ÉTRANGE ENTREPRISE QUE celle
de l'écrivaine Céline Huyghebaert. Le drap blanc, un récit, nous entraîne
dans une enquête troublante. Céline, l’une des filles de la
famille, n’a pu arriver à temps pour les derniers moments de son père. Elle vit
au Québec depuis quelques années et la mort se montre souvent impatiente.
Malgré l’avion et les vols fréquents, elle rate ce rendez-vous, les ultimes
paroles, un geste peut-être et des larmes, certainement. Je connais ça. J’ai loupé
de peu le décès de ma mère. « Ça vient d’arriver », m’a lancé l’infirmière en
me voyant sortir de l'ascenseur. Je suis entré dans la chambre, sur la pointe des
pieds, pour retrouver ma sœur et mon frère. Ce moment de
silence et de grande émotion devant ma mère apaisée, je ne l’oublierai jamais. Cet
instant, où le temps s’est arrêté pendant un bout d’éternité, reste gravé
dans ma mémoire.
Mario, le père, était une ombre dans la foule. Rien de
singulier, d’éclatant ou de particulier qui fait que l’on se retourne sur son
passage. Travailleur agricole peu scolarisé, il a pu subvenir aux besoins de
ses trois filles et de son épouse sans trop relever la tête. Un homme de peu de
mots, un vivant possédé par l’alcool pour échapper à la grisaille des jours
certainement. Une existence comme tant d’autres. Il meurt jeune, peut-être
parce qu’il n’a pas pris le temps de s’arrêter pour surprendre la vie autour de
lui. Il n’avait pas encore cinquante ans et une cirrhose a eu raison de sa
résistance.
L’une de ses filles, celle qui vit au Québec, décide de se
tourner vers son père pour en examiner toutes les facettes. Qui était cet
homme, l’époux et l’ami ? Elle s’attarde auprès de ses sœurs, sa mère, des connaissances
et leur demande de remplir un questionnaire pour tenter de voir qui était
réellement cet individu qu’elle sent très loin et qui lui a donné la vie.
Je me servais des mots comme de bombes à cette époque, et j’avais
bien l’intention que ceux-ci lui sautent à la figure dès qu’il ouvrirait
l’enveloppe. Mais le choc avait été tellement violent que mon père était parti
à l’hôpital et j’avais dû prendre le premier avion sur la demande pressante de
ma sœur. Le temps d’attacher ma ceinture, de la détacher, de traverser
l’Atlantique, de rattacher ma ceinture pour l’atterrissage, de toucher le sol
de Roissy, d’apercevoir ma valise sur le tapis, et mon téléphone avait sonné à
nouveau. C’était ma sœur, c’était trop tard, il était mort. (p.21)
Comment remplir ce vide, ces secondes qui auraient pu changer son
regard et sa façon de voir son passé et d’imaginer le futur ? Être là au bon
moment, ce n’est jamais facile et c’est une question de circonstances bien
souvent. Des moments ratés par étourderie, par paresse ou par crainte, j’en ai connu
beaucoup dans ma vie. Surtout quand on sent que ce peut être la dernière chance
de prononcer certains mots et de capter un regard. Cela m’est arrivé avec des
amis et plusieurs membres de ma famille. Juste une question de secondes qui font
tout rater ou encore une impulsion qui nous pousse de l’autre côté des choses.
TENTATIVE
Peut-être que l’écrivain ne cherche jamais autre chose. Il
tente par tous les moyens de jeter des ponts sur ces occasions ratées, d’oublier
les pas de côté, la culpabilité qui s’installe quand on pense avoir tout gâché par
étourderie ou par entêtement.
Céline entreprend de cerner son père comme s’il était un
personnage de roman dans Le drap blanc ou
quelqu’un qui lui était parfaitement étranger. L’écrivaine n’est pas dupe
cependant et sait certainement que l’on ne peut effacer une vie d’hésitations
et d’incompréhension par deux ou trois questions. Une existence ne peut être transformée
par une pirouette au bout de son parcours même si certaines croyances
religieuses laissent entendre que l’on peut tout changer dans un moment de
grâce et de lucidité. Ce serait bien trop facile. Ce qui a été, sera et restera,
qu’importe les maquillages que l’on invente et les déguisements.
Céline distribue son questionnaire pour glaner des éléments et
des détails qui pourront peut-être l’aider
à reconstituer le puzzle. Une sorte de biographie qu’elle tente d’échafauder en
ne sachant quelle direction prendre et ce qu’elle va découvrir.
J’aimerais écrire un livre sur mon père. Ça fait tellement
longtemps que je note tout ce qui me fait penser à lui, des citations, des
conversations, des souvenirs. Je consigne même dans un calepin mes rêves où il
apparaît. Un jour, j’ai l’idée d’écrire un roman sur lui, sous la forme d’une
longue liste d’anecdotes. J’ai commencé à les inscrire sur une feuille. (p.26)
L’écrivaine fait preuve d’une certaine témérité et risque de découvrir
des aspects difficiles à accepter et surtout, c’est elle qu’elle finira par heurter
dans cette enquête. Tous n’ont pas le même vécu ou le même regard sur l’homme
qu’était Mario. Avec La mort d’Alexandre,
je voulais un roman sur mon père. J’ai réalisé à la toute fin que je m’étais
attardé aux gestes et aux extravagances de mes frères. Le père est resté une
figure un peu mystérieuse et chaque fois que j’ai tenté de m’approcher de lui,
c’est comme si je me retrouvais devant un miroir où je ne surprenais que des ombres.
REFUS
Certains acceptent de répondre, mais madame Huyghebaert se
heurte à des craintes et des refus. Sa mère d’abord ne veut pas remuer ces
cendres et a tout fait pour oublier le père de ses filles. Elle a retrouvé son
amour de jeunesse et connaît des jours tranquilles avec cet homme. Elle ne
ressent guère d’intérêt pour ces années qui n’ont pas été le bonheur qu’elle
attendait. Pourquoi soulever des draps poussiéreux, retourner des tapis et tout
ce qui a laissé des blessures et des rancoeurs ? Ses sœurs aussi sont
réticentes. On ne fouille pas le passé sans provoquer des réactions qui peuvent
être violentes parfois. Un romancier l’apprend très vite quand il secoue au
grand jour des secrets que l’on a tout fait pour dissimuler. Les écrivains sont
terriblement doués pour trahir leurs familles et tout étaler sur la place
publique comme dans un énorme marché aux puces.
SECRETS
Dans toute vie, il y a des parts d’ombres, des secrets, des
silences que l’on ne veut pas trop remuer. La quête change quand Céline demande
à ses proches de répondre à son questionnaire, même s’ils n’ont pas connu son
père. La figure de Mario se transforme alors puisqu’il devient un homme de
fiction qu’ils inventent à partir de racontars et de oui-dires. Cela donne un
aspect fascinant à l’enquête. Il y a le vivant, celui que l’on a vu agir et s’amuser
et l’autre que l’on rêve ou idéalise. Cela me touche beaucoup parce que bien
souvent on invente des moments de son passé, surtout quand on navigue dans la
fiction et que l’on jongle avec les mots. On raconte certains faits de toutes
les manières possibles et parfois on jure avoir vécu un pur fantasme. Faut se
méfier de ses rêves et de son imaginaire.
Céline Huyghebaert se rend même à la morgue pour examiner le
corps de son père, esquisser des croquis du cadavre. C’est un peu perturbant,
je l’avoue, en tous les cas très étonnant. Elle fait preuve d’un sang froid
dérangeant. Il y a là un regard et une distance qui m’ont fait avaler de
travers.
C’est peut-être un cri d’effroi. Ou le cri qu’on pousse quand la
mort est si évidente que le corps, refusant d’abdiquer, n’a plus d’autre arme
pour s’en défendre que ce cri. Parfois, je me dis aussi que c’est un cri qui a
pour unique but d’abasourdir celui qui le pousse, de recouvrir le brouhaha des
souvenirs qui le persécutent quand
personne n’est là pour l’en divertir. (p.259)
Ce texte étonne et bouscule, nous ramène si l’on veut à
certains tournants de nos vies, à ces petits espaces flous que l’on trouve dans
son passé et ses souvenirs. Céline s’attarde autour de son père, d’un homme qui
lui échappe continuellement parce que le propre des témoignages est de
travestir certains faits ou gestes pour les transformer. Les morts gardent
toujours leur mystère. Mes frères les plus âgés parlaient de mon père et de ma
mère et j’avais l’impression qu’ils décrivaient des individus que je ne
connaissais pas. Mes parents n’étaient pas leurs parents. Comment se faire une
idée juste, alors ? Mario change selon le regard et c’est ce qui rend cette
lecture passionnante.
Bien sûr, nous ne pouvons jamais avoir un portrait définitif
d’un homme ou d’une femme. Toujours, nous faisons face à la photographie d’un
moment qui permet de souligner un trait, de découvrir une ride sur un visage
familier et inconnu. Tout est mouvement et changements, échappe à cette
entreprise qui voudrait se faire un arrêt sur une vie.
La peur, c’est quelque chose qui
fait beaucoup de bruit. (p.259)
Et je me dis que c’est fort heureux cette part de mystère, cette
aura que nous ne parviendrons jamais à percer autour de la femme et de l’homme
qui nous ont mis au monde. Ils resteront des étrangers qui font rêver, permettant
peut-être de s’inventer une existence différente, d’arriver à être écrivain. Et
madame Huyghebaert a vite compris que l’important n’était pas les réponses du
questionnaire, mais tout le cheminement qu’elle a fait auprès de ses proches
pour voir son père. Le drap blanc sur lequel elle se penche ne peut que lui
révéler ses traits, son visage, sa propre mort.
HUYGHEBAERT CÉLINE, LE DRAP BLANC, Éditions LE QUARTANIER, 2019, 236 pages, 26,95
S.
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