«La fille qui n’existait pas»
arrive après une maturation de sept ans. Rapidement, j’ai plongé dans l’univers
singulier de cet écrivain que j’aime. Des marginaux squattent un édifice
désaffecté. Aude dirige le groupe avec son frère Ozzy, un peintre fantasque qui
s’égare dans un univers étrange.
«La salle était flanquée de
hautes fenêtres et plantée de piliers de béton évoquant la colonnade d’un
temple, impression qu’accentuaient les fresques nombreuses dont étaient ornés
les murs. Des macaques jouant au basket. Un lézard parlant dans son cellulaire.
Une grenouille qui s’appliquait du rouge. Une mante religieuse célébrant la
messe devant une assemblée de mouches et de chenilles humaines. Chiens bipèdes,
cochons endimanchés, bébés ailés, harpies et autres minotaures: il y avait là
tout un peuple de personnages hybrides qui n’auraient pas déparé un tombeau
égyptien.» (p.21)
Vie communautaire
Tous partagent le quotidien et
s’entraident. Emma, la muette, Matsheshu, un Indien, Proust, un professeur
alcoolique, Raoul, un nain exhibitionniste, Mollusque et Frigon le tatoué. Ils vivent
d’expédients et se satisfont des hauts et des bas de leur vie.
Aude arbitre les conflits,
apaise les tensions, devient une véritable tigresse quand on touche à son frère.
«C’était parce qu’elle
faisait peur. C’était à cause de la cicatrice qui lui fendait la face,
suscitant une répulsion immédiate. Ce stigmate n’était d’ailleurs que l’aspect
le plus criant de sa hideur, que consacraient un teint blafard, des traits
grossiers et une robuste carrure masculine. Aude avait l’air d’un gars,
tellement qu’on confondait: les femmes la prenaient souvent pour un homme, et
même ces derniers s’y trompaient.» (p.18)
Matsheshu joue de la musique
dans le métro, Ozzy crayonne les trottoirs pour faire quelques sous, Emma se
prostitue et Proust craint plus une pénurie d’alcool qu’un manque d’argent. Tous
courent derrière une chimère et cherchent peut-être un monde meilleur.
Bascule
Tout bascule à mi-chemin de cette
aventure. Ozzy rencontre Ophélie et c’est l’amour fou, le soleil qui l’aveugle.
On a une idée de la fin si on se réfère à l’héroïne de Shakespeare. Aude voit
son frère lui échapper et elle rage. Jalouse, elle provoque la catastrophe.
«Aude opina. La situation
devenait effectivement invivable. Il fallait neutraliser cette menace
qu’incarnait Ophélie. Prendre les grands moyens. Et elle chuchota au tatoué
l’adresse de la jeune femme, rue des Hêtres.
— Donne-lui la frousse,
murmura-t-elle. Ne la touche pas, mais fais-lui comprendre qu’elle a intérêt à
se tenir loin d’Ozzy.» (p.85)
Impossible de revenir en
arrière.
Je me suis retrouvé dans un
monde où la psychologie prend le relais pour dénouer les liens qui unissent
cette famille hétéroclite. Aude souffre de dissociation, invente des
personnages pour surmonter les traumatismes ou les événements violents de son
enfance. La tribu n’est pas réelle. Tous sont des êtres venus de son cerveau. Madame
Tao, la psychanalyste, tente de l’aider, mais tout se complique, comme si ce ne
l’était pas assez, quand elle se rend compte qu’elle est un fantasme de son
frère. Elle est morte il y a longtemps et Ozzy l’a ressuscitée. Vous en voulez
plus? Il faut régresser pour mettre le doigt sur les traumatismes qui ont fait
en sorte que ce garçon s’invente une famille et multiplie les personnages. Son
enfance est une suite d’horreurs. Suicide du père, viol, violence, meurtre. Le
pire. Et que deviendront ces personnages irréels?
J’avoue! Le plaisir n’était
plus au rendez-vous, mais Denis Thériault m’a retenu par son écriture. Je n’avais
encore rien vu. Ozzy croit qu’il est la réincarnation d’Osiris, le dieu
égyptien et qu’Aude est Isis. Il pense pouvoir ressusciter Ophélie qu’il a
assassinée. Tout se termine dans une sorte d’apothéose de soleil et de lumière.
J’ai lu «La fille qui
n’existait pas» jusqu’au bout par entêtement. Je ne pense pas que la majorité
des lecteurs auront cette patience. J’ai décroché quand la psychanalyse s’en est
mêlée.
Voilà une sorte de
fantasmagorie qui m’a laissé pantois, malgré ma bonne volonté et mon désir
d’aimer ce roman d’un écrivain que j’admire. À cause de «L’iguane», bien sûr,
ce livre magique.
«La fille qui n’existait pas» de Denis Thériault est
paru chez XYZ Éditeur.