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dimanche 21 avril 2013

Mylène Bouchard questionne nos certitudes


J’aime le monde de Mylène Bouchard, son regard sur la vie, le travail, les amours réels et imaginaires, les rencontres impossibles et les hasards. Elle fait preuve d’une sensibilité particulière qu’elle transpose dans une écriture toute simple qui révèle parfaitement l’univers qui est le sien. On peut appeler cela une forme de grand art.

Mylène Bouchard, dans «Ciel mon mari», se permet la fantaisie de prospecter le réel. La plupart du temps, elle revient à ce qui la préoccupe: la vie de maintenant avec ses embûches, ses éclaircies et ses mensonges.
L’écrivaine multiplie les angles, questionne l’écriture qui bouscule quand elle ne vous aspire pas. Les «souffleurs de mots» n’échappent pas à la frénésie qui les entoure tout comme aux changements qui viennent secouer leur quotidien. Ils font face à la solitude, aux enfants qui doivent se débrouiller parfois seuls, à un travail qui épuise, des remises en question qui deviennent des sujets d’écriture.
Tout n’est pas d’une même venue dans cette suite de courtes fictions. Les textes destinés à la radio m’ont laissé un peu sur mon quant-à-soi. Par contre, Mylène Bouchard fascine quand elle cerne des comportements, s’attarde à de grandes et petites misères. Je songe à «Au beau milieu» qui nous plonge dans un village qui se meurt et qui se hérisse quand des jeunes viennent s’installer. Le jeune couple se heurte à un monde paranoïaque et sclérosé.
«J’ai vu arriver le jeune couple du 712 et leur bataclan. Ils avaient fait le pari de s’établir dans une localité rurale et d’y fonder une famille. La femme avait préalablement trouvé du boulot. Quant à lui, il sait que la recherche de travail prendra plus de temps. Le jeune couple moderne habite au beau milieu de la route de l’Église. La rue prend la forme d’un croissant ceinturant l’église et leur maison est située dans le creux du bol, au 712 route de l’Église très exactement.» (p.75)
Ces sociétés étouffent dans leurs rancunes et ne tolèrent aucune remise en question. Il en est ainsi depuis toujours. Ces villages n’acceptent surtout pas de voir des jeunes vivre différemment, d’où la difficulté des immigrants à s’intégrer dans les régions.
«Je n’irai pas à Pompéi», reprend le thème. Une jeune femme échoue dans un hameau loin de tout. Elle y est tolérée jusqu’à ce que sa présence devienne suspecte.
«Depuis quelques jours, les gens ne me regardent plus de la même manière. Au café, l’accueil est moins chaleureux. Ça y est, je crois que les gens de San Lazzaro se demandent pourquoi je suis là. Ils m’envoient des signaux. Politesses pour m’inviter à partir au bon moment. C’est parfois le sort du voyageur. On lui rappelle à la fois qu’il est vivant et étranger aux montagnes qui ne l’ont pas vu naître.» (p.52)
Ces populations produisent des anticorps, on dirait, pour se protéger des nouveaux visages.
Personnages

Nous retrouvons avec bonheur quelques personnages des publications antérieures de Mylène Bouchard. Le couple de «La garçonnière» a mis toute une vie à se chercher et reste incapable de se retenir quand ils se croisent. Voilà deux électrons libres qui ne peuvent aller dans une même direction. La solitude aussi de ce petit garçon qui se débrouille pendant que la mère travaille. Un abandon qui va au-delà des mots. Même si je connaissais le texte, j’ai avalé de travers en le relisant.
«Une fois qu’il est revenu chez lui après l’école, qu’il a ouvert la porte d’entrée, qu’il a comblé son creux, qu’il a espionné les soupers de son quartier, Loan prend peur. Il va dehors pour l’école et revient et c’est tout. L’idée de sortir à nouveau dehors, tout seul, le soir, est pour lui inconcevable. C’est un enfant comme ça. De jour, de réverbères. La soirée s’éternise. Il s’endort très tard, après que la dernière fenêtre des alentours s’est éteinte, que les rideaux sont définitivement tirés.» (p.127)
L’errance, la solitude, le questionnement de l’écriture, le plaisir d’étudier, de voyager, de vouloir dépoussiérer la société pour faire autrement marquent ces textes. Partout l’auteure fait face à des résistances, des bousculades, des douleurs et des chagrins, des rencontres qui ne peuvent se réaliser. Des fragments à lire lentement pour les laisser se déposer. Le tout empreint d’une grande délicatesse, d’une belle subtilité et d’une efficacité remarquable.

«Ciel mon mari» de Mylène Bouchard est paru aux Éditions de La Peuplade.

dimanche 14 avril 2013

Jean-Pierre Vidal secoue nombre de clichés



JEAN-PIERRE VIDAL passe de la réflexion au rire dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», d’un monde tragique à un univers en apparence plus léger. Juste, difficile, grinçant souvent, l’écrivain secoue nombre de clichés dans ses nouvelles, avec un à propos à nul autre pareil. Une démarche nécessaire dans un monde où la pensée est perçue souvent comme une tare. Vidal bouscule cette modernité si floue et si envahissante surtout.

Vingt-huit nouvelles, vingt-huit manières de scruter la société, ses travers, ses folies et ses obsessions, des agissements qui montrent le meilleur, mais surtout dévoilent le pire. Dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», un titre fascinant, Jean-Pierre Vidal jongle avec des questions qui n’auront peut-être jamais de réponses, mais qu’il ne faut pas négliger pour autant.
Des textes consistants emportent le lecteur sur plusieurs pages ou encore l’auteur choisit le texte très court qui vous laisse en déséquilibre. L’auteur sait jouer de plusieurs instruments de l’orchestre pour notre plus grand plaisir. Il préfère parfois le flou qui m’a fait revenir sur les phrases pour tenter de retrouver ce qui avait pu m’échapper. Vous avez alors rapidement le sentiment de ne plus savoir où aller. Ou encore, un texte laisse croire que la mise en page a connu des hoquets. Vous réalisez après qu’il faut sauter un paragraphe pour retrouver le fil et revenir en arrière. Heureusement, ces «jeux dans l’espace» se font plutôt rares.
Il y a aussi ces incursions dans la pensée des tueurs en série qui semble si bien caractériser la société américaine. Des meurtres gratuits, la démence d’un tireur fou ou d’un solitaire qui travaille avec doigté, intelligence et raffinement.
«Vois-tu, le meurtre en série est dans la fibre de ce continent, il flotte dans l’air de cette civilisation, comme un pollen. Liquider le plus de gens possible, le plus rapidement possible et le plus spectaculairement possible, c’est la hantise secrète de tous ces énervés qui se prennent pour des individus. Pour eux, c’est comme un orgasme. Et après, ils se réveillent, complètement abrutis, vidés, mais contents. Même quand leur état les envoie rejoindre leurs victimes.» (p.171)
L’écrivain Bertrand Gervais a bellement exploré cet aspect dans «Les failles de l’Amérique», un grand roman passé inaperçu peut-être parce qu’il révèle un aspect de l’humain que nous refusons de voir même s’il prend toujours le pas dans les bulletins d’informations.

Communications

Il y a aussi la quincaillerie numérique qui obsède un peu Vidal et qui a donné de nombreuses chroniques dans «Le chat qui louche». Les contemporains sont branchés, bombardés de musique, de messages instantanés, souvent futiles où privé et public se bousculent.
«Partout dans l’autobus, les voix cellulaires imposent leur chorale: — Salut. C’est qu’tu fais? Ah bon! J’arrive là.» «Allo, Papa? Je serai là dans dix minutes, on est au centre d’achat, là. À tantôt!» (p.92)
J’ai aimé le regard sur les passagers d’un autobus, les manœuvres pour s’approprier le siège voisin, l’arrivée du retardataire qui bousille toute la stratégie et vient empiéter sur votre espace. Toutes les manœuvres aussi pour s’isoler des autres passagers. Le narrateur possède l’outillage parfait pour contrer toutes les approches. Cela ne l’empêche pas de reluquer discrètement une jeune femme fort jolie.
Il y a aussi les hasards qui emportent les personnages de Vidal. Des mondes étranges s’ouvrent et vous poussent dans une autre dimension.
À lire la réflexion du pape Pie XIV pendant un match de soccer. Il y a là tout l’avenir de l’humanité, ses obsessions et ses lubies. Le tout avec une bonne dose d’humour.
«Mais réunir l’humanité sous un seul dieu, c’était vouloir, en fin de compte, tout abolir dans l’indécision, l’indistinction qui ferait du même coup de la bête humaine un dieu. Et c’était, en même temps, revenir à la matière d’avant l’explosion initiale et engloutir Dieu, l’homme lui-même dans une totalité qui n’était que néant.» (p.204)
Et que j’aime quand une phrase coupe votre élan de lecteur comme un uppercut.
«Encore heureux que Gianfranco entretienne avec lui une relation dialoguée qui, au moins, lui permettait de formuler des demandes, sans avoir besoin de passer par cette forme d’hébétude archaïque et autiste qu’on appelait autrefois la prière.» (p.186)
Jean-Pierre Vidal demeure un allumeur de réverbères dans ce monde de pulsions et de consommation. Il demeure un humaniste qui cherche un sens à la vie et des certitudes de plus en plus fuyantes. Peut-être que l’écriture est la dernière manière de résister au naufrage.

«Le chat qui avait mordu Sigmund Freud» de Jean-Pierre Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère.

dimanche 7 avril 2013

Madeleine Gagnon se penche sur sa vie


«Depuis toujours» de Madeleine Gagnon témoigne du parcours fascinant d’une femme qui a toujours cherché la liberté, l’égalité et la justice. Le tout sans masquer des déceptions, autant professionnelles que familiales. Madame Gagnon a connu la mesquinerie même si elle reste discrète. Jamais elle n’en profite pour régler ses comptes. Un plaidoyer pour l’affirmation de soi et du Québec, de la littérature qui dit une nation dans ce qu’elle a de plus vrai et de plus senti.

Le récit s’appuie sur sa vie, ses idées, ses écrits et ses amitiés avec des écrivaines remarquables. Bien plus qu’un récit autobiographique, l’écrivaine peint une époque charnière du Québec.
Dans «Depuis toujours» comble jusqu’à un certain point mon ignorance de l’œuvre de cette écrivaine. Elle raconte son enfance à Amqui, brosse un portrait fascinant de ses parents et grands-parents qui sortaient de l’ordinaire. Qui dans les années 40 envoyait ses enfants à l’école? Ce n’était pas dans les mœurs de ma famille. La scolarisation se terminait à la sortie de l’école de rang.
L’art de l’autobiographie ne va pas de soi. Plusieurs s’y aventurent sans pour autant échapper aux balises. La plus belle réussite du genre est certainement «La détresse et l’enchantement» de Gabrielle Roy au Québec. Une écriture venue tardivement qui a laissé le lecteur à la veille de la parution de «Bonheur d’occasion». Comment l’écrivaine a vécu ce succès, nous ne le saurons jamais? Heureusement, madame Gagnon n’a pas tardé à se pencher sur sa vie et son parcours.

Études

La jeune Madeleine aime étudier et le père, un homme d’exception, avec la mère Jeanne, une femme attachante et curieuse, ne feront rien pour contrer les ambitions de leur fille.
«… Je l’ai déjà écrit ailleurs mais j’aime à le répéter: «Et si je n’ai pas assez d’argent pour faire instruire tous mes dix enfants, je ferai d’abord instruire les filles!» Pourquoi? avions-nous osé demander. Sa réponse fut simple: «Parce que les femmes sont meilleures, plus intelligentes et ont plus de morale. Et parce qu’elles transmettent les valeurs d’une génération à l’autre. Les garçons, eux, peuvent toujours gagner leur vie avec la force de leurs muscles.» (p.123)
Étudier à l’époque voulait aussi dire exil. Madeleine séjournera au séminaire des Ursulines de Québec avec ses règlements implacables et ses injustices.
«Ce jour-là, elle me dit sans autre préambule que si je voulais revenir au collège l’année suivante, je devais renoncer à mes premiers prix – j’en avais quelques-uns, et dans quelques matières. Elle me donnait vingt-quatre heures pour réfléchir et lui faire connaître ma réponse. Sans trop comprendre de quoi il retournait, et flairant l’abus de pouvoir, je ne mis pas vingt-quatre heures, mais vingt-quatre secondes, et la fixant droit dans les yeux, ce qui nous était interdit, humilité oblige, je dis: «Ma décision est prise, mère, je garde mes prix!» Ne pouvait contenir sa rage, elle hurla: «La porte, mademoiselle. La porte de mon bureau et celle du collège, l’an prochain. Vous êtes congédiée! Pour cause officielle d’insubordination!» (p.45)
Après bien des pérégrinations, la jeune femme continuera à Moncton où elle découvre les joies de la connaissance. Il y aura beaucoup de migrations avant l’installation à Montréal et des études en philosophie.
«L’un des professeurs nous avertit dès le premier cours qu’il ne donnerait jamais plus de 70% au travail d’une fille, quelle qu’en soit sa valeur. Bon. Il y eut un silence. Puis, quelqu’un a osé, d’une voix timide, demander pourquoi. Le professeur sembla surpris, mit un peu de temps à répondre et dit: «Parce que tout le monde sait que les filles ne viennent pas en philosophie à l’université pour étudier, mais pour trouver un mari!» (p.67)
De quoi devenir révolutionnaire. Madeleine Gagnon poussera jusqu’au doctorat en France.

Écriture

Une fois ces connaissances acquises, madame Gagnon se tourne vers l’écriture. La poésie, les textes militants, la découverte de la littérature québécoise, la conversion à l’idée de la souveraineté, l’amour, le mariage, la maternité, la dure condition des femmes.
Une histoire de franches amitiés aussi, une volonté de rendre la société plus juste pour les femmes surtout. Le militantisme syndical, l’enseignement de la création littéraire et la défense de la littérature du Québec dans ses cours et lors de conférences à l’étranger. Madeleine Gagnon deviendra une sorte d’ambassadrice littéraire comme Miron le fut en poésie.
Un témoignage touchant, juste, sans complaisance qui nous entraîne dans ces années où le visage du Québec a changé.

«Depuis toujours» de Madeleine Gagnon est paru chez Boréal Éditeur.