L’AN DERNIER, LE
FRÈRE MARIE-VICTORIN surprenait avec Lettres biologiques, sa correspondance intime avec Marcelle
Gauvreau, une collègue de travail, amie et grande confidente. J’ai beaucoup
aimé ces textes qui révélaient un aspect inconnu, pour ne pas dire caché de la
vie de l’auteur de La flore laurentienne.
Il ne manquait que l’autre versant, les écrits de Marcelle Gauvreau, pour avoir
le profil complet de cet échange épistolaire qui échappe aux normes de l’époque
et qui étonnent encore de nos jours. Lettres
au frère Marie-Victorin livre la pensée d’une femme d’exception qui cherche
à voir le monde avec des yeux différents, à comprendre ce qui se passe dans son
corps et sa tête quand l’excitation sexuelle se produit. Une approche scientifique assez inusitée.
J’étais très curieux de découvrir
les propos de Marcelle Gauvreau et d’avoir un portrait complet de cette
correspondance unique dans l’histoire du Québec. Voilà qui est chose faite avec
cette publication. Je ne crois pas malheureusement que cet apport important et
essentiel retiendra autant l’attention des médias que Lettres biologiques. L’effet de surprise étant atténué, le lecteur
sait à quoi s’attendre. Pourtant les missives de la scientifique sont nécessaires
pour avoir une idée précise de la vie de cette femme, mieux comprendre cette démarche
singulière dans une époque où ce genre de propos pouvaient offenser nombre de biens pensants
et des censeurs. De cet amour interdit aussi, il ne faut pas avoir peur des
mots. Et encore maintenant, peu de gens ont la curiosité de se pencher sur leur
sexualité, de vouloir l’étudier le plus objectivement possible et être conscients
des manifestations psychologiques et physiques qui secouent le corps et
l’esprit lors de certains « moments d’extase ».
Dans les années 30 et 40, le
Québec était contrôlé par l’Église qui taisait cet aspect de la vie et qui voyait
dans la sexualité un phénomène nécessaire qui ne pouvait s’exercer que dans les
liens sacrés du mariage et dans le but de perpétuer l’espèce. C’était surtout
une approche politique de survivance qui voulait « prendre sa revanche » sur le
conquérant anglophone par les naissances. Nous pouvons mesurer maintenant les
dérives de cette pensée, les souffrances que cette ignorance élevée au rang de
dogme a pu avoir dans les relations de couple. Dans les milieux scolaires, des adolescentes
en pleine mutation physique ne savaient plus comment se comporter et pouvaient
imaginer les pires maladies quand elles vivaient leurs premières menstruations.
Que dire aussi de cette « chasteté obligatoire » des religieux qui a poussé
certains vers des dérives épouvantables.
PATIENCE
J’avoue que la lecture de
Marcelle Gauvreau a mis plusieurs fois ma patience à l’épreuve. J’ai même dû
faire preuve d’entêtement pour traverser certaines missives. Le langage utilisé
par la scientifique, quand elle s’adresse à son correspondant, a fini par
m’agacer. Elle répète qu’il est « son petit papa », qu’elle est sa chère fille
respectueuse. Un jeu un peu puéril. Bien sûr, c’est là une manière de minimiser
ses propos, de parler de l’amour qu’elle éprouvait pour cet homme, une façon d’aborder
ses sentiments en les sublimant. Je ne sais pas si j’ai l’esprit tordu, mais
j’ai cru trouver la description de l’acte sexuel dans une lettre de
Marcelle.
N’ayez crainte, mon cher Ami ! Loin
de déflorer ma pensée, vous l’ornez et l’enrichissez de connaissances toujours
élevées, lors même que ces connaissances touchent à la biologie sans voiles.
S’il en était autrement, oui, certainement que je vous dirais : « Halte-là
! Vous me faites mal ! » et je refuserais de vous écouter. (p.125)
Façon astucieuse d’aborder des
sujets personnels et intimes. Ces facéties langagières s’imposent à mesure que
la confiance grandit entre les deux correspondants. Le fameux mot « papa »
apparaît pour une première fois en août 1936, soit à peu près trois ans après l’écriture
des premières lettres.
Montréal, 20 août 1936
Mon cher papa Victorin,
Merci, merci pour votre mot si
réconfortant du 13. Vous êtes l’ami le plus sympathique du monde, et vous savez
si votre sympathie me va au cœur ! Un seul mot de vous peut ranimer mon
courage. (p.61)
Je ne veux pas m’attarder à ces
moqueries qui témoignent du caractère de cette femme qui, toute
rationnelle qu’elle était, pouvait se montrer espiègle.
MISSIVES
Madame Gauvreau prend plusieurs
jours à écrire des rapports détaillés, un peu lourds et répétitifs, s’attardant
aux sensations et aux douleurs qu’elle éprouve lors de ses menstruations ou
encore quand elle explore son corps et qu’elle décrit ses plaisirs.
Heureusement, les confidences qu’elle soutire à ses amies mariées viennent pimenter
le tout. Ça permet de respirer et de découvrir des couples qui vivaient leur
sexualité avec bonheur dans cette période où le péché se glissait partout. Ma
mère parlait des « maudits hommes » quand elle faisait allusion à la sexualité avec
mes tantes. C’était assez révélateur. L’orgasme, le plaisir, je pense qu’elle
n’a pas connu, même pas le mot. Les relations, entre les hommes et les femmes
de cette époque, la plupart du temps n’avaient rien de bien excitant et de
jouissif. Heureusement, il y avait des exceptions.
Bien sûr, on sent l’emprise que les
croyances religieuses occupaient dans la vie de Marcelle Gauvreau et du frère
Marie-Victorin dans cette forme de journal intime qui veut tout dire et
exprimer.
En effet, ce n’est pas seulement par
les lettres échangées qu’ils trouvent le moyen de le vivre, comme dans la
liaison clandestine classique ; c’est aussi et surtout par la science, par un
désir mutuel de savoir qui est bien
plus fort que celui de jouir. Cette libido sciendi, comme l’appelle saint
Augustin, les pousse par exemple à pénétrer jusque dans les secrets maritaux
des amies de Marcelle, qu’elle interroge en confidence pour répondre aux
enquêtes de son correspondant. (p.10)
REGARDS
Marcelle Gauvreau décrit parfaitement
l’ignorance et la peur des jeunes filles quand elles vivaient leurs premières menstruations
et le silence qui entourait ce phénomène pourtant naturel. Tout ce qu’elles inventaient
pour dissimuler l’apparition du sang, les changements d’humeur et échapper à la
curiosité des frères et des proches.
Monde de superstitions qui permet
d’imaginer les pires maladies et qui a traumatisé les plus fragiles. Bien sûr
qu’un tel silence existait autour des éjaculations nocturnes du côté des
hommes, mais peut-être que c’était plus accepté et moins tabou. Bien des mâles
avaient trouvé le moyen d’en faire un exploit et un sujet de vantardise.
Marcelle Gauvreau et le frère
Marie-Victorin militaient pour l’éducation sexuelle et la connaissance des
phénomènes du corps dans la mesure du possible, mais ils devaient le faire avec
une grande retenue, on le comprend. Dire que cette question a fait les
manchettes encore tout récemment. Ça démontre comment Marcelle Gauvreau et son correspondant
étaient différents dans leur époque, ouverts et curieux.
RUMEURS
Pas étonnant que certaines
rumeurs circulent et que la proximité du frère Marie-Victorin et de Marcelle
Gauvreau fasse jaser, particulièrement au Jardin botanique de Montréal qui était en train de devenir ce lieu magnifique si cher à Nicole Houde,
l’écrivaine, qui s’y réfugiait régulièrement. C’est là l’une des grandes
réalisations du scientifique qui a dû imposer cette idée qui n’était pas encore
installée définitivement dans les esprits de plusieurs politiciens.
La sœur de Marie-Victorin, mère
Marie des Anges, s’inquiétait et souhaitait que les deux s’éloignent pour
réfléchir à leur situation et prennent les décisions qui auraient fait taire les
rumeurs.
Oui, vous pouvez quelque chose. Vous
pouvez prier, vous immoler, et je ne serais pas surprise que le bon Dieu vous
demande quelque gros sacrifice, quelque renoncement difficile, en vue de cette
grande œuvre. (p.265)
Que de louvoiements et de
délicatesse pour aborder le sujet ! Malgré certains désagréments qui heurtent
surtout Marcelle, ils continueront à travailler ensemble et les fréquents
voyages du frère à l’étranger, particulièrement pendant la saison froide où il
s’exile à Cuba pour se livrer à différentes expériences, permettent de calmer
les médisants. Pendant ces absences, Marcelle s’ennuie et trouve refuge dans ses
longues missives.
Bien sûr, l’amour existe entre cette
femme et cet homme. Tous les deux en sont conscients et ils l’expriment à mots
couverts d’une lettre à l’autre. Le jeu de Marcelle, « ses formulations enfantines
», est très révélateur en ce sens.
Et à force de s’observer, de
décrire le désir sexuel, les pulsions où Marcelle se décuple comme si elle était
une sujet de laboratoire, on peut imaginer qu’il est tout à fait naturel d’expérimenter
un contact physique pour arriver à en parler avec plus d’assurance et de
précision.
Date mémorable. Ce jour-là, sans
penser à mal et sans aucun péché, votre petite fille M. est devenue une femme,
menue il est vrai, mais une femme quand même ! Cher père, je ne pourrai jamais
vous remercier assez d’avoir opéré cette métamorphose. Je vous répète que ma
conscience est en paix, que j’apprécie extraordinairement votre confiance, et
que je continue de vous aimer comme avant, de la plus pure affection. J’ai
trouvé quand même dans la connaissance directe de la chair masculine un intérêt
inexprimable qui a sans doute mieux balancé mon intelligence avide et mon petit
corps sensible. (p.222)
Il est clair que l’exploration
scientifique a été physique entre les deux, au moins cette fois.
Malgré certaines longueurs, un ton souvent un peu agaçant, je ne peux qu’admirer ces originaux,
bien en avance sur leur temps et qui préfigurent la Révolution tranquille dans un
monde de croyances et d’ignorances érigées au rang de doctrines. Ça nous permet
de nous faufiler dans une époque mal connue et encore mystérieuse sous bien des
aspects. Une lecture importante pour ceux et celles qui veulent en savoir plus
sur ces figures d’exception, la société qui a donné le Québec de maintenant avec
ses peurs, ses tabous et ses audaces. Il y avait des esprits innovateurs et
libres dans cette période que nous avons
peut-être baptisée un peu hâtivement « La Grande Noirceur ».
GAUVREAU MARCELLE, LETTRES
AU FRÈRE MARIE-VICTORIN, Éditions du
BORÉAL, 2019, 288 pages, 29,95 $.
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