PHILIPPPE SE REMET plutôt mal
de la mort de Marie. Un accident d’auto et après la solitude, la vie malgré la
perte de repères. Il boit trop, continue son travail à l’usine, tente de
résister aux bouleversements qui frappent l’industrie. La vente du papier est
en baisse et la fermeture est imminente. Les événements étranges se
multiplient. Sa femme apparaît sur l’écran du téléviseur et un ouvrier est
retrouvé dans un bassin de décantation. Nous basculons alors. Le rêve et la
réalité se mélangent. Revenants, professeur qui semble avoir vaincu l’espace et
le temps, qui se transforme en une sorte de Méphisto qui manipule tout. Nous voici
dans une histoire où tout peut arriver.
Nicolas Tremblay
nous a habitués aux histoires étranges qui demandent d’oublier nos repères, bousculent
et dérangent. Encore une fois, dans La
mémoire du papier, il nous entraîne dans un monde qui s’effrite peu à peu.
Pourtant, tout nous dit que nous sommes à Jonquière, à la papeterie fondée par
Price et les événements font référence à certains faits historiques, comme la
mort de l’homme d’affaires qui est survenue lors d’un glissement de terrain près
de la rivière aux Sables, tout près de l’usine. Nicolas Tremblay prend plaisir
à visiter les rues de la ville où il est né.
Tout comme il
s’attarde longuement à la tragédie qui a frappé Saint-Jean-Vianney en 1971,
emportant presque tout le village, faisant des dizaines de morts. C’est fascinant
de voir que deux écrivains originaires de la région du Saguenay, Larry et
Nicolas Tremblay, font référence à cet événement dans leurs romans qui
paraissent en même temps. Il faut croire que certains drames marquent les
esprits, les écrivains en particulier. Le fameux déluge surgit aussi dans le
roman La déesse des mouches à feu de
Geneviève Petersen.
BASCULE
Peu à peu,
l’étrange ou le fantastique se glisse dans l’histoire de Tremblay. Il y
a d’abord Marie qui semble vouloir échapper à la mort par le biais du
téléviseur, lance un appel à l’aide. Comme si elle n’était pas morte dans
l’accident d’auto.
Le téléviseur
avait perdu le signal du câble et émettait un son de friture. Le téléphone
était resté muet, hormis le fort grésillement, qui peu à peu cessait par
intermittence. Et, soudain, dans une percée silencieuse — avait-je halluciné ? —,
l’écho d’une voix venant de très loin, des limbes, celle de ma femme qui
m’appelait… Je ne sais trop comment la définir. Était-ce la panique. Puis le
grésillement était revenu, plus fort encore. Le phénomène avait été passager.
La voix s’était tue, même si j’avais crié, follement désespéré, le nom de
Marie, implorant son retour fantastique. (p.29)
Marie devient de
plus en plus présente et obsède Philippe. Il s’accroche à des films, des
recherches qu’elle effectuait à l’université avec son collègue Louis Humbert. Ils
semblent avoir inventé une machine qui élimine les frontières, permet
au cerveau de communiquer directement avec un clavier et de traduire les
pensées à une vitesse folle. Marie était une sorte de médium qui avait le
pouvoir de communiquer par la pensée.
Si j’ai cru au
début que je faisais face aux divagations d’un homme qui boit trop, j’ai vite commencé
à douter. Plus j’avançais dans ma lecture et plus les événements étranges ont
eu le dessus. L’ouvrier trouvé noyé dans le bassin de décantation revient à
la vie et répète les discours où Marx s’en prend aux capitalistes. Deux mondes
se chevauchent. La fin d’une époque et l’arrivée d’une nouvelle société où le
papier perdra son utilité.
Nous avons
toujours du mal à saisir notre époque, mais il ne faut pas être
devin pour voir que nous plongeons allègrement dans le virtuel, l’immatériel, que
nous sommes entourés de gadgets qui nous font oublier notre environnement. Nous
écoutons des disques et des musiques d’artistes morts depuis des décennies
grâce aux enregistrements audio et visuel. Comme si certains créateurs déjouaient la mort. Nous lisons des textes qui se matérialisent à la surface d’un écran
et qui n’ont plus de présence concrète. Nous avons réussi à maîtriser l’espace et
le temps en communiquant partout sur la planète grâce à Internet et cela quasi instantanément.
Je découvrirais
mieux plus tard la nature fugitive du professeur, avec laquelle ses propres
étudiants devaient composer. Louis Humbert avait le don d’apparaître puis de
disparaître aussitôt, d’être là sans y être vraiment, y compris dans sa salle
de classe, où son corps pouvait se manifester virtuellement par des procédés
techniques mystérieux quand il ration son avion ou qu’il était retenu ailleurs.
En sa présence, il s’avérait difficile en effet de déterminer si on était
réellement avec lui ou si on était plutôt l’objet d’une savante illusion.
(p.96)
Nicolas Tremblay nous
fait vivre « un glissement de société », une mutation où le papier qui a servi
à préserver les connaissances en devenant l’instrument de la mémoire disparaît.
Nous voici dans l’éphémère, l’instantané, le mouvant et le changeant, le vrai
et le faux, l’immatériel et le réel. Difficile de savoir vraiment où nous en
sommes. Que penser devant ces millions de gens qui participent à la chasse aux
Pokémons, traquant des êtres virtuels et immatériels qui semblent devenir plus vivants
que les voisins ?
RÉFLEXION
Le monde ancien
résiste devant une technologie qui demande de changer nos manières de penser et
de voir. Nous ne savons plus vraiment ce que peut être le moi, le rôle de
l’humain dans cette aventure. Que devient l’individu quand il échappe à l’espace
pour se matérialiser un peu partout, quand on peut créer des avatars qui jouent
à la place des comédiens au cinéma ? Que devient le soi ou l’être dans l’espace
cybernétique ?
Mais là, à vous voir
ainsi vieilli devant moi, j’avoue être moi-même surpris parce ce progrès
phénoménal. La distorsion temporelle a réussi pour la première fois. Je vous
annonce que l’avenir n’appartient plus au futur désormais. C’est prodigieux de
contrôler ainsi la temporalité ! Si vous le voulez, nous vous rajeunirons ce
soir. Et vous vous retrouvez dans le lit avec votre femme, dans la peau de
votre double vidéographique. Vous serez enfin persuadé que je suis un chic type
qui ne veut que votre bien. (p.155)
Nous sommes des
mutants qui vivent de plus en plus hors de ce que nous avons toujours considéré
comme le réel. Tout cela avec une aisance déconcertante, remettant en question
des vérités auxquelles nous nous accrochons depuis des millénaires. Que va
devenir l’être, l’identité, le corps, l’âme, la pensée devant le temps qui se
dédouble, quand nous pourrons nous aventurer dans l’avenir, corriger le passé ou encore intervenir dans plusieurs
lieux à la fois, décuplant ainsi nos façons de nous imposer. Toute la pensée
humaniste, les lois qui régissent nos sociétés seront alors obsolètes et
archaïques. Ce monde est là, maintenant. Les frontières n’existent plus avec le
virtuel. La propriété intellectuelle est devenue une idée
ancienne et le savoir humain est stocké dans des nuages insaisissables, pouvant
s’effacer peut-être ou disparaître dans une autre dimension.
La vie de
l’individu est de plus en plus fragilisée avec toutes les données que nous trouvons
sur le web. Notre moi se dilue dans l’espace public et l’intime est une chimère.
Nicolas Tremblay a
le grand mérite de nous faire réfléchir à ce qui se passe maintenant. Les
connaissances qui se réfugiaient sur le papier depuis des centaines d’années sont
en train de glisser dans un ailleurs que nous avons du mal à concevoir. Un
monde qui peut faire frémir en ressuscitant les morts et en étouffant les
vivants.
L’écrivain est
percutant et particulièrement dérangeant. Notre monde peut glisser comme le
village de Saint-Jean-Vianney qui a fait basculer toute une population dans
l’horreur, démontrant que tout est fragile, changeant et insaisissable. Après
avoir terminé ma lecture, je me suis longuement regardé dans le miroir, n’étant
plus tout à fait certain de savoir qui était l’individu que j’y voyais.
LA
MÉMOIRE DU PAPIER de NICOLAS TREMBLAY est paru chez LÉVESQUE ÉDITEUR.
PROCHAINE CHRONIQUE :
RÉNOVATION
de RENAUD JEAN publié
chez BORÉAL ÉDITEUR.
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