lundi 28 octobre 2019

ÇA DONNE FROID DANS LE DOS

ÉLISE TURCOTTE, AVEC L’APPARITION DU CHEVREUIL, nous entraîne dans un drame que nombre de femmes vivent quand elles prennent la parole, débattent sur les réseaux sociaux et dénoncent les travers de notre société, les agressions qu’elles subissent depuis tant de temps. Pas une journée sans ces attaques verbales et souvent physiques, des comportements étranges et méprisants, de facéties des Boys clubs. On l’a vu tout récemment avec Martine Delvaux à Tout le monde en parle. Les commentaires d’un pachyderme en particulier sur la page Facebook de l’écrivaine ratatinent les propos et constats de madame Delvaux à la taille et à la rigidité d'un pénis. Nous en sommes là à l’ère de l’intelligence artificielle et des communications instantanées. Nous sommes encore et toujours là dans ce monde barbare.

Le mouvement Moi aussi a fait en sorte de rendre publiques « les manœuvres » de certaines têtes d’affiche, de dénoncer des comportements aberrants et intolérables, des agressions quotidiennes et des situations d’abus qui se répètent. Pointer du doigt ces prédateurs qui s’en prennent à toutes les femmes de leur entourage est devenu quasi banal. Il en a toujours été ainsi. Je me souviens des propos et des gestes de certains de mes oncles quand ils avaient un « verre dans le nez », des cas d’incestes, de viols et de violences physiques que l’on taisait dans mon enfance. La société alors fermait les yeux et le curé donnait sa bénédiction à ces rapaces qui se précipitaient pour communier le dimanche à la grand-messe.
Des têtes sont tombées, des vedettes qui se croyaient au-dessus de tout, des mâles alpha dominants, des chefs de meute qui se permettaient n’importe quoi ont écopé. Il était temps, il sera toujours nécessaire de parler. 
J’ai publié Le réflexe d’Adam en 1996 pour me questionner sur les violences de certains hommes et l’éducation des garçons. Marc Lépine entres autres et affirmer que les féministes ont fait de moi un individu meilleur. J’ai heurté un mur, un silence douteux, même que certaines chroniqueuses à la radio de Radio-Canada m’ont ridiculisé. Elles en avaient assez des « hommes roses ».
L’apparition du chevreuil est venu me couper le souffle, comme une torpille qui explose dans vos pensées et vous laisse honteux d’appartenir à cette espèce de mâles, à ce monde que l’on dit civilisé. Malgré toutes les dénonciations, il y a toujours une bête qui rôde sur les trottoirs des villes, un gars en rut dans une campagne qui cherche à profiter des fillettes et à imposer ses lubies et ses folies.

NARRATION

La narratrice est romancière, féministe et se fait une obligation d’intervenir sur les réseaux sociaux pour dénoncer des situations et des propos inacceptables. Elle est la cible de plusieurs commandos du phallus, comme bien des femmes qui osent prendre la parole, poursuivie, agressée verbalement et menacée. Sa vie devient un enfer et la peur s’installe dans son quotidien. Pour échapper à cette folie, elle se réfugie dans un camp en pleine forêt pour retrouver un peu de sérénité, écrire, respirer sans craindre d’entendre les pas du chasseur. Une sorte de thérapie par le silence, la solitude, la paix des arbres en un début d’hiver qui efface tout. Les lieux de villégiatures alors sont abandonnés aux bêtes et au froid qui se faufile partout, à la neige qui permet de se replier et de faire face à ses « peurs et tremblements ».

Cette fois, à mon corps défendant, j’y suis à la fin de l’automne. On m’a poussée à partir. Je m’exerce maintenant à faire taire les voix qui squattent mon cerveau. La Toile, la politique, les phrases de l’un, les commentaires de l’autre, les réponses autoritaires, les attaques camouflées, les menaces, l’ordre, les conférences, les animaux blessés, les mouvements de terreur, les ovules qu’il me reste, le corps entier. Cordes, bois, cuivres, rejouez ! (p.9)

J’ai dû prendre une grande respiration avant de plonger dans ce texte qui secoue la peur, la méfiance de tout, l’hésitation et l’incertitude qui fait que le monde n’est jamais certain, que le danger peut surgir avec la poussée du vent dans les arbres.
Voici l’écrivaine aux prises avec ses frayeurs, des réflexes qu’elle n’a pas su laissés en ville. Seule avec son ombre, son carnet, son stylo, sa bouteille de vin qui parvient à la calmer un peu quand la nuit lèche les fenêtres.
Je ne comprenais pas trop au début pourquoi cette femme pouvait être si méfiante et qu’elle sursautait au moindre bruit. Facile de penser que le personnage est une névrosée. Peu à peu pourtant, nous nous faufilons dans son vécu. Un homme a terrorisé sa famille par ses propos et ses comportements, s’en prenant particulièrement à elle, la féministe, celle qui ose parler et lui tenir tête. Le prédateur a imposé ses courtes vues et il cherche à triompher de celle qui résiste envers et contre tous.

Je regarde le camion s’éloigner. C’est l’heure de l’apéritif. Cela me rassure. Comme l’épisode restant d’une télésérie de choix, comme le roman policier assez fort pour me permettre de flotter. Ce n’est pas aussi simple qu’il y paraît : il faut trouver la dose parfaite de mots, de meurtres, de survie, et de liquide. Une once de trop et le passé revient, me rappelant que je suis, moi aussi, un personnage qui déambule entre les scènes d’un malheur invisible. (p.39)

Nous accompagnons l’écrivaine au bord de la crise, apprenons la vie épouvantable de sa sœur qui a été détruite comme toutes celles qui ont cru à un gourou et qui se sont livrées corps et âme à un séducteur qui promettait de changer le monde, de vivre par l’amour, le partage et l’amitié. Le beau-frère possède la vérité dans une époque où, affirme-t-il, les féministes décident de tout et écrasent les hommes. Un matriarcat sournois qu’il combat à l’intérieur d’associations masculinistes qui veulent retrouver le temps béni où le mâle dominait tous les aspects de la société, ne laissant aucune place à la femme sauf pour les besoins du sexe, pour « se soulager ».

TERREUR

Peu à peu, j’ai ressenti l’univers se refermer sur l’écrivaine. Le beau-frère a mis toutes ses énergies à la déstabiliser, la terrorisant sur les réseaux sociaux en prenant différentes identités, en l’espionnant et en piégeant même son téléphone.
L’obsédé n’est jamais loin. Il a réussi à trouver où elle s’est réfugiée et il va finir  par frapper. Elle le sent, elle le sait, elle le devine. Une femme traquée a cet instinct de comprendre que sa vie est en danger et que le tueur rôde.

Personne ne me croira, mais c’est ce qui se passe ; quelqu’un m’a suivie jusqu’ici. Ou peut-être que non, peut-être que c’est un voisin, l’homme à la maison de riches, ou un autre, un ami d’Aron. Sauf que je ne vois aucun véhicule. Pas de traces de pas non plus, mais il vente si fort qu’elles s’effaceraient aussitôt formées. Même l’allée déblayée n’est déjà plus visible. (p.51)

Le beau-frère squatte une cabane avec son fils dont il a perdu la garde et qu’il a kidnappé. Il en veut à celle qui résiste, celle qui pense, la grande responsable de tous ses déboires. Ces dictateurs ne savent qu’accuser les femmes pour leurs échecs et leurs incapacités à se prendre en main. Une rebelle devient le bouc émissaire idéal.

ÉTAU

Peu à peu, l’étau se resserre et le beau-frère la surprend dans son refuge. Elle ne peut compter que sur elle puisqu’il n’y a personne dans le secteur. Surtout avec la neige qui les coupe du reste du monde.
Élise Turcotte rend palpable cette peur irrationnelle et instinctive devant un prédateur qui laisse courir sa rage.

Oh, la voici la rançon. C’est la même depuis le début, j’aurais dû le savoir. Que rien n’est jamais réglé dans les affaires de famille. C’est comme une mafia, le non-dit revient avec ses armes. Parfois de nouvelles proies, parfois les mêmes, jusqu’à plus soif. Me taire, ne pas répondre, ne pas réagir. Mon œil vibre, je vais faire une erreur. Mais ce n’est pas dans ses plans immédiats. (p.81)

La crainte au corps et au bord de la crise de nerfs, la romancière vit la hantise, la mort avec le froid qui envahit le chalet, ne parvenant pas à faire du feu correctement dans le foyer. Elle doit faire face, qu’elle le veuille ou non, libérer le fils de sa soeur et sauver sa peau.
Un texte terrible d’angoisse qui vous met devant les plus grandes violences. Tout part de la famille qui se fait tolérante et complice de ces obsédés, qui tente souvent de minimiser certains propos et de ne jamais prendre les moyens qui s’imposent, de poser les gestes qui vont tout changer.
Un texte haletant, une écriture qui se casse, étouffe, une bourrasque qui entre dans la peau. Toujours là, d’actualité malgré les milliers de dénonciations et les grands principes que nous ne cessons d’agiter comme des fanions. Il suffit de dériver sur les réseaux sociaux pour se heurter à des propos intolérables, aux assertions démentes de certains mâles qui veulent en découdre avec les femmes pour retrouver le paradis perdu du prédateur qui a saccagé la planète. C’est terrible de penser que ça existe encore en 2019, mais il semble que l’humain n’évolue jamais aussi rapidement que ses fameuses technologies dont il est si friand pour imposer ses lubies et ses pulsions suicidaires. Ça donne froid dans le dos.


TURCOTTE ÉLISE, L’APPARITION DU CHEVREUIL, Éditions ALTO, 2019, 160 pages, 21,95 $. 

https://editionsalto.com/catalogue/lapparition-du-chevreuil/

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