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dimanche 19 septembre 2010

Claude Jasmin ne cesse d’explorer son enfance

Les copains avec qui Claude Jasmin jouait au cow-boy dans les ruelles le surnommaient «Papamadi». Voilà qui explique l’étrange titre de son dernier roman. Le jeune garçon, tout comme l’adulte, ne résistait jamais au plaisir d’épater l’auditoire. Il avait l’habitude de lancer ses récits en disant : «Papa m’a dit», manière de remplacer le «Il était une fois».
 Parce que le parternel de Claude racontait des histoires curieuses où voyantes et mystiques arboraient des stigmates, saignaient à tous les vendredis et se coltaillaient avec le diable. Catherine Emmerich, Thérèse Neumann, Marie-Louise Brault, Marthe Robin, Bernadette Soubirous et bien d’autres. Ces noms ne diront rien à ceux qui ont moins de quarante ans. Ces femmes conversaient avec Dieu, voyaient la Vierge, guérissaient les malades et accomplissaient des miracles. Elles étaient l’objet de véritables cultes.

Souffrances

Jasmin père s’attardait aux souffrances de ces mystiques et raffolait des détails qui effarouchaient l’enfant.
«C’est pas tout ça, mon gars, sous les yeux du procurateur Ponce Pilate qui, on le sait, s’en lavait les mains, il y a eu 72 crachats. Tu as bien entendu : 72. N’oublions pas le sang versé, 230 000 gouttes. » Papa fait beaucoup de fumée et ajoute : « Maintenant, mon gars, voici pire que pire : il y a eu… 600 200 larmes.» (p.10)
Des statistiques qui ne pouvaient que faire trembler un enfant sensible et l’empêcher de dormir.   
«Peu à peu, des gens de partout en Allemagne se rendent à la maison de ferme. Ils voient Thérèse qui souffre, qui crie, qui pleure, qui se tord de douleur parfois. Et ça c’est spécial, mon gars, elle lévite ! Tu entends ? La voilà comme soulevée au-dessus de son lit dans cette chambre modeste… … Sais-tu le plus fantastique ? Durant ses visions, cette femme ignorante parlait couramment en araméen ! C’est la langue que parlait Jésus.» (p.15)
La vie des mystiques mais des confidences qui bouleversaient l’enfant. Son père n’était peut-être pas heureux de sa vie.
«Tu sais mon garçon, j’aurais pas dû me marier, ma vraie vocation c’était prêtre, même que je dirais, moine. Dans un monastère, j’aurais été un homme heureux.» Je suis mal à l’aise, et je m’inquiète : est-il malheureux? Il enchaîne : «Durant mon voyage de noces, la croisière sur le Saguenay, un matin j’étais sorti sur le pont, j’ai pensé à me jeter dans le fleuve.» (p.45)
Son père a songé au suicide, pendant son voyage de noces. Troublant. On touche le cœur du récit, mais malheureusement Claude Jasmin ne s’y attarde pas.

Fascination

L’écrivain oublie l’ordre chronologique, retourne dans sa petite enfance et nous ramène à la mort du père, alors qu’il est chef de famille et qu’il en mène large dans les médias et à la télévision. Des moments précieux, des rencontres où le fils et le parternel se retrouvaient en tête-à-tête au chalet ou encore partaient en expédition. Les affrontements aussi quand l’adulte se dressait devant son géniteur pour démontrer que «ses mystiques» étaient des tricheurs. Une relation d’amour qui avait souvent du mal à se dire.
«J’étais un révolté. Aussi contre lui, ce père bigot ? Sans doute. Pourtant ça n’était pas très clair, car je l’aimais aussi. J’aimais tant ces drôles de tableaux qu’il brossait, tard le soir, comme en secret, derrière son comptoir, entre les visites de ses clients, des zazous ! En somme, entre les séances des deux cinémas du coin de la rue.» (p.100)

Regard

Claude Jasmin a l’ âge maintenant de regarder derrière son épaule pour s’attarder à ce qui a fait sa vie d’écrivain, d’artiste en arts visuels, de conteur incomparable et de polémiste.
Dommage qu’il y ait autant de redites. Cette sombre histoire du frère Maximilien par exemple. On aurait pu écourter. Ce n’est pas ce qui retient le lecteur. On s’égare !
Reste que Claude Jasmin est un sacré conteur. Malgré un récit un peu écrianché, il captive le lecteur et nous plonge dans un univers de religiosité qui a hanté sa génération.

«Papamadi» de Claude Jasmin est publié chez VLB Éditeur.

dimanche 12 septembre 2010

Biz ou les difficultés de la parternité

Biz est membre du groupe Loco Locass
Biz est connu pour faire partie du groupe Loco Locass. Il présente dans «Dérives», une première publication, un court récit qui témoigne du désarroi d’un nouveau père.
«Voilà, c’est fait, mon fils est né. Un accouchement comme tous les autres : dans les cris, les pleurs et le sang. Une révolution, en somme. Et pas vraiment tranquille… Mais une révolution à l’envers, qui aboutirait à l’installation d’un roi dans une république jusque-là plutôt pépère. Un petit tyran à l’ego hypertrophié dont les moindres caprices doivent être immédiatement satisfaits, sous peine de hurlements stridents.» (p.7)
C’est un cliché de dire que l’arrivée d’un enfant chambarde la vie du couple. Certains ne s’en remettent jamais. Cette naissance longtemps rêvée est le début d’un long cheminement qui mène à la rupture. Le nouveau-né exige tout de la mère et du père. Les parents ont l’impression d’être aspirés par cette bouche dévoreuse qui demande soins et nourriture. Les horaires se plient aux caprices du nouvel arrivant. Les heures du jour et de la nuit sont fragmentées. La merveilleuse aventure de la vie devient une épreuve, surtout de nos jours où les enfants sont le centre du monde et de la galaxie.

Dégringolade

Biz perd ses habitudes qui étaient pourtant bien ancrées avant l’arrivée de son fils. Il aime ce petit garçon, là n’est pas la question, mais il se retrouve devant un étranger quand il se regarde dans le miroir. Tout bascule. Les contacts avec les amis et sa femme qu’il agresse verbalement. Devant l’inévitable qui se profile, le couple décide de vivre une thérapie.
«À bout de ressources, ma mie m’avait intimé : C’est la psy ou je décrisse. Ça laisse peu de marge de manœuvre. On jouait carrément notre couple et on le savait tous les deux. On s’y rendait toujours dans un silence pesant et solennel. S’il fallait sombrer, ce serait avec la dignité des musiciens du Titanic, qui avaient persisté à jouer jusqu’aux derniers instants du naufrage.» (p.47)

Privé et public

Un récit touchant qui déborde un peu sur la société et le monde politique. Le privé reflète souvent le public. Il y a aussi tout au long de ce récit une allusion à la figure du passeur qui incarne la mort.
Si cette image du navigateur qui s’enfonce dans un marais est un peu déroutante au début, les dernières pages deviennent lumineuses. Le passeur maintenant serait-il celui ou celle qui contrôle les médicaments ? On bascule dans un mode ouaté avec les antidépresseurs qui empêchent de trop descendre et de ne pas trop s’élever.
«Je tentais d’avoir l’air détaché, mais je détestais cette consultation publique, où tous mes problèmes étaient révélés par cette maudite médication. Profesionnelle, elle me regardait sans juger, avec juste ce qu’il fallait de compassion.» (p. 93)
Un sujet que peu d’hommes ont osé aborder. Interdit ou tabou ? Biz le fait avec justesse. C’est un peu raboteux comme écriture, mais combien vrai et signifiant. 

«Dérives» de Biz est publié aux Éditions Leméac.

dimanche 5 septembre 2010

Victor-Lévy Beaulieu présente ses animaux

«Ma vie avec ces animaux qui guérissent» de Victor-Lévy Beaulieu traînait dans la maison. C’est ainsi. Les livres que je lis suivent mes déplacements.
Alexis, mon petit-fils est arrivé et il a commencé à feuilleter le très beau volume. Papier glacé, photos couleurs des animaux qui hantent la vie du célèbre écrivain de Trois-Pistoles. Oies, canards, chiens, chats, chèvres, moutons et chevaux miniatures. Il a regardé les photos, voyageant d’un couvert à l’autre, demandant ce que « ça racontait ». Comme j’avais un bon bout de chemin de fait dans le récit de l’écrivain, il m’a été facile de piger quelques anecdotes. Le premier chien caché dans la grange et la bête frappée par le tonnerre lors d’un orage terrible, de ceux qui hantent l’enfance des enfants qui grandissent à la campagne. Tout en est resté là jusqu’à l’heure du coucher.
Alors Alexis m’a demandé de lui lire des extraits du «livre des animaux». Je n’étais pas certain. Peut-on imaginer lire du Victor-Lévy Beaulieu à un petit garçon qui vient d’avoir ses sept ans. Et puis je me suis fait un chemin entre les textes et les illustrations.,
«Tous les jours, je me rendais à l’étang que j’avais fait creuser au bout de mon lopin de terre, y emmenant ma dizaine d’oies afin qu’elles puissent s’esbaudir plus librement que dans une barboteuse !» (p. 94)
Alexis a sourcillé devant le mot « esbaudir ». J’ai dû fouiller dans ma boîte de synonymes. J’ai lu l’extrait jusqu’à ce que les oies se prennent pour les gardiennes des lieux et chassent tous les intrus qui approchent la grande maison de Trois-Pistoles. «C’est vrai ça, grand-papa?» Je lui ai raconté nos démêlés avec les dindons que nous élevions sur la ferme familiale de La Doré. Ils avaient la fâcheuse habitude de vouloir régenter notre territoire.
Fasciné, il en a redemandé, aimant particulièrement la petite chienne à la queue coupée qui préférait la société des chats et se prenait pour la mère de tous les chatons orphelins. Il a glissé dans le sommeil, sourire aux lèvres. Alors j’ai continué ma lecture.

Enfance

Dans « Ma vie avec ces animaux qui guérissent » l’écrivain revient sur son enfance à Saint-Jean-de-Dieu, au bout du rang Rallonge.
«Mon grand-père paternel était forgeron et maréchal-ferrant ; mon grand-père maternel cultivait la terre à cette époque où l’on croyait à l’autosuffisance : on y trouvait toutes les sortes d’animaux, des oiseaux de basse-cour aux gros taureaux qui couraient après nous autres dès qu’on mettait les pieds sur leur territoire.» (p.12)
Des jours de bonheur avant le départ pour Montréal, l’abandon des bêtes familières. Cet exil le marquera.
«Mais que je détestai le rang Rallonge ce jour-là ! Et mes parents aussi ! Malgré moi, ils me forçaient à me sortir de mon enfance, ils détruisaient ce que j’aimais le plus au monde : ma passion pour les bêtes.» (p.49)
Tout cela prélude au grand retour au pays des origines. Alors l’écrivain peut renouer avec son enfance. La vaste maison de la paroisse de Notre-Dame-des-Neiges, en plus de recevoir tous les livres, devient une arche de Noé pour les chats et les chiens.

Étude

Victor-Lévy Beaulieu ne se contente pas de vivre avec les bêtes. Il les étudie, tente des expériences et montre envers elles une patience qu’il n’éprouve peut-être pas envers les humains. Nous apprenons beaucoup sur leurs comportements, les notions de territoire, leur esprit grégaire, leur instinct de domination et les hiérarchies qui s’établissent entre elles. Les bêtes ne cessent de le surprendre et de nous étonner.
Toujours elles font preuve de reconnaissance et manifestent leur affection. Parce que les bêtes ne trichent pas, n’hésitent jamais avec celui qui les aime et en prend soin.
Les bêtes l’ont guéri ? Du moins elles l’ont protégé de certains démons, de sa passion pour le scotch les soirs de grisailles. Juste par leur présence, elles ont su l’éloigner de tous les excès. Elles lui ont enseigné la patience et le partage, réussissant aussi à se faufiler dans sa littérature.
Un livre étonnant qui nous montre le côté sensible et humain de l’écrivain polémiste. On y découvre un art de vivre, une manière de s’ancrer à la Terre, à la vie et au cosmos. Les animaux ont peut-être aussi apporté à Victor-Lévy Beaulieu un grand apaisement face à la vie et une belle forme de sagesse.

« Ma vie avec ces animaux qui guérissent » de Victor-Lévy Beaulieu est publié aux Éditions Trois-Pistoles.
  http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=6

dimanche 29 août 2010

Sonia Anguelova abandonne tout derrière elle

Pourquoi un homme ou une femme quitte son pays, abandonne sa famille et des amis ? Il faut beaucoup de souffrance, j’imagine, ne plus avoir d’avenir pour partir, débarquer dans un pays dont on ne connaît que le nom.
Sonia Anguelova, dans «Sans retour», raconte sa migration vers le Canada. Elle est née à Sofia en Bulgarie. Régime communiste, père sévère et bien vu du Parti communiste. Un frère et une mère qui a renoncé à sa vie. Nous sommes à l’époque du Printemps de Prague où tous les espoirs sont permis. Les dirigeants du Pacte de Varsovie craignent le souffle de libération qui risque de changer l’ordre des choses en Tchécoslovaquie. On connaît la suite.

Démarche

Sonia Anguelova témoigne, au « je » en plus d’une narration plus neutre, au « il ». Un dédoublement un peu étrange. Peut-être pour montrer le déchirement de celle qui s’invente une autre vie. Dans un immigrant, il y a celui qui demeure au pays d’origine et l’autre qui s’installe dans le nouveau pays.
« Il y a entre cette jeune fille qu’elle suit et la femme d’âge mur qu’elle est devenue un océan : un océan de larmes, de révolte, d’orgueil, un océan de mots dans plusieurs langues qui lui étaient étrangères, un océan de routes, d’hivers longs et de découragements. De longues heures, des mois, des années à attendre des personnes chères à son cœur. Ils s’étaient promis de se retrouver dans ce pays de liberté. Elle seule y est. » (p. 20)

Cuba

La jeune fille a suivi ses parents à Cuba. Un emploi de trois ans pour le père au pays de Castro. Elle tente de vivre à la cubaine. Parce que les étrangers au pays de Fidel vivent en vase clos. Elle étudie, pense devenir médecin, vit ses premières expériences amoureuses, mais son rêve de liberté n’est pas satisfait. Elle ne peut imaginer un retour à Sofia, prépare son évasion avec la complicité d’une famille cubaine. Elle va échapper à ce père violent, à toutes les contraintes et aux interdits. Elle sera une femme libre.
Lors d’un vol vers la Bulgarie, d’une escale à Terre-Neuve, elle échappe à la surveillance et demande l’asile politique.
« On m’a comprise. On le répète comme il doit être prononcé. Yes. Yes. L’homme à qui je me suis adressé me devance, il voit que je suis pressée. Il me fait entrer dans son bureau- j’ai juste le temps de voir l’écriteau sur la porte. Immigration. Voilà la porte ! J’étais passée devant, sans la voir. Elle était ouverte ! J’ai passé le seuil. J’entre dans ce pays, sur ce territoire, comme on entre en religion. Les ordres de l’immigration. C’est une naissance. Ici, je suis en sécurité, je le sens. Et m’attend l’inconnu. Je l’ai voulu. Je le suis. Immigrante. »
(p. 81)
Des jours à ne pas savoir ce que demain lui réserve. Et tout bouge. Elle se retrouve à Québec, apprend les rudiments du français. Un premier travail. Elle vivra au Québec, au Canada.
Ce qu’il y a de pathétique dans le récit de Sonia Anguelova, c’est la solitude qui étouffe l’immigrante, cette absence dans sa vie, dans sa tête et dans cette nouvelle langue qui ne peut exprimer tout ce qu’elle ressent. Malgré des efforts inouïs, elle restera différente dans son nouveau monde. Il y a un vide qui ne peut être comblé.
« Ils ne te le diront pas, mais ta place est ici, où tu es née. Tu seras toujours une étrangère, ma fille. L’étranger est étranger toujours, même s’il a des amis. » 
(p. 130)
Sonia Anguelova passe malheureusement très vite sur les grands moments de sa vie. On aimerait en savoir plus sur cette femme qui a tout abandonné pour vivre et écrire en français. Elle a eu une vie au Québec, des enfants qui sont venus, mais elle n’en parle pas. L’impression d’effleurer un drame humain difficile à imaginer. C’est peut-être le pourquoi de la fragmentation du récit, du journal de la mère et des lettres qui nous font tourner en rond. Sonia Anguelova n’a pas fini de fouiller sa vie pour nous en montrer les facettes. Il faut parfois bien du temps pour arriver à dire la blessure de sa vie. 

« Sans retour » de Sonia Anguelova est publié aux Éditions Miramar. 

Suzanne El Farrah El Kenz témoigne

Il se passe peu de jours sans que des scènes viennent nous troubler à la télévision. Des voitures piégées explosent, des attentats suicides, des morts en Palestine. Les victimes sont des enfants, des femmes, parfois des militaires. Cela dure depuis la création de l’État d’Israël en 1947 et la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il est vrai que ces violences ne sont plus exclusives à la Palestine ou Israël. L’Irak et L’Afghanistan sont aussi le théâtre de ces scènes sanglantes. Plus aucun pays n’est à l’abri de ce genre de drame. Israël impose sa loi au Proche-Orient par les armes. Les Palestiniens ripostent avec des bombes artisanales, dans des gestes désespérés et des actions suicidaires.
Les négociations tournent en rond depuis des décennies. Est-il possible d’imaginer la paix dans cette région perpétuellement en ébullition? Il faut se rappeler qu’Israël a été créé sur des territoires nationaux, expoliant des peuples qui habitaient des villes et ces lieux depuis des centaines d’années. Et immédiatement après la création de leur état, les Israéliens ont entrepris d’occuper les territoires environnants, réprimant toute opposition avec une rare violence.
Depuis, les Palestiniens tentent de retrouver un pays, vivent dans des camps, des territoires occupés, subissent les contrôles militaires. Sans compter les arrestations pour un oui ou un non.

Témoignage

Suzanne El Farrah El Kenz est née à Ghazza et elle a dû fuir en Algérie, en Égypte, en Arabie saoudite et en Tunisie. Après toutes ces pérégrinations, elle a trouvé refuge en France, à Nantes où elle enseigne. Elle n’oublie pas son pays perdu qui la hante tel un cauchemar qui ne prend jamais fin.
Dans «La maison du Néguev» cette spoliation prend la figure de la maison de ses parents située à Beer Sheva, en Israël. Cette demeure obsède la famille. La mère décide d’y effectuer une visite alors que la narratrice est encore enfant. Une scène pathétique qui la marquera à jamais et qui fait comprendre le drame des Palestiniens.
«Sans que nous puissions nous l’expliquer, nous étions tous le juif y compris, comme paralysés face à cette femme, grosse, obstinée et douloureuse. Oui, nous étions restés muets, immobiles. C’était ma mère et c’était sa maison ; et nous, nous étions écrasés par le poids de cette histoire. Son histoire. Nous n’existions plus. Nous étions effacés, anéantis par l’ampleur de la scène.» (p.19)
Bien sûr, cette visite tourne court. Les Juifs repoussent cette intruse en larmes. Imaginez ! Vous devez fuir en abandonnant tout derrière vous. Des années plus tard, vous retournez chez vous et vous faites face à des gens qui vivent dans vos meubles, dorment dans vos draps et utilisent votre vaisselle. Rien n’a changé dans votre maison. Les étrangers ont pris tout ce qui appartenait à votre famille, même vos souvenirs. On vous a volé votre identité. Nombre de Palestiniens ont vécu ce genre de drame.

Viol de l’être

«La maison du Néguev» témoigne de ces viols de l’être. Le récit de Suzanne El Farrah El Kenz est particulièrement déstabilisant. Une écriture qui fore l’esprit, une tragédie qui perdure depuis si longtemps qu’elle semble venir de la nuit des temps. Elle vous montre aussi le visage le plus sordide de l’humain.
«Le temps et l’histoire avaient fait leur œuvre au cours des années passées. Une société entière s’était construite et installée alors que moi et les miens nous avions été exclus, pillés, vidés. Et nous revenions maintenant, voir… visiter ; assister comme de vrais touristes, au spectacle qui s’offrait impudemment à nos yeux. Pouvions-nous avaler tout cela sans sourciller ? Pour le moment, j’étais paralysée.» (p.99)
Voilà peut-être le pire drame que peut connaître un homme et une femme, devenir un touriste dans son pays, un étranger dans la rue de son enfance, devant la maison de ses parents. Bien pire, ces étrangers se sont emparés de vos souvenirs.
Suzanne El Farrah El Kenz décrit et dit ce que nous n’entendrons jamais aux informations télévisuelles qui se contentent des scènes sanglantes. Le cri de cette écrivaine fait comprendre ce qui se vit au jour le jour en Palestine et particulièrement dans la bande de Ghazza. Un cauchemar qui perdure dans l’indifférence et qui reste dans l’actualité par la violence.

«La maison du Néguev» de Suzanne El Farrah El Kenz est publié aux Éditions de La Pleine Lune.
http://www.pleinelune.qc.ca/cgi/pl.cgi?auteur=El%20Farrah%20El%20Kenz,Suzanne

dimanche 15 août 2010

Lisa Moore hante le lecteur par sa précision

Une femme perd son mari lors du naufrage de la plate-forme de forage Ocean Ranger. Une tempête au large des côtes de Terre-Neuve et l’installation qu’on pensait indestructible sombre. Quatre-vingt-quatre hommes périssent dans cette tragédie, le cinq février 1982. Le choc est terrible pour Helen qui se retrouve seule avec ses quatre enfants.
«L’Ocean Ranger a commencé à sombrer le jour de la Saint-Valentin, et à l’aube, le lendemain, la plate-forme était engloutie. Tous les hommes qui s’y trouvaient sont morts. Helen avait trente ans en 1982. Cal en avait trente et un. Il a fallu trois jours avant d’être sûr que les hommes étaient tous morts. Les gens ont espéré pendant trois jours. Pas tout le monde. Pas Helen. Elle savait qu’ils étaient disparus, et ce n’était pas juste, mais elle le savait. Elle aurait aimé avoir ces trois jours. On a dit combien c’était dur, de ne pas savoir. Helen aurait aimé ne pas savoir.» (p.14-15)
La jeune femme est dévastée, mais il y a les enfants qui n’ont qu’elle.
«À cause des enfants, Helen se sentait obligée de faire semblant qu’il n’y avait pas de dehors. Ou, s’il y en avait un, qu’elle y avait échappé. Helen voulait que les enfants croient qu’elle était à l’intérieur avec eux. Dehors était une vérité hideuse qu’elle avait l’intention de garder pour elle. C’était tout un cinéma, ce mensonge quant à la nature du lieu où elle était véritablement: dehors.» (p.21)

Évocation

Le lecteur est ballotté entre les vagues du présent et du passé, sans avertissement. C’est douloureux, souvent intolérable. Il plonge dans le vécu de cette femme, ses amours, la vie des enfants, particulièrement celle du fils. Quel courage il faut pour continuer quand le monde s’effrite. Helen peut compter sur sa sœur Louise, quelques amies  et la petite communauté. La misère guette. La famille a perdu tous ses revenus. Elle tente de travailler comme serveuse mais arrive mal à prendre contact avec les autres. Elle fera de la couture pour refaire sa vie point par point.
Lisa Moore a une manière de dire cet univers en plongeant dans les détails du quotidien. Le lecteur suit Helen, John son fils qui apprend qu’il sera père après une escapade avec une jeune femme qu’il connaît à peine. L’écriture impose ses tourbillons et nous entraîne dans ses spirales. Un rythme fascinant, étourdissant, souvent déstabilisant.

La survie

Helen tente de vivre une sorte de tendresse à défaut du grand amour, après avoir tenté de reconstituer le drame en lisant tous les rapports qui touchent cette tragédie qui a marqué les esprits, particulièrement les gens de Terre-Neuve.
«Si elle avait été honnête, elle aurait demandé : Pourriez-vous être mon mari mort le temps d’un après-midi. Pourriez-vous enfiler ses vêtements, je les ai encore. Voudriez-vous porter l’eau de Cologne qu’il portait. Pourriez-vous fumer des Export A, juste le temps d’un après-midi. Voudriez-vous boire de la bière India et faire brûler les steaks sur le barbecue, pourriez-vous être drôle, conter des blagues et laisser des provisions pour la famille, plus bas sur la route, qui n’a rien à manger. Pourriez-vous être Cal?» (p.154)
Helen n’oublie rien malgré  les voyages, un homme qui s’installe peu à peu dans son quotidien. Ses filles ont des vies un peu difficiles et son fils voyage, téléphone à toutes les heures de la nuit et du jour, ayant du mal à couper avec sa mère.

Grand art

Lisa Moore possède l’art de bousculer le temps et l’espace. Une précision époustouflante. Du grand art, une sorte d’incantation qui envoûte telles les vagues de l’océan. Tout le décor devient vivant, un personnage qui hante le lecteur.
«Février» est magnifiquement traduit, il faut le signaler, par Dominique Fortier, une romancière qui vient de publier «Les larmes de saint Laurent» aux Éditions Alto.

«Février» de Lisa Moore est publié aux Éditions du Boréal. 
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lisa-moore-1445.html