vendredi 26 février 2016

La mémoire des Québécois connaît des ratés

LA RÉVOLTE DES PATRIOTES, en 1837-1838, est une période sombre de l’histoire du Québec. Cette tentative désespérée de faire advenir un pays conquis en 1760 se terminera par des exécutions et des condamnations à l’exil. Une guerre perdue d’avance. La meilleure armée du monde, celles des Britanniques, devant des miliciens armés de fourches et de quelques fusils. Chevalier de Lorimier a été exécuté et a fait l’objet d’un film de Pierre Falardeau. Dans 15 février 1839, le cinéaste s’attarde aux derniers jours du patriote. Des moments émouvants, des écrits qui montrent la grandeur de cet homme qui regarde la mort dans les yeux. Les Québécois ont fait silence autour de ces événements que le clergé désavouait. Peu d’écrivains ont osé s’aventurer sur ces terres interdites. L’Église aurait sans doute mis à l’index toute publication en ce sens. Il a fallu Louis Caron et Le canard de bois paru en 1981 pour combler ce vide. Heureusement, Jules Verne a raconté ces moments tragiques dans Famille-sans-nom en 1889. L’écrivain nantais voulait sensibiliser ses compatriotes au sort des Québécois.

Il fallait de l’audace pour s’attaquer à cette période, surtout après le film de Falardeau et les travaux de Micheline Lachance qui a sillonné cette période. Georges-Hébert Germain a aussi fait un détour par ces événements dans son roman La fureur et l’enchantement qui se déroule au Saguenay et dans Charlevoix. Un passage décrit des escarmouches où les Canadiens français d’alors ne font vraiment pas le poids devant une armée équipée, disciplinée et qui détruisait tout sur son passage. On avait utilisé la même tactique lors de la Conquête en 1760 en rasant tout dans le Bas-du-Fleuve. C’était un véritable suicide que de prendre les armes dans ces conditions, une volonté bien chrétienne peut-être de devenir martyr.
Je me demande toujours comment ces écrivains font pour accumuler tant de données et raconter l’histoire en prenant les chemins de la fiction.
Marjolaine Bouchard fréquente les grandes figures depuis quelques années. Alexis le Trotteur que j’aime particulièrement pour lui avoir fait une place dans Le voyage d’Ulysse, le géant Beaupré, un cas pathétique qui pourrait devenir une œuvre cinématographique fascinante. Même la sulfureuse Lily St-Cyr a eu droit à son attention. Et là voilà dans l’entourage d’Henriette Cadieux, l’épouse de Chevalier de Lorimier.
Elle emprunte la petite porte pour nous parler de cette femme, l’ombre, celle qui a vécu sa vie d’épouse et qui n’oubliera jamais son mari. L’écrivaine va à contre-courant. Nous sommes plus portés à suivre les hommes qui ont marqué l’histoire en ignorant leurs proches et leurs amis. Une belle idée pour nous décrire une période agitée qui secoue Montréal et ses environs. 

LES CADIEUX

Henriette est d’une famille nantie. Son père, notaire, fait de bonnes affaires et malgré un décès prématuré, laisse sa famille dans l’aisance. Son épouse encore jeune, particulièrement ambitieuse, ne s’occupera guère de ses enfants. Elle épouse un Français qui fait des affaires avec les Anglais. Une femme intransigeante, calculatrice, particulièrement dure envers ses filles qu’elle laissera dans l’indigence. La division entre les souverainistes et les fédéralistes ne date pas des années 70.
Henriette est bien consciente de la situation des francophones et de la main mise des Anglais sur tous les aspects de la vie. Elle rêve de devenir notaire, comme son père, mais une femme ne fait pas cela à l’époque. Elle s’occupera de ses enfants, protégera sa jeune sœur un peu frivole et appuiera son mari sans jamais fléchir.


Henriette aussi aimerait bien œuvrer dans une étude, sous l’éclairage d’une lampe à huile, tard la nuit, à rédiger des actes et à engranger des minutes. Pourquoi une jeune fille ne peut-elle pas rêver à ce genre de carrière ? À vrai dire, jamais elle n’a entendu parler d’une femme notaire. Ne pourrait-elle être la première ? Elle se rencogne dans le coin de la calèche, maussade. Mieux vaut ne pas en parler, car ses frères se moqueraient d’elle sans merci. Elle n’est même pas certaine que Rachel ne rirait pas.  (p.31)

PORTRAIT

Marjolaine Bouchard montre la présence des habits rouges dans Montréal, le conquérant qui s’affiche un peu partout dans les rues. Henriette est consciente de certaines injustices, n’ignore pas les manifestations qui se déroulent à deux coins de rue. Elle voit les soldats tirer sur la foule, mais ne deviendra jamais une combattante ou une activiste. Elle reste une témoin de la lutte de Chevalier et ses frères. Les femmes n’ont pas leur place dans de tels affrontements.
Bien sûr, elle partage ses idées, lit le journal. Elle sait que les francophones sont dominés et qu’ils revendiquent un gouvernement responsable. Elle comprend aussi que pas une indépendance politique ne se fait sans le recours aux armes. Une terrible réalité que les Patriotes oublient en se laissant emporter par les discours au lieu de préparer l'insurrection,  d’accumuler des armes et d’élaborer une stratégie sur le territoire. C’est peut-être le propre des peuples vaincus que de croire que la parole peut tout changer. Peut-être aussi qu’ils étaient tellement imprégnés par les enseignements de l’Église et sa toute-puissance, qu’ils pensaient que le verbe pouvait opérer sur le plan politique.

Et ce soir, elle va accompagner Chevalier à une fête très spéciale : une idée de Ludger Duvernay, le directeur de La Minerve. Il va fonder une société pour la promotion d’une fête nationale, qui coïnciderait avec la fête de Jean le Baptiste, le saint patron des Canadiens français. On fera renaître la belle tradition du temps de la Nouvelle-France, avant la Conquête. Pour l’occasion, l’avocat John McDonnell a mis à la disposition des organisateurs les jardins de sa pro umpriété de la rue Saint-Antoine. (p.101)

Arrive l’arrestation de Chevalier et sa condamnation à mort. Henriette se retrouve veuve avec trois enfants, criblée de dettes. Le garçon meurt, ayant toujours été fragile. La mortalité enfantine était alors un véritable fléau au Québec. L’un des pires taux de l’Occident. S’amorce un deuil sans fin. Henriette vivra dans la souvenance et entretient un culte à la mémoire de Chevalier. Elle porte la révolte de son mari comme une croix qu’elle ne peut et ne veut rejeter.
Elle vit dans la misère avec ses filles, fait tout pour leur donner une bonne éducation. Un long calvaire de privations, de silence devant les diktats de l’église qui dirige tout. Jamais elle ne parlera contre le clergé qui a excommunié son mari et refuse de recevoir ses restes dans un cimetière. Chevalier a été inhumé dans une fosse commune.

Elle se gronde intérieurement. Elle a son souvenir toujours bien vivant. Elle a ses lettres. Elle a ses filles. Et qu’importe si, de plus en plus souvent, les regards qu’elle croise dans la rue ou chez les marchands ne sont plus aussi empreints de compassion, si elle entend parfois des murmures accusateurs, « …traîtres… excommuniés… criminels… » La mémoire des gens est-elle si courte ? A-t-on déjà oublié la noble cause pour laquelle les Patriotes ont combattu et sont tombés ? (p.252)

Il reste des fidèles, la Société Saint-Jean-Baptiste, mais les gens ne savent plus les affrontements de Saint-Denis et des environs. C’est ce qui arrive quand on se tait, quand on refuse de se souvenir, de regarder son passé.

UNE VIE

Marjolaine Bouchard raconte le quotidien d’Henriette Cadieux, ses difficultés, son ingéniosité et son indéfectible fidélité à un fantôme qui n’a fait que passer dans sa vie. Son amour, sa grande dignité et les miracles qu’elle réalise pour faire oublier son indigence.
Que faire quand sa vie s’est arrêtée un matin de 1839 ? Elle reste un regard, la femme du patriote honni. Elle entraînera ses filles dans cette forme d’expiation. Zénoïse et Stéphanie resteront célibataires, cultiveront l’art de la musique et de la broderie, travailleront sans relâche pour survivre et garder leur dignité. Une façon de prolonger l’action de ces Patriotes qui voulaient donner un pays à leurs concitoyens en sacrifiant tout.
Le roman se fragmente. Le souvenir s’impose. Chevalier ne la quitte pas. La narration rappelle les vides dans la vie d’Henriette et de ses filles. Comme si le présent s’effilochait devant les poussées du passé. Henriette perd le fil et le retrouve un peu plus loin. Sa vie oscille entre le réel et le rêve.
Cette femme sacrifiée refusera de refaire sa vie. Les décisions de la Société Saint-Jean-Baptiste apporteront un peu de douceur dans ce pays qui attend « de se rappeler » comme l’a écrit René Lévesque.
Rien de spectaculaire, mais une belle façon de montrer la face cachée de cette période mouvementée. Le titre dit tout. Henriette Cadieux vivra dans l’ombre d’un fantôme et ne sera plus jamais la femme rêveuse et aimante. Un livre terrible, qui sous le couvert des occupations quotidiennes, décrit avec attention et empathie la longue dérive d’un peuple qui, près de 200 ans plus tard, refuse toujours de se dire oui. Un récit subtil, beau d’empathie comme je les aime.

PROCHAINE CHRONIQUE : Oscar de MAURICIO SEGURA publié aux Éditions du Boréal.

Madame de Lorimier de Marjolaine Bouchard est paru aux Éditions Les Éditeurs Réunis, 406 pages, 24,95 $.


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