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lundi 5 novembre 2018

MIRUNA TARCAU NOUS BOUSCULE

MIRUNA TARCAU propose une étrange expérience avec L’apprentissage du silence. Élisabeth et David, un couple improbable, m’ont déstabilisé avec les rebondissements de leur histoire singulière. Je ne comprenais pas trop où l’écrivaine allait au début. Je ne lis jamais la quatrième de couverture et si je l’avais fait pour une fois, cela m’aurait grandement facilité la tâche. Ça m’apprendra. Après tout, c’est là une clef qui permet d’ouvrir la porte et d’entrer dans la maison. J’aurais compris que le roman se déroule à l’envers comme dans L’étrange histoire de Benjamin Button où le héros naît vieux pour redevenir un enfant. D’abord une nouvelle de Francis Scott Fitzgerald, ce texte est devenu un film de David Fincher qui a connu un beau succès. Miruna Tarcau part de l’époque contemporaine pour nous abandonner au début de la colonie française en Amérique.

Je suis conscient que nombre de lecteurs n’embarqueront pas dans les étranges migrations de ce couple qui échappe au temps et au vieillissement. L’écrivaine nous demande de nous avancer dans un monde qui m’a fait penser à celui d’Albert Langlois de Daniel Grenier dans L’année la plus longue. Ce personnage échappe au temps pour traverser les siècles à partir de la Conquête de Québec en 1760 jusqu’à la période contemporaine. Il y gagne une forme d’immortalité, mais surtout une terrible solitude qui est peut-être le pire des châtiments qu’un humain peut endurer. Madame Tarcau emprunte la direction contraire et remonte les cercles du temps.
Qu’on le veuille ou non, nous sommes ancrés dans notre époque. Tous piégés par la pensée qui balise notre milieu à la naissance, des idées qui guident tous les comportements. Il y a un monde entre les normes qui hantaient mon enfance et la société de maintenant. Chaque époque possède des tabous, des balises, des craintes et aussi s’appuie sur de grands rêves. Il faut une formidable originalité pour s’arracher à ces carcans et voguer dans un espace qu’il faut inventer jour après jour. C’est peut-être là le travail de l’écrivain que de chercher des sentiers parallèles, que de tourner le dos aux idées dominantes pour trouver une autre manière de voir et de respirer.

FUITE

Élisabeth et David quittent Montréal pour une question d’argent et de fraudes, on ne sait pas trop. Ça n’a guère d’importance. Ils vivaient dans un milieu fermé, une sorte de ghetto avec des préjugés qui se manifestaient dès qu’ils s’aventuraient en dehors de leur quartier.

L’affaire se compliqua lorsque le camp des talons hauts se mélangea à celui des pantalons pour offrir des rafraîchissements et des petits fours. À mesure que se multipliaient les compliments à l’hôtesse, dont l’absence n’intriguait d’ailleurs personne, Élisabeth s’aperçut que toutes ces remarques formaient des variations limitées sur les mêmes thèmes. Aucun domestique n’était digne de confiance, les enfants n’apprenaient rien à l’école, on déplorait le lent déclin de l’Occident. (p.15)

Le couple se retrouve en Argentine, un pays où tout peut devenir possible. Les voilà dans l’envers du monde qu’ils ont connu au Québec. Élisabeth devient gérante de bordel. Nous sommes loin de la petite bourgeoisie de Montréal et des rencontres dans les salons cossus. Les filles, l’alcool, les militaires, parce que c’est la dictature, rien ne semble les perturber. Les deux ne sont jamais taraudés par des questions de morale ou d’éthique. Le bien et le mal ne font pas partie de leurs bagages. Ils s’adaptent sans trop faire de vagues, plongent dans une nouvelle langue et oublient presque celle qu’ils parlaient il n’y a pas si longtemps à Montréal.
MILIEU

Les individus, dans l’univers de madame Tarcau, se transforment et mutent selon le milieu social et l’environnement humain. Élisabeth et David deviennent des Argentins et peuvent très bien côtoyer les militaires, exploiter de jeunes femmes qui doivent se prostituer et danser. L’argent n’a pas d’odeur, on le sait. Tout comme ils se retrouveront aux Indes, parfaitement à l’aise dans la peau du colonisateur.

Élisabeth s’habitua vite à entendre les Argentins se traiter de couillons quand ce n’était pas de pendejos, de culeados, ou encore de cagônes. Il ne lui serait jamais venu à l’esprit de traiter les habitués de Women First de poils pubiens. Elle voyait encore moins envoyer l’un d’entre eux se laver le trou du cul ou bien sucer une couille, comme on entendait fréquemment dans les environs. Mais à présent que Montréal était derrière eux, elle réalisait à quel point ses anciens voisins avaient la bouche propre et l’esprit tordu. Encore qu’elle ne fut pas si propre que ça, leur bouche. Ici, à Buenos Aires, elle n’avait encore entendu personne se référer à Samuel comme à une « personne de couleur », Negrito, moreno, oui. Niega, jamais. (p.34)

Le couple se perd, se retrouve et mute selon les époques. Lui devient médecin et se retrouve dans les colonies où il vit en grand seigneur avec une nouvelle épouse et ses enfants. Élisabeth de retour à Montréal, ouvre une sorte d’accueil pour les enfants abandonnés avant de devoir reprendre la route et retrouver David.
En remontant le temps, David adopte un jeune garçon : Friedrich Nietzsche. Le jeune homme a déjà écrit toute son œuvre. C’est plutôt étonnant, mais nous remontons le temps, faut jamais l’oublier. David, avec la collaboration de Karl Marx, travaille à installer une société socialiste dans les Antilles, une utopie qui a fasciné l’auteur de Zarathoustra. Il faut lire Victor-Lévy Beaulieu dans sa fantastique incursion du côté de Nietzche pour comprendre à quoi fait allusion madame Tarcau.

La scène se poursuivit ainsi jusqu’à ce que Franz ouvrit un tiroir où était rangée la correspondance de David, en tête de laquelle se trouvait cette fameuse lettre. Son contenu s’avérait être fort compromettant. Dans ce document, David se disait prêt à financer la création d’un parti communiste allemand, pour peu que Herr Marx ainsi que Herr Engels acceptassent de le seconder dans la création d’un état socialiste dans les Antilles françaises. (p.142)

Nous n’en sommes pas à une surprise près. Élisabeth deviendra nonne et mère supérieure d’une abbaye et même sera une sérieuse candidate à la sainteté. Après le bordel, le couvent, pourquoi pas.
Le tout se terminera à l’époque de la Nouvelle France, au début de la colonie alors que tout était à faire et à recommencer, avec l’ombre de Voltaire en plus et d’autres personnages célèbres.

MÉMOIRE

La fameuse mémoire… Comment fonctionne la mémoire quand le temps file à l’envers ? Ce qui a été n’est plus. Les personnages doivent continuellement se réinventer et apprivoiser une terrible solitude de plus en plus difficile à vivre.
Je n’ai pu m’empêcher de penser aux difficultés des émigrants qui quittent leur pays, des habitudes, des croyances, une langue pour s’installer dans un milieu où ils doivent tout effacer et réapprendre. Ils perdent leurs références, des manières de faire, des liens familiaux et ont la tâche terrible de s’inventer une nouvelle identité. Comment devenir un autre en quelques années ? Certains y parviennent rapidement et d’autres pas du tout. Parce qu’il faut redevenir un enfant en quelque sorte pour apprendre une nouvelle société et changer dans sa tête.

L’absence de truchements l’inquiétait au plus haut point. Cette communauté rassemblée à la hâte ne verrait jamais naître une cohésion sociale tant qu’il n’existerait pas de langue commune qui permettrait aux travailleurs de vivre ensemble. Tout en déplorant cette lacune, David lui-même ne s’était cependant jamais donné la peine d’apprendre le créole. (p.150)

L’histoire de l’humanité est marquée par ces déplacements, ces bouleversements d’être. C’est le cas de ceux et celles qui arrivent au Québec et qui se retrouvent fort démunis, surtout quand ils ont dû quitter un lieu où il n’était plus possible de penser et de respirer. Le dépaysement est d’autant plus fort qu’ils ont été forcés de faire un bond dans le temps à cause de guerres sans fin ou de catastrophes naturelles. Tous doivent alors changer de peau et travailler à devenir d’autres hommes et d’autres femmes.
Nous embrassons là toute la problématique des émigrants. Les individus finissent toujours par s’adapter, à se mouler aux habitudes et à la langue du plus grand nombre, mais cela provoque des heurts très souvent.
Le roman de Miruna Tarcau demande un effort particulier. J’avoue m’être un peu égaré dans les dédales du temps, me demandant souvent où j’allais et dans quoi cette écrivaine voulait m’entraîner. J’ai compris qu’il fallait se laisser aller pour voyager, pour tout apprendre comme le jeune homme ou la jeune femme qui cherchent à se faire une place dans sa société.
Miruna Tarcau réussit à déstabiliser et c’est fort heureux, à nous faire migrer dans notre tête en suivant ces personnages singuliers. Un texte qui prend des directions inattendues avec cette écrivaine originale. Apprendre le silence, c’est peut-être apprendre à se glisser dans un milieu sans provoquer de vagues et de remous. Se taire pour mieux entendre et mieux parler, pour s’adapter à de nouvelles vies et changer de peau.


L’APPRENTISSAGE DU SILENCE, un roman de MIRUNA TARCAU publié chez HASHTAG ÉDITIONS, 2018, 196 pages, 20,95 $.


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