jeudi 22 septembre 2016

Larry Tremblay dresse encore le bien devant le mal

ANTOINE LIT Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, rencontre Félix, un idéaliste qui s’accroche à un amour absolu avec sa cousine morte en 1971, lors du glissement de terrain de Saint-Jean-Vianney. Antoine veut désillusionner cet ami qui remet en question sa façon de voir et de vivre. Il fait tout pour démontrer que « cette foi aveugle » est factice avec la complicité d’Alice. La raison triomphe de tout, du moins on aime le croire. Tout n’est pas si simple cependant. Alice décide de montrer l’envers de la médaille dans un roman, beaucoup plus tard, frappant Antoine là où la raison perd tous ses moyens. Voilà un roman et son contraire, les deux versions d’une même histoire particulièrement dérangeante.

Encore une fois, le mal se dresse devant le bien dans L’impureté de Larry Tremblay. Parlons plutôt de la raison qui confronte les croyances, la foi qui déplace les montagnes, qui permet de croire à un monde meilleur où le mal a été éradiqué par la logique, la raison qui sacrifie souvent les individus. Ces deux approches peuvent nous emporter dans les pires situations. L’extermination des juifs par les nazis était menée avec une logique déconcertante. D’un autre côté, la foi des islamistes intégristes est tout aussi perturbante et dangereuse. Ces deux extrêmes mènent aux pires folies et, malheureusement, n’ont cessé de marquer l’histoire humaine. Voilà pourtant les faces d’une même médaille. Le bien ne peut exister qu’en s’appuyant sur le mal et l’envers est aussi vrai. Antoine et Félix ne peuvent que se heurter, l’un menaçant l’autre.
Comment ne pas songer à cette période de ma vie où, à Montréal, plus seul que mon oncle qui vivait en ermite dans la forêt, je me retrouvais dans les salles de cours de l’université en me sentant un étranger, marchais sur les trottoirs, retournais des phrases de Jean-Paul Sartre que je venais de découvrir en lisant La nausée. Antoine Roquentin réalise l’absurdité de la vie et éprouve un dégoût terrible pour ses contemporains. Un nihilisme, une conscience d’être qui secouent tout jeune homme qui s’aventure dans le monde des idées. Du moins à l’époque. Je ne pense pas que Sartre ait autant fasciné les filles alors. Une période sombre où je vivais en retrait de tout, obsédé par des lectures qui me stimulaient et me désolaient. Heureusement, Albert Camus est arrivé et j’ai pu entrevoir l’éclaircie. Il fallait croire aux femmes et aux hommes, travailler à diminuer leur douleur et leur désespérance. L’humain ne peut qu’aller vers l’humain.

CONFRONTATION

Antoine est subjugué par Sartre qui n’était pas trop certain de la condition humaine. L’homme devait se hisser vers la conscience selon lui et ne parvenait qu’à quelques moments de lucidité dans sa vie. Il faut lire Le siècle de Sartre de Bernard-Henry Lévy pour comprendre la démarche de ce penseur et aussi ses aveuglements. Le philosophe existentialiste prendra bien du temps avant de condamner les horreurs de Pol Pot au Cambodge. Et je me demande souvent comment il naviguerait de nos jours avec les attentats terroristes, les missions de ces croyants qui massacrent femmes, enfants au nom de leur dieu. 
La connaissance, la raison et la science pouvaient tout régler, nous aimions le croire dans les années 70. Pourtant la planète est en danger et nous fonçons vers la catastrophe malgré toutes les sonnettes d’alarme. La logique sert souvent à justifier les pires folies et les comportements les plus absurdes.
Antoine connaît les codes, le langage des émotions et peut en jouer avec une aisance déconcertante. Il ment, séduit, triche pour arriver à ses fins. Félix en est incapable et devient particulièrement vulnérable, surtout devant une Alice qui se retrouve bien loin du pays des merveilles et qui sera l’agneau que l’on sacrifie au nom de la raison.  

Le lendemain, poursuivant son plan, il passe à l’attaque. Il lui écrit une longue lettre où il exprime son éblouissement quand il l’a aperçue par hasard à la sortie de son école. Depuis, il n’a cessé de penser à elle. Il s’excuse de l’avoir suivie. Il ose même lui raconter qu’un soir il a épié l’ombre que son corps dessinait sur les rideaux de sa chambre. Il lui promet de ne plus recommencer. De toute façon, à quoi bon puisqu’elle a découvert son petit jeu. Il lui demande une seule chose : qu’elle réponde à sa lettre. Il l’attendra comme la lumière de l’aube après une nuit de cauchemar. (p.89)

La femme devient l’appât, celle que l’on immole pour permettre au dieu de la raison de triompher. Elle sera l’héritière qu’Abraham doit sacrifier pour plaire à ce Dieu égoïste qui ramène tout à lui.
Beaucoup plus tard, écrivaine qui connaît le succès, Alice rétablit les faits. Elle a attendu toute sa vie pour écrire ce roman, montrer qu’Antoine est un salaud qui a tout détruit autour de lui, qu’il est responsable du suicide de Félix et de son fils Jonathan. Les faits seront rétablis grâce à l’écriture, l’art de dire et de dénoncer peut-être.

Antoine n’a jamais admis qu’il avait une part de responsabilité. Chacun est libre de disposer de sa vie comme il l’entend, c’était son choix, pas le nôtre. Antoine me répétait ce genre de phrases et je n’avais pas le courage de le contredire. Il m’impressionnait avec ses envolées philosophiques. Je n’arrivais pas à prendre mes distances. Je me suis mise à penser comme lui. La mort de Félix ne me concernait pas. Vivre avec un sentiment de culpabilité était trop douloureux. Je me suis raccrochée à Antoine. Je n’avais rien compris à ce qui s’était réellement passé. Maintenant tout est clair. En fait, il l’aimait aussi. (p.154)

Antoine ne pourra contrer la version d’Alice. Sa vie, ses gestes lui reviennent comme un boomerang et son armure s’effrite. Il est nu, vulnérable, dans l’état où s’est retrouvé Félix après ses mensonges et ses manipulations.

CRÉATION

L’oeuvre artistique permet de rétablir les faits, de corriger les abus, de dénoncer les menteurs. L’écrivain, par son travail, pourchasse les faux prophètes, donne la parole aux victimes, ébranle les vainqueurs qui se drapent des beaux habits de la raison et de la connaissance. Le roman, tout comme le théâtre, chez Larry Tremblay, sert à briser les masques et à faire surgir la vérité.

— Tu n’as pas compris que je l’ai écrit uniquement dans ce but ? Je l’ai construit comme un piège fait de miroirs, comme une prison qui en renferme une autre. Une fois lu, je veux que le roman se referme sur lui et qu’il ne puisse plus jamais s’en échapper. (p.155)

C’est ce qui arrive au lecteur de L’impureté. Je me suis senti coincé entre les deux versions d’un même roman qui se referment comme un étau. Le piège est implacable. Personne ne peut échapper à un texte semblable. Antoine voit son édifice s’écrouler. Il n’y a plus de vainqueurs, que des perdants.

DUALITÉ

Le mal chez Larry Tremblay, comme dans la vie de tous les jours, a toujours plus de facilité à s’installer et il touche des pulsions profondes, animales. Il est de l’ordre de l’instinct et devient une arme terrible quand il s’appuie sur la raison et la logique. Il triomphe facilement des idéaux d’amour et de paix. Pas étonnant que Jésus finisse sur la croix. Il refuse les mensonges, demande de croire, de vivre sans les beaux habits de la raison. C’est pourquoi il est si vulnérable devant la logique des juristes.
Chez Larry Tremblay, les porteurs de mal finissent toujours par se retrouver devant leur propre invention. Le théâtre dans L’orangeraie et le roman cette fois sont les armes qui permettent de contrer les effets du mal, de « réparer » l’être d’une certaine façon.
L’écrivain survole le pour et le contre, les ténèbres et la clarté, montre les forces qui s’affrontent, retournent les mensonges. Les jumeaux dans L’orangeraie portaient cette catharsis et ici ce sont les frères improbables que sont Antoine et Félix qui se retrouvent face à face. Cet affrontement ne fait jamais de gagnant. Les survivants resteront des éclopés. Comment imaginer la vie d’Alice après la publication de son roman ? Écrire encore ? Elle a tout dit. Et Antoine ? La déflagration en a fait un fantôme que la raison ne peut plus protéger. Son château de cartes s’est écroulé.
Larry Tremblay nous entraîne dans les coins sombres de la pensée et prend plaisir à détricoter des croyances qui peuvent être dangereuses. C’est pourquoi il est si subversif, autant au théâtre que dans l’aventure romanesque. Encore une fois, il nous abandonne après avoir tout démonté autour de nous. Il touche l’être, le retourne et nous laisse avec notre conscience, notre devoir de vivre et de survivre dans un monde que nous avons dévasté au nom de la raison ou de la foi. Avec aussi la responsabilité de l’autre qui ne doit jamais devenir la victime de nos constructions mentales et de nos pensées délirantes. La liberté totale tout comme les croyances aveugles mènent toujours au pire.

L’IMPURETÉ de LARRY TREMBLAY est paru chez ALTO.

PROCHAINE CHRONIQUE : La mémoire du papier de NICOLAS TREMBLAY publié chez LÉVESQUE ÉDITEUR.



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