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vendredi 26 juillet 2019

CERNER LA FIGURE DE SON PÈRE

ÉTRANGE ENTREPRISE QUE celle de l'écrivaine Céline Huyghebaert. Le drap blanc, un récit, nous entraîne dans une enquête troublante. Céline, l’une des filles de la famille, n’a pu arriver à temps pour les derniers moments de son père. Elle vit au Québec depuis quelques années et la mort se montre souvent impatiente. Malgré l’avion et les vols fréquents, elle rate ce rendez-vous, les ultimes paroles, un geste peut-être et des larmes, certainement. Je connais ça. J’ai loupé de peu le décès de ma mère. « Ça vient d’arriver », m’a lancé l’infirmière en me voyant sortir de l'ascenseur. Je suis entré dans la chambre, sur la pointe des pieds, pour retrouver ma sœur et mon frère. Ce moment de silence et de grande émotion devant ma mère apaisée, je ne l’oublierai jamais. Cet instant, où le temps s’est arrêté pendant un bout d’éternité, reste gravé dans ma mémoire.
  
Mario, le père, était une ombre dans la foule. Rien de singulier, d’éclatant ou de particulier qui fait que l’on se retourne sur son passage. Travailleur agricole peu scolarisé, il a pu subvenir aux besoins de ses trois filles et de son épouse sans trop relever la tête. Un homme de peu de mots, un vivant possédé par l’alcool pour échapper à la grisaille des jours certainement. Une existence comme tant d’autres. Il meurt jeune, peut-être parce qu’il n’a pas pris le temps de s’arrêter pour surprendre la vie autour de lui. Il n’avait pas encore cinquante ans et une cirrhose a eu raison de sa résistance.
L’une de ses filles, celle qui vit au Québec, décide de se tourner vers son père pour en examiner toutes les facettes. Qui était cet homme, l’époux et l’ami ? Elle s’attarde auprès de ses sœurs, sa mère, des connaissances et leur demande de remplir un questionnaire pour tenter de voir qui était réellement cet individu qu’elle sent très loin et qui lui a donné la vie.

Je me servais des mots comme de bombes à cette époque, et j’avais bien l’intention que ceux-ci lui sautent à la figure dès qu’il ouvrirait l’enveloppe. Mais le choc avait été tellement violent que mon père était parti à l’hôpital et j’avais dû prendre le premier avion sur la demande pressante de ma sœur. Le temps d’attacher ma ceinture, de la détacher, de traverser l’Atlantique, de rattacher ma ceinture pour l’atterrissage, de toucher le sol de Roissy, d’apercevoir ma valise sur le tapis, et mon téléphone avait sonné à nouveau. C’était ma sœur, c’était trop tard, il était mort. (p.21)

Comment remplir ce vide, ces secondes qui auraient pu changer son regard et sa façon de voir son passé et d’imaginer le futur ? Être là au bon moment, ce n’est jamais facile et c’est une question de circonstances bien souvent. Des moments ratés par étourderie, par paresse ou par crainte, j’en ai connu beaucoup dans ma vie. Surtout quand on sent que ce peut être la dernière chance de prononcer certains mots et de capter un regard. Cela m’est arrivé avec des amis et plusieurs membres de ma famille. Juste une question de secondes qui font tout rater ou encore une impulsion qui nous pousse de l’autre côté des choses.

TENTATIVE

Peut-être que l’écrivain ne cherche jamais autre chose. Il tente par tous les moyens de jeter des ponts sur ces occasions ratées, d’oublier les pas de côté, la culpabilité qui s’installe quand on pense avoir tout gâché par étourderie ou par entêtement.
Céline entreprend de cerner son père comme s’il était un personnage de roman dans Le drap blanc ou quelqu’un qui lui était parfaitement étranger. L’écrivaine n’est pas dupe cependant et sait certainement que l’on ne peut effacer une vie d’hésitations et d’incompréhension par deux ou trois questions. Une existence ne peut être transformée par une pirouette au bout de son parcours même si certaines croyances religieuses laissent entendre que l’on peut tout changer dans un moment de grâce et de lucidité. Ce serait bien trop facile. Ce qui a été, sera et restera, qu’importe les maquillages que l’on invente et les déguisements.
Céline distribue son questionnaire pour glaner des éléments et des détails qui pourront  peut-être l’aider à reconstituer le puzzle. Une sorte de biographie qu’elle tente d’échafauder en ne sachant quelle direction prendre et ce qu’elle va découvrir.

J’aimerais écrire un livre sur mon père. Ça fait tellement longtemps que je note tout ce qui me fait penser à lui, des citations, des conversations, des souvenirs. Je consigne même dans un calepin mes rêves où il apparaît. Un jour, j’ai l’idée d’écrire un roman sur lui, sous la forme d’une longue liste d’anecdotes. J’ai commencé à les inscrire sur une feuille. (p.26)

L’écrivaine fait preuve d’une certaine témérité et risque de découvrir des aspects difficiles à accepter et surtout, c’est elle qu’elle finira par heurter dans cette enquête. Tous n’ont pas le même vécu ou le même regard sur l’homme qu’était Mario. Avec La mort d’Alexandre, je voulais un roman sur mon père. J’ai réalisé à la toute fin que je m’étais attardé aux gestes et aux extravagances de mes frères. Le père est resté une figure un peu mystérieuse et chaque fois que j’ai tenté de m’approcher de lui, c’est comme si je me retrouvais devant un miroir où je ne surprenais que des ombres.

REFUS

Certains acceptent de répondre, mais madame Huyghebaert se heurte à des craintes et des refus. Sa mère d’abord ne veut pas remuer ces cendres et a tout fait pour oublier le père de ses filles. Elle a retrouvé son amour de jeunesse et connaît des jours tranquilles avec cet homme. Elle ne ressent guère d’intérêt pour ces années qui n’ont pas été le bonheur qu’elle attendait. Pourquoi soulever des draps poussiéreux, retourner des tapis et tout ce qui a laissé des blessures et des rancoeurs ? Ses sœurs aussi sont réticentes. On ne fouille pas le passé sans provoquer des réactions qui peuvent être violentes parfois. Un romancier l’apprend très vite quand il secoue au grand jour des secrets que l’on a tout fait pour dissimuler. Les écrivains sont terriblement doués pour trahir leurs familles et tout étaler sur la place publique comme dans un énorme marché aux puces.

SECRETS

Dans toute vie, il y a des parts d’ombres, des secrets, des silences que l’on ne veut pas trop remuer. La quête change quand Céline demande à ses proches de répondre à son questionnaire, même s’ils n’ont pas connu son père. La figure de Mario se transforme alors puisqu’il devient un homme de fiction qu’ils inventent à partir de racontars et de oui-dires. Cela donne un aspect fascinant à l’enquête. Il y a le vivant, celui que l’on a vu agir et s’amuser et l’autre que l’on rêve ou idéalise. Cela me touche beaucoup parce que bien souvent on invente des moments de son passé, surtout quand on navigue dans la fiction et que l’on jongle avec les mots. On raconte certains faits de toutes les manières possibles et parfois on jure avoir vécu un pur fantasme. Faut se méfier de ses rêves et de son imaginaire.
Céline Huyghebaert se rend même à la morgue pour examiner le corps de son père, esquisser des croquis du cadavre. C’est un peu perturbant, je l’avoue, en tous les cas très étonnant. Elle fait preuve d’un sang froid dérangeant. Il y a là un regard et une distance qui m’ont fait avaler de travers.

C’est peut-être un cri d’effroi. Ou le cri qu’on pousse quand la mort est si évidente que le corps, refusant d’abdiquer, n’a plus d’autre arme pour s’en défendre que ce cri. Parfois, je me dis aussi que c’est un cri qui a pour unique but d’abasourdir celui qui le pousse, de recouvrir le brouhaha des souvenirs qui le persécutent  quand personne n’est là pour l’en divertir. (p.259)

Ce texte étonne et bouscule, nous ramène si l’on veut à certains tournants de nos vies, à ces petits espaces flous que l’on trouve dans son passé et ses souvenirs. Céline s’attarde autour de son père, d’un homme qui lui échappe continuellement parce que le propre des témoignages est de travestir certains faits ou gestes pour les transformer. Les morts gardent toujours leur mystère. Mes frères les plus âgés parlaient de mon père et de ma mère et j’avais l’impression qu’ils décrivaient des individus que je ne connaissais pas. Mes parents n’étaient pas leurs parents. Comment se faire une idée juste, alors ? Mario change selon le regard et c’est ce qui rend cette lecture passionnante.
Bien sûr, nous ne pouvons jamais avoir un portrait définitif d’un homme ou d’une femme. Toujours, nous faisons face à la photographie d’un moment qui permet de souligner un trait, de découvrir une ride sur un visage familier et inconnu. Tout est mouvement et changements, échappe à cette entreprise qui voudrait se faire un arrêt sur une vie.

La peur, c’est quelque chose qui fait beaucoup de bruit. (p.259)

Et je me dis que c’est fort heureux cette part de mystère, cette aura que nous ne parviendrons jamais à percer autour de la femme et de l’homme qui nous ont mis au monde. Ils resteront des étrangers qui font rêver, permettant peut-être de s’inventer une existence différente, d’arriver à être écrivain. Et madame Huyghebaert a vite compris que l’important n’était pas les réponses du questionnaire, mais tout le cheminement qu’elle a fait auprès de ses proches pour voir son père. Le drap blanc sur lequel elle se penche ne peut que lui révéler ses traits, son visage, sa propre mort.


HUYGHEBAERT CÉLINE, LE DRAP BLANC,  Éditions LE QUARTANIER, 2019, 236 pages, 26,95 S.


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