JEAN-PIERRE
VIDAL passe de la
réflexion au rire dans «Le chat qui avait mordu Sigmund Freud», d’un monde
tragique à un univers en apparence plus léger. Juste, difficile, grinçant
souvent, l’écrivain secoue nombre de clichés dans ses nouvelles, avec un à
propos à nul autre pareil. Une démarche nécessaire dans un monde où la pensée
est perçue souvent comme une tare. Vidal bouscule cette modernité si floue et
si envahissante surtout.
Vingt-huit nouvelles, vingt-huit
manières de scruter la société, ses travers, ses folies et ses obsessions, des
agissements qui montrent le meilleur, mais surtout dévoilent le pire. Dans «Le
chat qui avait mordu Sigmund Freud», un titre fascinant, Jean-Pierre Vidal jongle
avec des questions qui n’auront peut-être jamais de réponses, mais qu’il ne
faut pas négliger pour autant.
Des textes consistants
emportent le lecteur sur plusieurs pages ou encore l’auteur choisit le texte
très court qui vous laisse en déséquilibre. L’auteur sait jouer de plusieurs
instruments de l’orchestre pour notre plus grand plaisir. Il préfère parfois le
flou qui m’a fait revenir sur les phrases pour tenter de retrouver ce qui avait
pu m’échapper. Vous avez alors rapidement le sentiment de ne plus savoir où aller.
Ou encore, un texte laisse croire que la mise en page a connu des hoquets. Vous
réalisez après qu’il faut sauter un paragraphe pour retrouver le fil et revenir
en arrière. Heureusement, ces «jeux dans l’espace» se font plutôt rares.
Il y a aussi ces incursions dans
la pensée des tueurs en série qui semble si bien caractériser la société
américaine. Des meurtres gratuits, la démence d’un tireur fou ou d’un solitaire
qui travaille avec doigté, intelligence et raffinement.
«Vois-tu, le meurtre en série
est dans la fibre de ce continent, il flotte dans l’air de cette civilisation,
comme un pollen. Liquider le plus de gens possible, le plus rapidement possible
et le plus spectaculairement possible, c’est la hantise secrète de tous ces
énervés qui se prennent pour des individus. Pour eux, c’est comme un orgasme.
Et après, ils se réveillent, complètement abrutis, vidés, mais contents. Même quand
leur état les envoie rejoindre leurs victimes.» (p.171)
L’écrivain Bertrand Gervais a
bellement exploré cet aspect dans «Les failles de l’Amérique», un grand roman passé
inaperçu peut-être parce qu’il révèle un aspect de l’humain que nous refusons
de voir même s’il prend toujours le pas dans les bulletins d’informations.
Communications
Il y a aussi la quincaillerie
numérique qui obsède un peu Vidal et qui a donné de nombreuses chroniques dans
«Le chat qui louche». Les contemporains sont branchés, bombardés de musique, de
messages instantanés, souvent futiles où privé et public se bousculent.
«Partout dans l’autobus, les
voix cellulaires imposent leur chorale: — Salut. C’est qu’tu fais? Ah bon!
J’arrive là.» «Allo, Papa? Je serai là dans dix minutes, on est au centre
d’achat, là. À tantôt!» (p.92)
J’ai aimé le regard sur les
passagers d’un autobus, les manœuvres pour s’approprier le siège voisin, l’arrivée
du retardataire qui bousille toute la stratégie et vient empiéter sur votre espace.
Toutes les manœuvres aussi pour s’isoler des autres passagers. Le narrateur
possède l’outillage parfait pour contrer toutes les approches. Cela ne
l’empêche pas de reluquer discrètement une jeune femme fort jolie.
Il y a aussi les hasards qui emportent
les personnages de Vidal. Des mondes étranges s’ouvrent et vous poussent dans
une autre dimension.
À lire la réflexion du pape
Pie XIV pendant un match de soccer. Il y a là tout l’avenir de l’humanité, ses
obsessions et ses lubies. Le tout avec une bonne dose d’humour.
«Mais réunir l’humanité sous
un seul dieu, c’était vouloir, en fin de compte, tout abolir dans l’indécision,
l’indistinction qui ferait du même coup de la bête humaine un dieu. Et c’était,
en même temps, revenir à la matière d’avant l’explosion initiale et engloutir
Dieu, l’homme lui-même dans une totalité qui n’était que néant.» (p.204)
Et que j’aime quand une
phrase coupe votre élan de lecteur comme un uppercut.
«Encore heureux que
Gianfranco entretienne avec lui une relation dialoguée qui, au moins, lui
permettait de formuler des demandes, sans avoir besoin de passer par cette
forme d’hébétude archaïque et autiste qu’on appelait autrefois la prière.»
(p.186)
Jean-Pierre Vidal demeure un
allumeur de réverbères dans ce monde de pulsions et de consommation. Il demeure
un humaniste qui cherche un sens à la vie et des certitudes de plus en plus
fuyantes. Peut-être que l’écriture est la dernière manière de résister au
naufrage.
«Le chat qui avait mordu Sigmund Freud» de Jean-Pierre
Vidal est paru aux Éditions de La Grenouillère.
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