DÉCIDÉMENT, Michael Delisle n’en a pas terminé avec la figure paternelle. C’était le sujet de son roman Le Feu de mon père où il décrivait un homme qui se tenait sur la corde raide, vivant en marge de la société et en ayant des problèmes avec la justice. Un instable, toujours en train d’imaginer des projets qui pouvaient le mener droit derrière les barreaux. Dans Cabale, Wilfrid surgit dans la vie de ses fils alors que Paul amorce une carrière d’enseignant au cégep. Louis travaille en usine pour subvenir aux besoins de sa petite famille. Wilfrid n’a jamais été présent, occupé à inventer des combines qui le poussaient dans le mur à toute vitesse. Il a vécu en Floride pendant des années et le voilà de retour, agissant comme s’il avait constamment été là, prêt à tout donner à ses garçons. Paul ne peut que se méfier pendant que Louis passe l’éponge.
Wilfrid a fait plusieurs séjours en prison et il s’est toujours pensé plus futé que tout le monde. Un grand parleur, un séducteur qui prenait toute la place, un fin filou irresponsable qui accusait systématiquement les autres pour ses échecs. Le voilà de retour à Montréal, prêt à tout effacer et à s’imposer dans la vie de sa progéniture.
« J’ai circulé tranquillement, les mains jointes, puis j’ai figé raide en apercevant Wilfrid. Il m’a paru, lui aussi, plus trapu que dans mon souvenir. Sa moustache était toujours là, plus drue, plus blanche. Je ne l’avais pas vu depuis une trentaine d’années. Wilfrid, mon père, n’est pas resté longtemps à la maison. Je le voyais parfois quand j’étais tout jeune. Ensuite, ses combines l’ont amené en prison à quelques reprises. Il a fait une tentative de vie normale quand j’avais dix ans. Presque deux ans comme vendeur de voitures. Mais il n’a pas tenu le coup. La vie rangée n’était pas pour lui. Il a filé en Floride où, paraît-il, il a profité d’une femme riche. Et le revoici, hâlé, un peu dégarni, fragilisé. Tout seul. » (p.22)
Souriant, volubile, optimiste, Wilfrid soutient Louis dans la réalisation de ses rêves. Ce dernier peut même retourner aux études. Son père lui avance de l’argent pour compenser la perte de son salaire en usine. Revenir sur les bancs de l’école, au cégep, n’est pas une mince entreprise, on l’imagine, mais Wilfrid répète que tout est possible. Il suffit d’y mettre le temps et de ne jamais hésiter à foncer. Paul se méfie des sourires et de ce nouveau Wilfrid qui ne peut que les décevoir.
« Louis n’est pas d’accord. Wilfrid est un vieil homme qui a trouvé le moyen de faire amende honorable. Il veut se racheter. Il ne voit pas pourquoi il refuserait son geste. Notre père va le pensionner à hauteur de son salaire d’usine pour qu’il se consacre aux études à temps plein. Plus les frais. Plus les livres. Il pourrait finir son DEC en sciences humaines. Ensuite, qui sait, l’université. » (p.50)
C’est le grand pouvoir de ce survenant que de faire croire que tout est possible. Paul assiste à tout ça de loin, ayant du mal à se glisser dans la peau de l’enseignant qu’il est et à communiquer avec ses étudiants. Il n’arrive pas à s’intégrer au corps professoral même si Morin, un maître, est toujours prêt à lui donner un conseil et se montre plutôt généreux de ce côté. Ce collègue deviendra-t-il le père qu’il n’a jamais eu ? Paul gâche tout avec lui lors d’une fête un peu trop arrosée et se lie d’amitié avec Khoury, un érudit qui vit seul et aime l’opéra.
POSSIBLE
Se pourrait-il que Wilfrid devienne enfin le père qu’il n’a jamais été, qu’il aide ses fils à réaliser leurs rêves ? Que cet instable comble le vide qu’il a laissé derrière lui pour courir l’aventure.
« Aucun homme n’a écouté Louis enfant, et cette solitude l’a formé. À la maison, en société, à table, les frères Landry ont joué, jour après jour, devant une salle vide. Quand il vient me rendre visite, Louis rentre et regarde par terre, il s’assoit et commence par se masser le cuir chevelu et pincer son nez, il boit sa bière, et les phrases font surface peu à peu. C’est l’ordre des choses. » (p.49)
Paul ne croit plus personne et ses relations avec les autres sont toujours gauches et souvent impossibles. Heureusement, Khoury, cet esthète amateur de chant classique et de littérature, ce vieil ours mal léché qui est un peu la risée de tout le monde au cégep, lui ouvre ses portes.
Wilfrid meurt subitement et tout bascule. Un moment intense où Paul se rend compte que son père a fait preuve d’une grande abnégation en finançant le retour aux études de son frère, vivant dans un taudis et l’indigence.
JUSTESSE
Un court roman senti et dense, magnifique de justesse. Une habitude chez Michael Delisle. Ses personnages blessés par l’enfance sont souvent des marginaux. Peut-on changer sa vie, peut-on faire en sorte de prendre un virage qui nous pousse dans un monde différent et nous permet d’oublier les manques qui ont marqué nos premières années ? C’est une grande question qui hante Michael Delisle et qui le suit d’une publication à l’autre.
Il semble bien que nous soyons victimes d’une certaine fatalité et qu’il est à peu près impossible d’échapper à sa destinée, et ce malgré l’apparition d’un Wilfrid qui promet de tout transformer.
Un récit soigné, dense comme tous les livres de Michael Delisle, vibrant qui m’a laissé un peu étourdi à la fin, parce que moi aussi j’ai cru au rêve de Louis et à la générosité de Wilfrid qui se sacrifie enfin, donnant tout à son fils. Une histoire terriblement humaine et sympathique. La magie de Michael Delisle opère encore une fois. Magnifique réflexion sur l’enfance, la paternité, l’enseignement et la fraternité, la littérature et la musique, ce roman nous pousse vers des questions essentielles sans jamais forcer la note. Du bel ouvrage, dirait Victor-Lévy Beaulieu.
DELISLE MICHAEL, Cabale, Éditions du Boréal, 136 pages.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/michael-delisle-12087.html
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