MAUDE QUITTE SON PAYS de
l’Abitibi pour Montréal. Plus rien ne la retient là-bas. La minière vient de
démolir la maison que ses parents lui ont léguée. Mais il y a Francis, de
l’autre côté de la rue, un ami depuis toujours, le grand amour de sa vie
peut-être. Partir, c'est tout abandonner pour l'ailleurs où il faut
tout recommencer. Le mal du pays l’emporte souvent. Elle revient en Abitibi,
roule pendant des heures dans le parc de La Vérendrye, retrouve Francis, un
monde qui glisse doucement hors d’elle. Maude dérive dans sa tête et dans son
corps. Elle est une migrante de l’intérieur, une femme qui vit un amour impossible
dans un silence qui avale tout, comme le trou de la mine qui aspire les hommes le
matin et les biffe de la surface de la terre.
On ne parle pas
souvent de ceux qui quittent leur région pour aller vivre en ville, à Montréal
de préférence. Ils laissent un pays, une enfance, des souvenirs, des lieux où
ils sont parfaitement dans leur corps et dans leur tête, un amour souvent pour
se retrouver dans la foule. Lise Tremblay a souvent parlé de « ces
migrants de l’intérieur » qui abandonnent un coin de pays, une famille qu’ils ne
pourront jamais retrouver.
J’ai dû quitter
mon village pour des études, me réfugier à Montréal, à la frontière
d’Outremont, dans un petit appartement qui est vite devenu un refuge. Quand je
m’aventurais sur les trottoirs, je croisais des Juifs hassidiques. Je ne savais rien de leur existence avant de venir en
ville.
J’avais tout
laissé au village. Des habitudes, des amis, une famille et des lieux où je
pouvais sentir toutes les dimensions de mon corps et de mon esprit. Je suis
devenu sauvage à Montréal, ne sortant que pour les cours à l’université où
j’étais un Mursault dans les salles de cours. Je lisais sans arrêt pour ne pas
sombrer, m’accrochais aux écrivains pour ne pas me noyer. Certains de mes amis
ont vécu l’exil un temps et après, ils sont retournés au village,
n’arrivant pas à se faire à cette autre vie. Heureusement, j’étais obsédé par
les livres, cela m’a permis de tenir le coup pendant des années en faisant des
retours pour respirer et me souvenir que j’étais encore un être social.
EXIL
Maude a grandi
tout près de la minière qui réglait tout de la vie. Sa famille s’était
installée devant la maison de Francis, un garçon de son âge. Une rue entre les
deux, un pays, un continent. Ils ont partagé des jeux, des espaces en forêt avant
de devenir des adultes. Ils étaient toujours ensemble. Des inséparables. Leur
vie à deux allait de soi, pourtant ils sont incapables de se dire, de s’offrir l’un
à l’autre. Comme deux cailloux enfermés dans un silence de commencement du
monde.
Les arbres se
souviennent de nos passages répétés, qui ont fait affleurer des roches veinées
de quartz blanc, comme des balises pour nous empêcher de mettre le pied en
dehors de chez nous. Nous courons, tu cries devant moi que je suis lente et que
si un ours arrive tu vas le laisser me bouffer. La terre amortit mes pas dans
un bruit sourd. C’est l’été où j’ai arrêté de grandir. (p.10)
Les parents partent
en laissant la maison à Maude. Elle travaille à la mine pendant les vacances, voyage
avec Francis, observe, attend dans un silence qui la fait ressembler à ces
éclats de minerai qu’il faut « défaire » pour en extraire l’or.
La mine est une bouche
dévoreuse qui a toujours besoin d’espace. La compagnie achète la maison de
Maude à prix fort et la démolit. Elle a perdu son ancrage. Seul Francis peut encore
la retenir. Il suffit d’un signe, d’un tout petit bout de phrase.
SILENCE
Maude part,
peut-être pour provoquer la venue du mot, du geste qui va tout changer. Elle
roule vers la ville, s’installe dans un petit appartement en attendant,
travaille le bois, le vivant pour oublier la pierre qu’il faut forcer pour en
extraire le métal précieux. C’est peut-être le traitement de choc qu’il faudrait
pour obliger Francis à se tourner vers elle et abolir toutes les distances.
Ta mère, placée
entre nous, serrait ton bras et le mien. Elle essayait de nous attacher
ensemble, comme si ça pouvait m’empêcher de partir. C’était plus fort qu’elle,
elle ne pensait pas, je crois, à son corps entre les nôtres, incapables de se
toucher. Nous étions encore les deux mêmes enfants silencieux. Le jour de mon
départ, je voyais que tu n’y croyais pas. Tu t’es dégagé le premier de ce lien
bizarre. Ta mère a augmenté légèrement la pression autour de mon avant-bras. Si
tu avais déposé tes clés dans ma main et que la pulpe de tes doigts avait
touché ma paume, peut-être aurait-ce été différent. (p.65)
Maude s’étiole à
Montréal, sa pensée restant en Abitibi. Elle part sur la 117 Nord, suit ce cordon ombilical pour surprendre
Francis, des lieux, une vie qui pourrait prendre un autre tournant. Elle est
déjà l’étrangère, elle a toujours été celle qui attend. Elle erre entre le présent
où elle se sent à l’étroit et ce passé qui se dilue peu à peu.
C’est là le pire pour
un migrant de l’intérieur. Il part, revient et ne sent jamais chez lui. Je me
souviens. Il a fallu à peine un an pour devenir un « visiteur ». Les choses
changeaient si rapidement et mes souvenirs restaient loin en arrière. Il y avait un
espace de plus en plus grand entre le lieu que j’avais quitté et celui que je retrouvais
après mes fuites. Maintenant, quand j’y retourne, j’ai l’impression qu’un autre
village a poussé sur ces lieux familiers. Tout m’est connu et en même temps
étranger. Mon village n’existe plus que dans ma tête.
RÉUSSITE
Virginie
Blanchette Doucet signe un roman fascinant où tout est attente, impression,
suggestion. Francis et Maude ne savent pas s’apprivoiser. Il faudrait des mots
pour se dire et ils sont murés en soi. Maude part pour provoquer un séisme parce
que la vie dans un silence pareil, tout près de Francis, n’est pas possible. Ce
mutisme va la tuer. Elle met un continent entre eux, pose des gestes pour
trouver des mots et les retourner comme les bouts de planche qu’elle effleure des doigts. Francis est du monde des pierres et elle de l’espace des
arbres qui cherchent à toucher le ciel.
La nuit était
tranquille, à l’exception des blasts
qui ont fait trembler les murs un instant, je ne sais plus à quelle heure. Le
soleil n’était pas levé quand Francis est revenu. Le chiot dormait au pied du
divan, j’avais la main qui lui frôlait le dos, et il poussait de drôles de
petits soupirs. J’ai gardé mes yeux fermés le temps que Francis enlève son
manteau, ses bottes, qu’il dépose sa boîte à lunch en métal par terre. Le
plancher a craqué sous ses pas, jusqu’à ce qu’il arrive sur le tapis du salon.
Une pause. Il est parti vers la chambre, est revenu et m’a abriée d’une
couverture douce et épaisse. Une porte a grincé derrière lui. Le chien a reposé
sa tête contre ses pattes. (pp.78-79)
Un roman terrible
parce qu’il nous pousse dans un exil intérieur où le langage n’arrive jamais à briser
les carapaces. Des corps bougent, se frôlent et peuvent faire les gestes de
l’amour tout en restant des pierres qui se heurtent sans jamais s’entamer. Le
silence dans ce roman est étouffant, la solitude oppressante. Comme si Francis
et Maude étaient enfermés dans un trou de la mine et qu’ils n’arrivaient jamais à
s’en dégager.
Virginie
Blanchette Doucet nous pousse dans une dérive où l’être risque de se défaire
comme sous le coup des blasts qui font
frémir le sol. L’empêchement de la parole est peut-être
le pire des châtiments. Parce que les gestes ne suffisent jamais. Il faut des
mots pour tisser des liens, s’offrir l’un à l’autre, se toucher dans le plus
intime de l’être. Cela n’arrive pas dans 117
Nord. Maude est tout aussi impuissante que Francis face à ses sentiments.
Il faudrait une fracturation de l’être pour qu’ils se retrouvent dans le regard
de l’autre. Et cela n’est pas possible. Restent la route, les gestes peut-être
lors de ces retours qui peuvent se faire rencontrer les corps.
117
NORD de VIRGINIE
BLANCHETTE DOUCET est paru
chez BORÉAL Éditeur.
PROCHAINE CHRONIQUE :
L’impureté
de LARRY TREMBLAY publié
chez ALTO.
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