CERTAINS ÉCRIVAINS aiment sortir des sentiers battus et explorer des territoires où les lecteurs auront du mal à les suivre. David Beaudoin se permet bien des audaces dans La signature rouillée, un premier roman, où il tourne le dos au réel pour se faufiler dans un monde de rêves et de fantasmes. Antoine G., un Québécois d’origine, vit à Paris et restaure les œuvres d’art que le temps abîme ou qui subissent les outrages de certains vandales. Antoine G. accomplit de véritables exploits avec des toiles que l’on croyait gâcher à tout jamais par l’action d’un étourdi aux motivations obscures. Il est embauché par la directrice du musée Carnavalet. Un visiteur a laissé une signature illisible sur le tableau de A. Boulanger, un peintre peu connu décédé en 1922, intitulé Le sauvetage des malades de l’hôpital de l’Ancienne Charité. Personne n’a vu le vandale, pas même les caméras qui filment tout pourtant. Un homme en blanc aurait opéré dans la plus grande des discrétions et les membres de la sécurité n’ont pu l’intercepter.
Il faut de l’habileté et surtout de bonnes notions pour restaurer une œuvre picturale sans l’abîmer. Un art de patience, de longue haleine, qui demande beaucoup de doigté et d’attention, on s’en doute. On a vu dernièrement des écologistes asperger Les tournesols de Van Gogh avec de la soupe aux tomates en Angleterre. Heureusement, la contestation n’a pas touché la toile, mais la nouvelle a fait les manchettes.
Antoine G. procède d’une façon tout à fait personnelle et un peu singulière. Il se livre à des séances où il fixe la peinture, se concentre et entre dans une sorte de transe où il visualise la gestuelle de A. Boulanger. Il arrive ainsi à sentir le sujet comme s’il avait les yeux du maître et pouvait manier le pinceau à sa place. Cette compréhension intime du tableau est nécessaire à Antoine G. avant d’intervenir avec précision et délicatesse. En plus, il y a des outils modernes pour venir en aide au restaurateur. Des analyses poussées lui feront mieux connaître la texture de l’œuvre.
« La peinture devait également être soumise à un accélérateur de particules. Cela permettrait de retrouver la composition exacte d’une matière qui avait vieilli durant plusieurs années, comme si elle avait voyagé dans le temps, depuis le début du vingtième siècle. Ensuite, Antoine G. pourrait tester les différents solvants afin d’en trouver un qui enlèverait l’encre, et non la peinture originale. Puis viendraient les retouches sur les parties de la toile qui auraient été abîmées définitivement par la signature. En somme, son travail consisterait à supprimer le geste d’un vandale pour refaire celui de l’artiste. » (p.13)
On saisit maintenant l’importance de la tâche d’Antoine G. Le restaurateur doit avoir une vision « scientifique du tableau » pour en connaître tous les éléments constitutifs et comprendre parfaitement l’approche et la technique du maître. Le tableau de A. Boulanger reproduit une scène survenue à Paris en 1910 lorsque la Seine a débordé dans les rues de la ville et qu’il a fallu secourir les patients de l’hôpital pour les mettre en sécurité. Les résidentes de ce lieu souffraient de problèmes de santé mentale. On le sait, à l’époque, elles pouvaient y être incarcérées sur une simple signature du mari ou par une dénonciation d’un proche. Bien des épouses révoltées et originales ont écopé souvent en France et au Québec en ces temps pas si lointains. Refuser la soumission à l’homme était vu comme une aberration psychique.
La femme touchée par le gribouillis du vandale trouble le restaurateur. Au centre de la scène, des gens la sortent de l’édifice par la fenêtre avec beaucoup de délicatesse. Elle semble évanouie, évanescente, hors du temps, entourée d’une étrange lumière qui la porte dans cette grisaille.
Je me suis livré à l’exercice d’Antoine G. (on retrouve ce tableau sur Internet) et rapidement la patiente tout en blanc, éthérée, sereine même, m’a fait penser au Christ. Particulièrement à la toile de Rogier Van der Weyden réalisée vers 1435 et intitulée La Descente de Croix, une peinture que l’on peut voir au Prado de Madrid.
Cette femme possède une présence, une pureté qui fascine et émeus. Une douceur aussi se dégage d’elle, un abandon ou une sorte de délivrance après toutes les souffrances et les tourments. À gauche du tableau, une séquence a tout d’une mise au tombeau. Une œuvre troublante avec des personnages comme des spectres qui surveillent la scène et s’agitent à l’avant-plan, un combat entre le noir et le blanc, les forces obscures du mal et la lumière divine.
Antoine G. se rend souvent sur les lieux et a l’impression de revivre ce déluge. Il patauge dans l’eau et se retrouve près de Boulanger, en plein travail.
« Antoine G. s’approcha de A. Boulanger dans l’espoir de lui parler. Il réalisa rapidement que le peintre, comme tout ce qui provenait de l’inondation de 1910, n’était qu’une illusion. Il devait malgré tout en avoir le cœur net et découvrir à quoi il ressemblait. Quand il arriva derrière lui, l’homme se retourna et souleva enfin le capuchon qui cachait son visage. Devant Antoine G., dans la rue des Saints-Pères, se tenait une femme aux cheveux bouclés. A. Boulanger n’était donc pas un homme comme il l’avait toujours cru, mais une femme. Le restaurateur comprit à quel point il avait fait fausse route tout ce temps. Il saisit pourquoi la relation de la peintre A. Boulanger avec la femme en blanc avait dû déranger à l’époque, et pourquoi on avait dû transférer cette dernière à l’institut psychiatrique Sainte-Anne. » (p.77)
Ce travail lui permet de replonger dans son enfance, auprès de sa grand-mère. Des moments de complicité avec cette femme un peu mystérieuse. Zéléma a aussi été internée pour une raison qu’il finit par comprendre. Elle avait connu
l’amour avec une compagne. C’était bien assez pour la faire enfermer. Beaudoin imagine tout un scénario alors, un vaste complot où l’on ostracisait les homosexuels et les lesbiennes. Nous basculons dans la face cachée du monde des arts et les interdits d’une société rigide et patriarcale.David Beaudoin pousse fort loin la lecture que l’on peut faire d’un tableau ou d’une œuvre d’art. Les transes d’Antoine G. lui permettent de plonger dans le sujet de A. Boulanger, d’inventer une histoire sordide de répression et se découvre une mission. Il comprend pourquoi sa grand-mère Zéléma a été internée. Il trouve enfin la pièce du puzzle qui manquait.
RISQUES
Si le travail d’Antoine G. est passionnant, il comporte aussi ses risques. En voulant reconstituer la gestuelle et la manière de l’artiste, il réussit peu à peu à se substituer à lui et à se faufiler dans son tableau. Le restaurateur est happé par la détresse de cette femme en blanc qui l’interpelle, le subjugue et le pousse à raconter cette histoire au-delà des années et des époques. C’est aussi sa grand-mère sacrifiée qui lui lance un cri. Antoine G. s’identifie tellement à ce tableau qu’il finit par perdre contact avec sa réalité et bascule dans un univers où l’un devient l’autre, perd son nom comme la directrice du musée qui disparaît et est remplacé par un individu qui est certainement son double. La responsable, Madeleine Bernard, se métamorphose en Bernard Madeleine, un homme.
Roman troublant, formidablement fascinant pour celui et celle qui s’intéressent au travail des peintres, qui cherchent à comprendre ce qui se cache dans une création que l’on a du mal à interpréter quand nous ignorons les motivations de l’auteur. Comment raconter les tourments qui secouaient Van Gogh en regardant ses immenses tableaux où les couleurs fauves semblent suinter des objets et du décor ? Beaudoin s’aventure même dans la réalité d’Antonin Artaud qui a été lui aussi interné pour maladie mentale.
Voilà une fiction percutante, singulière, éblouissante qui m’a poussé au-delà des apparences, m’a permis de me glisser dans les lubies ou les folies de l’artiste pour réinventer son œuvre. Métamorphoses où l’envers et l’endroit se bousculent et où le restaurateur deviendra le vandale.
Une histoire de passion qui permet d’aller au-delà de la représentation et de l’image pour découvrir la vie des gens, des amours cachées et interdites, des secrets que la société de l’époque comme de maintenant prend un malin plaisir à maquiller. David Beaudoin m’a ébranlé en me poussant dans la transe d’Antoine G. Le parafe du vandale n’est pas un acte anodin, mais une appropriation de la toile de Boulanger par Antoine G. En la restaurant, il en devient l’auteur. Magnifique. Comme si les œuvres prenaient un sens nouveau et partageaient le récit de celui qui les regarde avec amour et passion, et ce au-delà des époques et des préjugés.
BEAUDOIN DAVID, La signature rouillée, Éditions Annika Parence, Collection Coûte que Coûte, Montréal, 156 pages.
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