays d’origine pour y faire la rencontre d’hommes et de femmes qui ne manquent pas d’étonner.

Ce pays méconnu se glisse parfois dans un bulletin d’information pour de mauvaises raisons, presque toujours. Il en est ainsi de ces pays d’Afrique où la démocratie, ou ce que nous appelons la démocratie, prend parfois des chemins étonnants pour ne pas dire déroutants. Le jeu des victoires et des défaites électorales semble mal compris par certains politiciens qui n’acceptent pas que le peuple les bouscule et les remette en question. Oui, la corruption, les manigances existent là-bas… comme au pays du Québec. Il devient de plus en plus difficile pour les pays occidentaux de faire la morale ou de donner des leçons.

— Je lui ai dit, hein, Monsieur le Président, la corruption existe partout, chez moi en France, en Australie, en Chine, partout, hein. Ce qui est dangereux, c’est l’impunité. Une société ne peut pas et ne doit pas accepter de consensus autour de la corruption. (p.13)

Des propos que nous pourrions entendre à la Commission Charbonneau où des tricheurs viennent raconter leurs faits d’armes sourire aux lèvres. Un monde. Des héros, des luttes pour le pouvoir, la torture, la peur partout, mais surtout une volonté de vivre et un amour inconditionnel pour ce coin de terre où il fait bon vivre malgré tout.

La vie

La police emprisonne une femme par erreur, mais il s’avère que l’on ne peut la libérer. L’État ne se trompe pas, l’État est gardienne de la vérité.

La rumeur publique s’était amusée à écrire un roman sans queue ni tête, à partir de faits totalement imaginaires. Seulement voilà : toutes ces fantaisies avaient fini par exciter l’opinion et les politiciens de tous poils étaient entrés dans la danse. Il est par exemple question dans mon affaire — « l’affaire Myriem Dembélé » ! — de la mystérieuse ville de Strindgahm. Et bien, personne ne sait où elle se trouve. (p.44)

Le goût de la fête, Saint-Louis que le narrateur peint avec ses plus beaux pinceaux après un long exil pour se convaincre peut-être, et persuader son épouse Deborah, que c’est la plus belle ville au monde. Beaucoup de nostalgie aussi pour une époque coloniale révolue où la richesse et la pauvreté allaient de soi.
Et des gens tourmentés, la solitude, un homme qui voudrait être vu comme un humain par son maître, des situations difficiles à imaginer.

Soudain, je l’ai vu poser ses deux mains sur sa poitrine, s’affaisser lentement puis se rouler par terre. Ainsi donc, il avait des problèmes de cœur. Je n’en savais rien, moi. Je savais rien de lui. C’était de sa faute, aussi. Il n’avait jamais voulu me parler. Est-ce pour le punir de ses cachotteries que je lui ai donné une dizaine de coups de poignard? Je ne pense pas avoir fait cela exprès. Je ne sais pas ce qui m’a pris de chercher à tuer un type déjà en train de mourir. (p.130)

Comment ne pas croiser des manipulateurs, des potentats qui s’accrochent au pouvoir et se comportent en salauds. Voilà le monde de Babacar Boris Diop. Des récits vivants, tendres, malgré tous les excès et les horreurs. L’humain, on le sait, est capable d’engendrer le pire, mais aussi des beautés qui vous laissent sans voix. Un amour contagieux pour cette terre qui a vu naître l’écrivain. Des textes sentis, sensuels qui ne peuvent que faire ressentir un désir terrible de vivre, de connaître des humains dans leur grandeur et leur faiblesse. De beaux textes sentis, prenants.

La nuit de l’Imoko de Boris Diop Boubacar est paru chez Mémoire d’encrier, 19,50 $.

Ce qu’il a écrit :

S’il avait fait partie d’un groupe armé, il n’aurait pas hésité à dénoncer ses camarades pour avoir la vie sauve. Il ne s’était jamais cru très courageux, mais il ne se savait pas non plus prêt à tout par crainte de la souffrance. (p.17)
Nos dix-neuf années de vie commune étaient en train de nous sauter littéralement à la figure. Notre avenir ne dépendait plus de nous, mais de l’idée que ce flic se faisait de la vie humaine en général. Myriem et moi, nous allions devoir nous expliquer sur des choses simples, des choses du passé que nous avions faites parfois sans même y penser et qui pouvaient à présent nous précipiter dans l’abîme. (p.36)
Et voilà qu’à la fin des fins il ne lui est même plus possible de faire confiance à ce président qui a tout promis et tout trahi. Il ne le voit pas, même dans ses rêves les plus fous, céder un jour le pouvoir à son adversaire, juste parce que ce dernier aura totalisé plus de misérables bulletins de vote que lui. (p.74)
Mais dans la ville de Danki rien n’a changé, seule la couleur de la politique est passée du blanc au noir, et encore… Arrivées de lointains villages ou de sombres quartiers de la banlieue, les jeunes bonnes attendent chaque jour dès neuf heures du matin. Elles ont mis leurs guenilles les plus propres, certaines portent des perruques et toutes cherchent à paraître d’une parfaite docilité. Les riches détestent les domestiques effrontées. (p.121)

dimanche 23 février 2014

Heureux qui avec Ulysse a aimé le voyage

Barthélémy Courmont a fait de sa vie un voyage et continuera ses explorations avec sa conjointe. Une manière d’être, de voir, de comprendre les humains dans leurs singularités et leurs extravagances. Un art de vivre aussi que de partir ainsi sur les routes du monde pour plonger dans des histoires qui font la Grande histoire de la race humaine. Il raconte l’un de ses périples dans Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie.

Le couple s’aventure d’abord dans l’envers et l’endroit d’une Europe un peu en marge. Des séjours en Croatie, en Serbie, au Kosovo et les nouveaux pays de l’Estonie et de la Lituanie. Jusqu’à la Russie, ce pays inaccessible avec ses tracasseries administratives. Un bond et voilà la Chine, les pays de la Chine plutôt, avant la rentrée à Taïwan.
Toujours avec beaucoup de lenteur, pour prendre le temps de voir, de sentir, d’écouter les femmes et les hommes, s’attarder à l’histoire de lieux millénaires et peut-être faire éclater le temps.

Je voyage en bus parce que je n’aime pas les décalages horaires, qui établissent de manière trop arbitraire des distances si fortes entre nous et le monde qu’on se résout à ne jamais les franchir, par crainte de ne pouvoir s’en remettre. Je voyage en bus parce que je n’aime pas les langues étrangères, qui nous séparent et créent des identités trop souvent superficielles, et qui pour ajouter au lot nous sont imposées de manière tout aussi arbitraire. (p.11)

Une observation fine des populations, des conflits qui durent et perdurent, des guerres qui ont balafré la Bosnie et le Kosovo. Ces tensions toujours là et la population qui cache mal sa nervosité. Le couple admire aussi le courage des gens qui parviennent à se redresser après les catastrophes pour reconstruire des cités où la vie reste si douce, où le temps ne semble avoir aucune emprise.

Plus on explore des lieux merveilleux, plus l’envie d’en découvrir d’autres se fait pressante, et plus le besoin de retrouver les sensations de la première fois grandit. Sans doute est-ce la raison pour laquelle certains estiment que le voyage est une drogue. (p.35)

Des souvenirs douloureux à Auschwitz avec les camps nazis et la mort de millions de Juifs. L’impensable devenu réalité. La logique froide de la bêtise.

La Chine

Et la Chine que nous connaissons mal, si peu. Ce continent garde ses mystères et réserve bien des surprises aux audacieux. Une nation qui peut maintenant regarder le monde droit dans les yeux avec une incroyable activité économique.
 
L’activité règne de façon frénétique ici, sept jours par semaine, jour et nuit. Comme toutes les villes chinoises, Mongla donne l’impression de ne jamais s’arrêter, au point de fatiguer les observateurs effarés. Et la fatigue n’est pas que celle des yeux, mais également des oreilles. Les gens parlent fort ici. Beaucoup plus fort qu’au Laos. (p.175)

Des habitudes qui peuvent dégoûter les maniaques de la propreté que sont les Occidentaux.

Il s’agit d’offrir au monde une image de la Chine plus civilisée, pas celle d’une bande de cracheurs… Mais à Mongla, de telles préoccupations ne sont pas encore d’actualité. Ici, les cracheurs ont encore de beaux jours devant eux, les âmes sensibles sont prévenues ! (p.177)

Des populations qui protègent leurs traditions, des cultures, des villes qui changent d’heure en heure, semblent toujours se faire et se défaire. La Chine est un pays étonnant, diversifié. Comme ce village où il n'y a que des gens âgés et des enfants. Tous les autres sont partis à l'extérieur pour travailler. Les voyageurs vont de surprise en surprise avant de se retrouver en Corée du Sud, un territoire qui semble en perpétuelle transformation.
J’aime le regard lucide et aimant de Barthélémy Courmont qui tente de faire tomber les frontières, les différences et les méfiances. Une avancée dans le temps pour mieux apprécier la diversité humaine de la planète, les façons de vivre le réel, de chercher le bonheur peut-être. Avant Éden témoigne de la beauté du monde et de sa diversité malgré l’horreur des conflits, des affrontements où les tueries ne règlent jamais rien.

Avant Éden, Sur les routes d’Europe et d’Asie, de Barthélémy Courmont est paru aux Éditions du Septentrion, 24,95 $.

Ce qu’il a dit :

Le temps s’est déplacé un peu plus vers l’Est, laissant derrière lui des mondes de plus en plus uniformes, au bénéfice du plus grand nombre sans aucun doute, mais au grand dam d’une poignée de rêveurs un tantinet égoïstes qui se souviennent de leurs aventures épiques dans cette Europe alors si différente. (p.27)
À Auschwitz, il ne peut pas faire beau. Le soleil n’a rien à faire dans un tel lieu. Il préfère s’arrêter de briller, par respect sans doute. Difficile d’Imaginer un endroit plus terrible que celui-ci. On peut chercher loin, argumenter, débattre, mais au bout du compte rien ne peut rivaliser avec Auschwitz au registre de l’horreur. Une horreur comptable d’abord : 1,5 million de personnes entrées dans les deux camps, et qui n’en sont jamais ressorties. (p.75)
Toutes les routes du Laos se ressemblent, et celles au nord du pays, dans les régions difficilement accessibles où le relief est presque un défi, sont les plus pittoresques, mais aussi les plus difficiles. Chaque voyage d’une ville à l’autre est une véritable épopée, dont on se demande à chaque virage comment elle prendra fin. (p.167)
Comme dans tous les villages de Chine, qu’ils soient ou non peuplés de minorités, les vieux sont en surnombre, exode oblige. Ce sont eux qui prennent soin des plus jeunes, et assurent leur éducation quand les parents ne sont pas là, pour ne pas dire en permanence. (p.223)

lundi 17 février 2014

La pacifiste et le guerrier se comprennent

Elle est pacifiste, antimilitariste. Il est soldat, en mission à Kaboul, en Afghanistan. Tout les sépare, rien ne peut faire en sorte qu'ils se comprennent et partagent ce qu’ils vivent. C'est pourtant ce qui arrive à Roxanne Bouchard, enseignante, écrivaine et un militaire du 22e régiment, Patrick Kègle. Une belle manière de mettre ses convictions à l'épreuve, d'écouter l’autre, de comprendre ce que chacun vit et peut-être trouver qui ils sont au-delà des idées préconçues et les différences. Un bel exemple d'empathie et de curiosité.

Tout commence de façon anodine. Patrick Kègle, de Kaboul, écrit à son groupe favori Les Charbonniers de l’enfer. Il apprécie leur musique et écoute souvent leur dernier disque dans ce pays du bout du monde. Roxanne Bouchard, étant alors la compagne d’un membre du groupe, lui répond. C’était en 2004. C’est ainsi que commence une correspondance. Les messages, avec de longues interruptions, circuleront jusqu’en 2009. La magie d’Internet permet ça. Kim Thuy et Pascal Janovjak ont vécu un échange du genre dans À toi. Cette nouvelle technologie permet des contacts qu’il était à peu près impossible, il n’y a pas si longtemps.

Le temps pour le militaire d’aller au bout de sa mission, de rentrer au Québec et de connaître les affres du retour avant de repartir à Kandahar.
Pendant ces années, Roxanne Bouchard voit son couple s’étioler, vit une séparation difficile, deviendra l’écrivaine que l’on connaît, voyagera dans les mers du Sud pour se refaire une santé émotive.

Je suis militaire. Je me suis engagé à défendre mon pays et les valeurs qui font de lui un havre de paix. (p.9)

Elle fait écho à cette déclaration.

J’étais antimilitariste quand, en 2004, j’ai reçu le premier courriel du soldat Kègle. Posté à Kaboul, il disait travailler au rétablissement de la paix. (p.9)

Il raconte ses missions, les dangers du quotidien, ses peurs et l’horreur qui le fixe tous les jours. La mort rôde chaque fois que le soleil se lève. Elle tente de comprendre ce qui l’anime, ce qu’il ressent en vivant avec une arme qui ne le quitte jamais. Pourquoi surtout il accepte de vivre ça.

L’autre jour, en lisant cette lettre où tu me parlais de l’attentat et de ton inquiétude, je me suis aperçue que mes propos antimilitaristes, je les énonçais avec dureté et que, finalement, j’avais l’air plus agressive avec mon crayon que toi, malgré tes fusils. Moi qui prêche l’ouverture d’esprit, le respect et la compréhension de l’autre, je n’ai pas été très aimable depuis le début de cette correspondance et je m’en excuse. (p.54)

Patrikc Kègle raconte souvent ce qu’il cache à sa femme pour ne pas l’inquiéter. Roxanne Bouchard est secouée par les propos de ce guerrier qui fait preuve d’un humanisme que bien des pacifistes pourraient lui envier.

Compréhension
 
Les courriels vont, d’un monde à l’autre, abolissent le temps et l’espace. Ils vivent des doutes, connaissent des hésitations. Une femme et un homme tentent de se comprendre. Deux univers se rapprochent.
Il rentre de mission, vit une dépression, celle qui touche beaucoup de militaires à leur retour, vit aussi une séparation. Elle doit surmonter des moments difficiles. Une solitude qu’elle doit apprivoiser dans sa nouvelle vie, avant de rencontrer un nouvel amoureux.
Ce dialogue permet peut-être d’aller au-delà de ce qu’ils auraient pu se dire dans des tête-à-tête. Admirable franchise qui résiste malgré les bouleversements qui secouent leur vie.
Un dialogue vrai, senti, souvent amusant. Roxanne Bouchard, malgré ses épreuves, possède un solide sens de l’humour. Les deux deviendront de meilleurs humains grâce à cette amitié improbable, à cette correspondance exemplaire.

Bouchard Roxanne, Kègle Patrick, En terrain miné, Correspondance en temps de guerre, Montréal, VLB Éditeur, 240 pages, 24,95 $.
Ce qu’ils ont écrit :

Patrick Kègle

Tu sais, on a rencontré des mollahs dernièrement et plus de la moitié ne savaient ni lire, ni écrire… Alors ne va pas t’imaginer qu’ils comprennent le Coran puisqu’ils ne parlent pas arabe non plus ! Ce sont ces mêmes mollahs qui dictent la bonne conduite au peuple ! (p.34)

Roxanne Bouchard

Qui partira en guerre contre les touristes qui achètent, sur les plages ensoleillées de la République dominicaine, de petites esclaves haïtiennes ? Qui dénoncera les exploiteurs d’ouvrières sous-payées dans les usines textiles de Vancouver, de Montréal ? Que faire avec tous ceux qui battent leur femme et jouissent sur le corps violé des enfants ? (p.43)

Patrick Kègle

Nous avons su par la suite par les services médicaux qui étaient sur place avec nous que les femmes ne pouvaient être vues ni soignées, que les conditions d’hygiène étaient archaïques : jamais aucun bain ou aucune douche n’avaient été pris… Pas surprenant en cette terre aride. (p.80)

Roxanne Bouchard

Il ne s’agit pas toujours de faire un geste en mémoire de, mais uniquement de se rappeler. Parce que tu te rappelles de ta mère, elle ne mourra jamais et c’est toi qui la sauves de l’oubli. Parce que tu ne l’oublies pas, tu témoignes à quel point elle a été importante. Sa vie a été importante. (p.205)


lundi 10 février 2014

Benjamin se trouve enfin une place

J’ai lu une version de cette histoire, il y a quelques années, alors que je donnais un atelier sur le roman au Camp littéraire Félix. C’était encore un projet, une esquisse. J’avais aimé cette histoire et malheureusement, Marie Clark, n’avait pu se présenter à la session. J’ai découvert son personnage de Benjamin dans Mémoire d’outre-Web, un roman paru en 2011. Le personnage a fait son entrée en scène en 2008, avec Mes aventures d’apprenti chevalier presque entièrement raté. Benjamin avait huit ans alors, était un hyperactif et faisait face à l’incompréhension de ses parents. Marginalisé à l’école, il se réfugiait dans un monde imaginaire, devenait un chevalier.
Tous sont des adultes maintenant plus ou moins adaptés, se croisent de temps en temps. Benjamin n’arrive pas à trouver un lieu, un espace où il pourra donner une forme à sa vie. Le travail ne le trouve pas comme il le répète. Le hasard, une femme exaspérée par son fils, fait que la roue tourne. Il offre à la jeune mère au bord de la crise de s’occuper du garçon. Une heure. Ce sera le début de l’aventure. RX (pour René-Xavier) jure qu’il vient d’une autre planète et Benjamin a toujours été un extraterrestre. Il se revoit peut-être aussi au même âge.
Ils se retrouvent tous les jours et décident de construire un vaisseau spatial dans la ruelle. Une activité qui attirera les laissés pour compte. Benjamin devient un père substitut, un grand frère, un guide.

Qu’est-ce qu’ils ont, les pères ? me suis-je demandé en pensant au mien, qui a déserté la famille quand j’avais quatre ans. Je me suis entendu répondre que je pouvais le faire en attendant de trouver du travail. (p.16)
Marie Clark ne résiste pas au plaisir de suivre ses personnages dans des péripéties pour le moins singulières. Benjamin, à trente ans, a fui Miranda qui est devenue travailleuse sociale. Un amour d’enfance, un amour qui ne veut pas s’éloigner. Il n’arrive pas à croire que quelqu’un puisse l’aimer, qu’il a tout ce qu’il faut pour faire un bout de chemin en couple. Il préfère fuir plutôt que d’affronter ses peurs. La vie fera qu’il aura des choix à faire en s’occupant de RX, en étant bousculé par ce petit bout d’homme, en rencontrant des cas lourds qui s’accrochent à lui. Bien oui, les marginaux attirent les marginaux, c’est connu.
RX a l’imagination fertile et il s’invente un monde pour échapper au quotidien. Il a été abandonné par son père et sa mère en a plein les bras. Benjamin permet au jeune garçon de s’ouvrir, de prendre conscience de ses forces et de ses problèmes. Tout va vite. Nous sommes dans un roman après tout.

Il m’a frôlé maladroitement les poils du bras de sa petite main carrée. Un geste difficile pour les muscles constamment bandés d’un guerrier. Je ne savais pas trop comment interpréter sa dernière phrase, mais mes yeux, ma gorge se sont quand même mis à picoter. Le silence qui a suivi était inconfortable. (p.33)

Et de grands escogriffes rôdent autour de ce vaisseau qui n’a rien de spatial, finissent par former une bande singulière. Des éclopés qui vont de famille d’accueil en famille d’accueil, de problèmes en situations dramatiques. Benjamin devient le coeur de ce groupe qui constitue une famille avec un grand-père et quelques mères. On appelle cela une famille reconstituée ou bricolée. Il y a aussi les gangs de rues qui s’affrontent, les règlements de compte. Malgré tout, ce sont des garçons et des filles qui ne demandent qu’un peu d’attention et d’amour.
Certaines figures séduisent rapidement. Emma ou le Princesse en particulier. La violence couve dans ces quartiers où les jeunes vivent des sévices et des agressions, connaissent des guerres ethniques et tribales.
Marie Clark nous plonge dans un univers rude, difficile, mais elle transcende rapidement le sordide par l’imaginaire. Les agressifs, les poqués saisissent leur chance même si rien n’arrive facilement. Et ça marche. On y croit. On aime y croire. Même que les adultes sont forcés de tout remettre en question. Benjamin prend conscience de ses qualités de rassembleur et finira par devenir une famille d’accueil où les jeunes viendront pour faire des projets et vivre la fraternité, l’entente et acceptent leurs différences. Il y a de l’espoir chez Marie Clark. La lumière du soleil perce rapidement les gros nuages. Benjamin deviendra un adulte.
Certains peuvent trouver ce roman naïf ou un peu idyllique, mais j’aime ça. La joie, l’amour, le partage sont accessibles, il suffit de vouloir, de pouvoir saisir sa chance. L’écrivaine rompt avec les romans du genre qui se complaisent souvent à décrire l’insupportable et l’horrible. Les agressions, les sévices sont évoqués, mais jamais elle ne s’attarde au côté sordide du monde. C’est ce qui fait le charme de ce roman plein d’imaginaire, de personnages étranges qui se débattent avec leurs démons.

Parce qu’il faut bien, ai-je terminé dans ma tête, qu’au moins un être vivant, quelque part, dans l’univers, trouve une place minimale en lui pour l’inadmissible en nous. Parce que la vie humaine se résume à ça, me suis-je encore balbutié, une lutte constante, à la fois contre l’inadmissible de soi et pour son intégration. Une soif qui fait vivre et qui tue. (p.167)

L’acceptation de soi, la résilience. Tous s’en réchapperont, enfin presque tous. Même  le bébé phoque, un trisomique, pourra croire qu’il est normal. Une histoire belle de soleil, de rebondissements, de personnages méfiants qui finissent par se laisser approcher.
Un plaisir de lecture.
Peut-être que Marie Clark nous permettra de les retrouver dans un autre lieu, un autre espace. Après tout, c’est la troisième fois qu’elle nous fait le coup. Les marginaux fascinent cette écrivaine et Benjamin lui permet de suivre des jeunes largués par la société parce qu’ils ne correspondent pas au modèle courant. Ici, tous se retrouvent malgré leurs différences et leur passé, arrivent à faire un bout de chemin ensemble. On en veut encore.

Le lieu précis de ma colère de Marie Clark est paru chez XYZ Éditeur, 196 pages, 21,95 $.

mardi 4 février 2014

Les grandes énigmes de Sergio Kokis

La mort reste une figure importante dans l’œuvre de Sergio Kokis. Cette fois encore, dans Makarius, la belle séductrice, la Perséphone de mon Voyage d’Ulysse, est au centre d’une réflexion passionnante. Mort absurde, incontournable après une longue vie ou une courte maladie qui ronge le corps, celle qui vous fixe quand la tentation d’en finir est là ou l’autre, la mégalomane, l’arrogante de plus en plus cruelle avec la montée de l’intégrisme et du terrorisme.

Makarius, un clown noir, dans une Allemagne agitée, décadente, tourmentée, incarne la mort dans ses spectacles. Il la confronte, la bouscule et cette obsession l’entraînera dans bien des directions. Le mime danse avec cette partenaire étrange, récite des textes, étudie ses contemporains, tente de surprendre l’humain dans les différents moments de sa vie.
Nous sommes dans les années précédant la guerre de 1914-1918.

Face à la mort il n’y a pas de fausseté, aucune tricherie possible. C’et pourquoi la mort m’attire… À mon avis, c’est la mort qui révèle la vraie beauté de beaucoup de visages. (p.14)
(Propos de Ferdinand Hodler rapportés par Kokis)

Un personnage familier aux lecteurs de Kokis. On a fait sa connaissance dans Les saltimbanques où le cirque Alberti réussissait à migrer en Amérique après avoir survécu aux affres de la Seconde Guerre mondiale. Il est un personnage de Kaléidoscope brisé, une terrible épopée dans les pays d’Amérique du Sud.
Le romancier retrouve le mime dans sa jeunesse, nous fait assister aux origines du cirque Alberti.
L’Allemagne est instable. Les riches cherchent à s’enrichir, les communistes et les fascistes, les anarchistes et autres utopistes s’affrontent sur tout. Des assassinats sont commis au nom de la liberté, de la révolution et des classes ouvrières. Berlin est une ville où les Russes s’installent pour fuir la révolution et la prise du pouvoir par les bolcheviks. Un monde excessif, décadent, propre à toutes les dérives. La guerre se profile et devient un spectacle pour une jeunesse blasée.
Makarius connaît une certaine célébrité, demeure un solitaire malgré quelques aventures amoureuses. Il choisit de devenir soldat pour voir la mort dans les yeux quand l’ennemi bondit en vous mettant en joue.
Carlos Schulz pratique un métier qui n’a plus la cote dans le monde de la photo et du numérique. Il exécute certaines commandes et illustre des ouvrages éclectiques. Il est né au Brésil, a migré en Europe, vit en Italie, tente de reconstituer l’histoire du mime qu’il a croisé au Brésil, dans l’atelier d’un peintre qui lui enseignait.
Carlos, on s’en doute, est fasciné par les représentations de la mort, son importance dans la société ancienne et contemporaine, ses multiples visages, particulièrement chez les peintres. Ses conversations avec Jacobo Lunardi, le pathologiste de la morgue de Milan, portent sur la mort, la vie, l’art, les croyances religieuses et peut-être aussi sur le plaisir de vivre et d’être. Des questions qui reviennent dans les romans de Kokis. Dans Le maître de jeu en particulier.
Sa fascination pour le travail des peintres occupe une place importante aussi dans son oeuvre. Kokis décrit minutieusement les gestes du graveur, du mime qui explore d’autres façons de jouer, de représenter la comédie humaine, de faire exister la Mort dans une danse qui subjugue les spectateurs.

En suivant ce raisonnement, on peut alors conclure que l’artiste véritable ne se conforme pas aux convenances : il aspire à une représentation complexe du réel, sans rien laisser de côté, quitte à aller à contre-courant de l’opinion publique. (p.258)

Carlos n’ose pas amorcer son grand projet, l’aboutissement de sa vie d’artiste et de créateur. Depuis des années, il songe à créer sa Danse macabre. Une tradition qui a connu bien des variantes au cours des siècles. La mort qui ne fait pas de distinction entre les humains, emportant autant les grands que le reclus dans un monastère, le roi et le plus humble des travailleurs.
— La seule justice, répétait mon père en nous regardant dans les yeux.
Je n’ai jamais su s’il disait cela par bravade ou s’il était en paix avec cet aspect de la vie.
De jeu théâtral qu’elle était au début, la Danse macabre est devenue une œuvre picturale. La plus ancienne de ces représentations remonte aux années 1400 et se retrouve dans un cimetière de Paris. Carlos voit avec ses yeux de graveur quand Makarius intègre dans sa gestuelle les mêmes images.
Makarius vit la guerre de 14-18, connaît l’horreur des affrontements, voit les morts, les blessés, la souffrance et l’absurdité d’un tel affrontement. Blessé, il se retrouve dans un hôpital, vit un moment chez les fous où il en apprend beaucoup sur la nature humaine. Il connaîtra après l’aveuglement communiste en Russie, les obsessions idéologiques et meurtrières.
Kokis est à son meilleur dans ces pages d’une justesse étourdissante. Il écrit de véritables fresques sur la guerre, la montrant dans tout ce qu’il y a de souffrance et de douleurs.
Carlos entreprend de graver sa Danse macabre avec les images du monde de maintenant. Le profil du clown noir devient un fil conducteur.

La mort qui danse aujourd’hui au Vietnam, en Angola ou en Amérique latine, celle des stalags nazis et des goulags sibériens, celle d’Hiroshima ou celle de Dresde. Mais aussi la Mort qui s’étonne de l’aliénation contemporaine, de la consommation effrénée, de la bêtise véhiculée par les journaux ou la télé. Sans compter les nouvelles figures de la déchéance humaine, comme la peur de vieillir, la peur obsédante de mourir, de passer inaperçu ou d’avoir un corps distinct des canons de la mode. Je rêve d’un personnage de Mort à la fois politicien, médecin à Auschwitz, animateur de shows télévisés et prédicateur évangéliste. (p.24)

L’artiste cherche à être un homme qui réfléchit, prend ses décisions sans être influencé par les messages et les modes qui font courir les foules. Penser, discuter, méditer. Une chose de plus en plus difficile dans une société où toute forme de spiritualité est quasi disparue. Même qu’on peut se demander si la pensée n’est pas en train de s’effriter. Cet art de la réflexion chez Kokis n’est possible qu’entre certains individus, des solitaires, des créateurs qui se tiennent en retrait. L’écrivain croit à une sorte de caste, des âmes soeurs qui réfléchissent aux grandes questions qui ont secoué les époques.

C’est la conscience lucide de la mort qui pousse à l’art et à l’aventure. (p.117)

Une forme d’élitisme, mais aussi un humanisme qui s’engage malgré bien des réticences. Peut-être que l’on se tourne ici vers Albert Camus, sa conscience de l’absurdité de l’existence, la nécessité aussi de l’action pour calmer la terrible désespérance de l’humanité.
Le meilleur de Sergio Kokis surgit dans ce roman avec ses tourments, ses obsessions, ses questionnements qu’il ne cesse de confronter dans ses écrits et des tableaux inquiétants qui ornent la page couverture de ses livres. Des personnages décharnés, chiffonnés par la vie et toutes les expériences, dépouillés de leurs illusions et qui affrontent la souffrance et la désespérance à mains nues. Tous fixent la mort, en deviennent le reflet. Peut-être que chaque individu doit illustrer sa propre Danse macabre pour donner sens à sa vie, aller vers la fin avec une certaine sérénité. Comment dire la mort et la vie ?
Les jumelles s’enlacent dans un pas de deux, incapables de se séparer, de communiquer et de se révéler l’une à l’autre. J’aime ce Kokis qui tranche dans le vif, peut lancer des énormités, mais reste un vivant qui cherche une direction, tente de trouver un peu de sens dans le grand chaos de l’univers. Et quel conteur ! Il vous entraîne partout en Europe et en Amérique du Sud, ne vous laisse jamais un moment de répit. Un magnifique roman qui échappe à toutes les définitions. C’est fort heureux.

Makarius de Sergio Kokis est paru chez Lévesque Éditeur, 486 pages, 35,00 $.