L’ART ET LA FICTION fascinent Sergio Kokis depuis toujours. Il
s’est prononcé souvent sur la pertinence de l’œuvre d’art dans la société, s’est
fait beaucoup d’ennemis en questionnant le rôle des musées dans la diffusion du
travail conceptuel et éphémère (je n’ose pas parler d’art) qui mise sur l’idée plus
que la réalisation. L’écrivain, tout comme le peintre, croit au travail qui témoigne
et dérange. Nombre de ses romans décrivent des dictatures, particulièrement en
Amérique du Sud, où des illuminés se sont approprié leur pays en interdisant
tout ce qui contrariait leurs désirs. La littérature est toujours la première à
passer sous le couperet de ces généraux. Cette fois encore, dans Un petit livre, Sergio Kokis s’attarde à
cette question.
Anton
est un amoureux des grandes œuvres que le régime tient loin des universités. Dostoïevski
est suspect et il est impensable d’enseigner les romans percutants du
répertoire russe. Il faut s’en tenir aux écrivains autorisés. Je ne peux
m’empêcher de penser à la littérature du terroir où le clergé au Québec
imposait ses vues et sa propagande. Damase Potvin fut l’un des ardents
défenseurs de cette approche cléricale qui ostracisait ceux qui refusaient de louanger
la hache et la charrue. Jean-Charles Harvey a été « puni » parce qu’il avait
osé transgresser la norme dans Les
demi-civilisés.
La dénonciation
et la délation règnent en maître et il suffit d’une parole, d’une citation ou
d’une discussion un peu animée avec un étudiant pour se retrouver devant un
commissaire qui vous fait sentir coupable de tout.
Anton
Antonich vit une vie plutôt terne et rêve de retrouver son indépendance. Son
mariage avec une de ses étudiantes (il trouvait qu’elle ressemblait à Anna
Karénine) est une terrible erreur. Varvara Petrovna est ambitieuse et participe
à tous les comités pour faire avancer sa carrière. Bien sûr, des gens sont prêts
à tout pour réussir, même à sacrifier des proches pour grimper dans l’échelle
sociale. Et ils ne se retrouvent pas seulement dans les régimes totalitaires. Les
absences de Varvara sont des moments de répit pour le professeur qui aime sa
solitude, exagérer un peu avec la vodka, fumer tant qu’il veut et relire ses
écrivains favoris.
Petit livre
En
fin d’année, les étudiants doivent déposer des mémoires. La correction de ces
amas d’idées convenues est une pénible corvée pour Anton Antonich. Il sait
qu’il va retrouver les slogans du parti sur des pages et des pages, les clichés
qu’il lit partout sur les grandes affiches de la propagande officielle.
La littérature contemporaine était devenue un terrain miné de la
lutte de classes et il valait mieux faire attention lorsqu’on s’exprimait à ce
sujet. Des goûts esthétiques avoués à la légère, y compris en musique,
pouvaient receler de véritables aveux de culpabilité politique. Même certains
titres de Dostoïevski étaient devenus introuvables en librairie, car suspectés
d’idéologie réactionnaire. Après la mort d’Essenine et celle de Maïakovski,
chacun savait que le métier des lettres était plus dangereux que celui de
mineur. (p.17)
Parmi
ces textes, l’enseignant découvre une note étrange de l’une de ses plus
brillantes étudiantes, Olga Komova. Et un livre interdit par les autorités
qu’elle a substitué à son travail de fin d’année. Nous autres, un roman signé par Iveguni Ivanovitch Zamiatine ne dit
rien à Anton.
Que
faire ? Se débarrasser de ce récit compromettant ou succomber à la curiosité avant
de le remettre à l’étudiante. Il hésite, tergiverse, finit par le lire et rien
ne peut plus être pareil. Zamiatine décrit une société où la pensée personnelle
est absente. L’État, parfaitement rodé, décide tout et pense pour tous. Et si
c’était le régime de Staline qui se cache sous cette fiction ? Anton Antonich
pense à son séjour dans l’Armée rouge et ses études universitaires. Qu’est-il
devenu, qu’est sa vie ? Et voilà qu’il est délégué pour représenter son université
au congrès international des écrivains. Un grand honneur, peut-être aussi une
corvée parce qu’il doit écrire des comptes rendus au jour le jour.
SUJET
La
société sous Staline est décrite, les pénuries de marchandises, les magasins
vides et les attentes qui n’en finissent plus pour se procurer un paquet de
cigarettes ou une bouteille de vodka. Mais ce n’est pas le propos de Kokis. Il
s’intéresse aux effets d’un livre qui dit vrai, qui bouscule des vérités et les
lois immuables d’un régime totalitaire. Dans une telle société, la pensée
originale, la réflexion personnelle fait perdre le pas et donne « un regard critique
» sur son milieu. Anton Antonich comprend la force du roman de Zamiatine, le
pouvoir subversif de cette prose qui semble si inoffensive au premier regard. Tout
se complique quand Olga, son étudiante, est retrouvée morte dans une maison de
campagne. Elle s’est suicidée selon toute vraisemblance.
Une
machine impitoyable se met en branle. Il sera trahi par sa femme qui remet le
livre interdit aux autorités pour se disculper et grimper peut-être dans l’appareil
étatique.
LIBÉRATION
Dans
sa cellule, on pourrait croire que l’angoisse et la peur vont terrasser le pauvre
homme. Anton Antonich réfléchit et comprend où se trouve la liberté. Les
interrogatoires lui font prendre conscience des ragots et de la délation qui
règne partout. Les propos les plus anodins et les racontars deviennent des
vérités. Il refuse de cautionner la bêtise. Son choix lui apparaît clairement.
Il dit tout ce qu’il sait aux enquêteurs qui sont d’une étonnante compréhension
même si la mécanique stalinienne ne fait pas de quartiers.
Le
professeur de littérature trouve sa liberté dans son exil et ce village isolé. Les
discussions avec un mathématicien et un peintre, juste avant de monter dans le
train, lui font tout comprendre. Ils vont vers une liberté d’agir et de penser
qu’ils ne peuvent imaginer à Moscou.
L’exil, mes amis, l’exil est le seul endroit valable pour une
conscience lucide. Le mystère comme source de vie par opposition à la clarté
blafarde du monde extérieur. Qui veut vivre dans un paradis ennuyeux ? Je crois
que l’enfer est préférable, l’enfer des passions et des images bien
contrastées. (p.210)
Même
que le père de l’étudiante, un colonel du
KGB, lui procure des petites douceurs,
comme s’il savait qu’au lieu de le condamner, il l’expédiait vers la liberté.
LIBERTÉ
Encore
une fois, Sergio Kokis secoue les concepts de liberté, le rôle de la
littérature et son pouvoir subversif. Ce que l’on ne fait plus guère dans notre
société. On aime divertir, amuser et rire envers et contre tous. Les grandes
œuvres sont dédaignées, oubliées ou supplantées par des fragments.
Il
nous dit que la fiction doit bousculer sinon elle devient un outil de
propagande. Bien sûr personne n’est envoyé dans un village du Lac-Saint-Jean ou
de l’Abitibi parce qu’il a lu un livre de cet écrivain dans notre Québec
d’austérité et d’anémies budgétaires. On pourrait toujours condamner le
dissident à lire les succès du jour, à écouter des émissions où seulement
quelques fidèles ont le droit de comparaître.
J’aime
Sergio Kokis quand il jongle avec la pensée et qu’il secoue nos idées figées.
Il joue alors pleinement son rôle d’écrivain et refuse d’être un amuseur. Il
fait appel à l’intelligence, la réflexion et le dialogue s’engagent. Des propos
qu’il faut sans cesse ressasser pour garder son droit à la liberté, la pensée et son autonomie. Les romans de Kokis sont souvent une gymnastique qui permet de
retrouver des concepts que la publicité a tendance à occulter et à ridiculiser.
Kokis joue alors parfaitement son rôle d’éveilleur de conscience.
PROCHAINE
CHRONIQUE : Madame de Lorimier
DE MARJOLAINE BOUCHARD PUBLIÉ CHEZ LES ÉDITEURS RÉUNIS.
Un petit livre
de
Sergio Kokis est paru aux Éditions Lévesque éditeur, 264 pages, 24,95 $.
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