QUEL ROMAN QUE Mademoiselle Samedi soir d’Heather O’Neill ! Une quête d’identité dans
un Québec qui n’arrive pas à trouver ses assises, un Montréal où des rêveurs,
des illuminés, des éclopés tentent de survivre plutôt mal que bien. Une fable
sur Montréal, le Québec par ricochet, une formidable entreprise qui m’a rappelé
souvent le magnifique roman de Marie-Claire Blais : Un Joualonais sa Joualonie. C’est saisissant et il y a du Réjean
Ducharme dans les aventures des jumeaux Tremblay qui parviennent difficilement à
échapper à leur enfance et qui restent coincés dans leur adolescence, même quand
ils sont devenus des parents et qu’ils doivent faire face à l’âge adulte.
Les écrivains peuvent tout oser pour mon plus grand bonheur.
Madame O’Neill étonne en misant sur des personnages francophones (les Tremblay)
qui hantent un quartier populaire de Montréal. De purs Québécois comme on dit
maintenant en baissant la voix parce que ce n’est pas très bien vu dans une certaine société. Nous avons « la souche chambranlante » et les fourmis
charpentières s’amusent à y pratiquer des couloirs où tous « les vents mauvais
» s’engouffrent.
Encore une fois, la rue Saint-Laurent est l’artère vitale de
Montréal avec ses clubs, ses danseuses, les truands et les éclopés qui
survivent de larcins et de petites fraudes. Ce monde fascine l’écrivaine et
elle y revient dans toutes ses publications. Un milieu de rescapés, de perdants
et de drogués qui se débattent pour rester à la surface.
JUMEAUX
Loulou s’est occupé des jumeaux, de ces prodiges de la
télévision que tous les spectateurs connaissaient et adoraient au Québec. Les
deux sont scotchés l’un à l’autre, imaginant que le monde va leur glisser entre
les doigts s’ils s’aventurent seuls sur un trottoir. Comme si leur passé ne pouvait
que les ramener en arrière pour les empêcher de devenir des adultes. Ils sont emprisonnés
dans des images qui les étouffent et les protègent d’une certaine façon.
Nicolas est père d’un petit Pierrot qu’il ne voit jamais. Sa
mère mène une véritable guérilla avec lui, tentant par tous les moyens de lui
soutirer de l’argent en utilisant l’enfant comme outil de chantage. Nouschka va d’un
homme à l’autre pour trouver un peu d’amour et peut-être une paix qu’elle n’a
jamais connue. Partout, on la reconnaît et l’image de la gentille fillette que
l’on idolâtrait à la télévision finit par être un fardeau terrible.
Depuis, la
Révolution tranquille au Québec est révolue et l’idée de l’indépendance en a
pris pour son rhume en 1980. Le Québec bascule dans la nostalgie et la déprime.
Chaque soir était une triste fête d’adieu, un party de départ à la
retraite, les dernières heures d’une noce. On était tout le temps en train de
se dire adieu. La frontière qui séparait
le fait de coucher ensemble du fait de ne pas coucher ensemble était beaucoup
plus mince qu’à n’importe quelle époque, en n’importe quel lieu de l’Histoire.
(p.35)
Tous s’accrochent à l’instant dans ces temps mouvementés où il
est question d’un deuxième référendum sur la souveraineté du Québec. Étienne,
le père des jumeaux, a été un chantre de l’indépendance en 1980 comme presque
tous les artistes québécois. C’est assez étonnant qu’une écrivaine d’origine
anglophone aborde ce sujet. Surtout que ses personnages sont des souverainistes
convaincus et qu’ils cherchent désespérément une identité individuelle et nationale.
QUÊTE
Nouschka
et
Nicolas tentent de surmonter leur quotidien et de trouver une raison de vivre
et d’exister, tout comme le peuple du Québec qui hésite entre son être francophone et
ce Canada multiculturel et nébuleux. Les jumeaux sont déchirés entre ce que
l’on a voulu qu’ils soient à la télévision et ce qu’ils sont dans la vie de maintenant.
Étienne Tremblay, leur père, a perdu ses ancrages avec l’échec
du premier référendum de 1980. Il a pris son envol dans la mouvance des années
70, l’élection du Parti québécois qui devait mener le Québec vers la
souveraineté. Il est l’auteur et l’interprète de chansons un peu étranges qui
m’ont fait penser à certains textes irrévérencieux de Plume Latraverse. Tous
tentent de garder le moral et de reconstituer une famille personnelle et
étatique.
AMOUR
Nouschka
s’amourache
d’un patineur artistique qui a tout gâché en tentant de se suicider pour échapper
à la férule d’un père qui avait tout misé sur lui et rêvait d’en faire une
vedette. Elle épouse Raphaël et ce couple
improbable ne peut que vaciller quand elle se retrouve enceinte.
Je savais que j’étais jeune pour me marier. Les Québécois
faisaient tout tellement jeunes. Notre beauté avait tôt fait de disparaître.
Les gens mouraient à quarante-neuf ans d’avoir trop bu, ou du cancer du poumon,
ou de s’être nourris de pain blanc et de Jos Louis. Se marier si jeune, c’était
dévaliser une banque ou se faire tatouer. (p.207)
Schizophrène, obsédé, capable du pire et du meilleur, Raphaël
basculera quand Nouschka
devient
mère. Il perd les pédales malgré ses bonnes intentions, son travail de préposé
aux bénéficiaires dans un hôpital.
Nicolas, pendant ce temps, amputé de sa sœur, ne trouve rien de
mieux que de planifier un vol de banque qui tourne à la catastrophe. La prison
le forcera à se redresser et le retour de sa mère lui fait le plus grand bien.
Cette formidable histoire m’a poussé dans les labyrinthes de
l’inconscient des Québécois, des gens d’ici qui ne savent pas qui ils sont dans
ces pays qui fêtent leur identité à deux semaines d’intervalles, ces jumeaux
qui ne peuvent se quitter tout comme ils ne peuvent vivre ensemble.
Le deuxième référendum de 1995 arrive et Nouschka écrit le
discours de son père Étienne. Il prend la parole lors d’un grand rassemblement où
il se retrouve aux côtés de Gilles Vigneault. Un texte étonnant qui dérape avec
ce chanteur qui incarne l’impuissance des Québécois à agir avec cohérence.
DÉFAITE
Le référendum est perdu de justesse. Nicolas se fait arrêter
après le vol de banque, mais Nouschka, jeune maman, réussit à s’arracher à
cette fatalité qui s’accroche à elle depuis sa naissance. Les études lui
permettront de se forger une nouvelle vie et surtout de trouver les mots pour
se dire. C’est la clef du succès.
Une des raisons pour lesquelles je souhaitais étudier la
littérature, c’est qu’elle expose tout. Les écrivains cherchent des secrets qui
n’ont pas encore été exploités. Chaque écrivain doit inventer sa propre langue
magique afin de décrire l’indescriptible. Ils ont peut-être l’air d’écrire en
anglais, en français ou en espagnol, mais en réalité, ils écrivent dans la
langue des papillons, des corbeaux et des pendus. (p.400)
Heather O’Neill propose une aventure incroyable avec Mademoiselle Samedi soir. Ses personnages m’ont étonné et fasciné, dans des aventures qui vous tiennent
en haleine. Bien sûr, comme tous les écrivains, elle a ses lieux de
prédilection, un milieu social qu’elle explore d’une publication à l’autre pour
en montrer toutes les facettes. Le manieur de mots se débat avec des images,
des préoccupations et des repères physiques qui le hantent
souvent toute une vie. Chez madame O’Neill, les
enfants abandonnés par leurs parents sont une constance et ils doivent se
défendre contre la violence et la folie de leurs géniteurs. Je pense à Baby qui
doit affronter les rages de son père Jules dans La ballade de Baby. Un roman d'une cruauté terrible.
À notre naissance, quand on nous pose dans notre berceau, le monde
entier passe la tête au-dessus des barreaux. On nous donne un nom, et tout le
monde a toutes sortes d’idées à notre sujet. Ce sont d’étranges contes de fées.
Quand les gens nous disent ce qu’on pourrait être une fois adulte, ils
pourraient aussi bien nous conter des histoires de fripons et de chats bottés.
Mais notre tâche, c’est de devenir quelque chose de bien plus unique et de bien
plus étonnant que tout ce que nos parents pouvaient imaginer. Il faut savoir
que notre vie nous appartient complètement. (p.482)
Tout est là. À chacun de mettre la main sur l’avenir. Le reste
est peut-être une suite d’événements qui fait haleter les écrivains et les
lecteurs qui en demandent toujours un peu plus.
J’ai aimé ce roman du début à la fin et Heather O’Neill est une
magicienne qui sait nous plonger dans les situations les plus folles et les
plus simples de la vie. Ce qui importe, c’est cette quête de sens, cette
volonté de toucher le bonheur et la paix, d’arriver à trouver son espace pour respirer
avec tous les vents du monde. Vous avez là votre lecture d’été. Ne cherchez pas
ailleurs !
O’NEIL HEATHER, MADEMOISELLE SAMEDI
SOIR, Éditions Alto, 2019, 488 pages,
29,95 S.
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