J’AI LU LES DEUX PREMIERS livres de Renaud Jean, un écrivain qui m’a étonné par sa justesse et sa pertinence. Rénovation, paru en 2016, nous plonge dans le monde d’un individu chassé de son appartement par des travailleurs. Le narrateur vit la perte de son espace et de son intimité. C’est certainement la pire chose que peut vivre un humain ou un groupe. Ce fut le drame des autochtones d’Amérique avec la venue des Européens. Quelques-uns au départ et après des milliers de « visiteurs » qui s’approprient tout le continent, ne laissant rien aux peuples premiers. Dans Grande forme, Renaud revient sur cette perte de soi et aborde une réalité qui inquiète nombre d’observateurs. La multiplication des réseaux sociaux, le rapt de son espace vital et de son identité, de ses données personnelles, frappent un peu tout le monde et trouble certainement cet écrivain qui sort des sentiers battus.
Encore une fois, le narrateur de Renaud Jean subit l’invasion. Les parents de sa conjointe Jeanne s’installent dans l’appartement qu’il partage avec elle. Il doit leur céder sa chambre et petit à petit il n'a plus d'endroit où respirer. L’homme perd ses points de repère et doit fuir de plus en plus souvent, devient une sorte d’itinérant qui trouve refuge à la bibliothèque ou dans certains lieux publics de la ville où il n’est jamais seul.
Jeanne m’apprend soudain que ses parents seront là dans une heure. Je m’étonne qu’elle ne m’ait pas informé de leur visite et le lui dis. Tournée vers la fenêtre, elle me répond qu’elle croyait l’avoir fait et me demande de l’excuser. Elle ajoute qu’ils seront là pour trois ans. Trois ans ! m’exclamé-je, mais où les installerons-nous ? Les mains dans le bac à vaisselle, je m’entaille un doigt avec un couteau que Jeanne y a glissé à mon insu. Je quitte la cuisine pour la salle de bain, où je cherche en vain les pansements. Jeanne me rejoint et m’invite à me calmer. Je m’assieds sur le bord de la baignoire tandis qu’elle bande mon doigt délicatement. Ah, Jeanne. Le temps que cette blessure se cicatrise, lui dis-je, je ne serai plus bon à rien. (p.18)
Le narrateur baisse la tête et accepte les pires situations sans trop maugréer. C’était le cas également dans Rénovation où l’homme, enfermé dans un camp doit travailler comme chef de train, devient une sorte de robot. Cette fois, l’écrivain va beaucoup plus loin. Le héros se réfugie d’abord chez son cousin Serge-Olivier où son intégrité est grugée jour après jour. Il doit se départir de toutes ses possessions et rapidement ne reste que sa valise et ses souvenirs. Arrive la dernière étape, la plus terrible, l’ultime dépouillement.
NUAGE
On l’incite, autant dire qu’on l’oblige, à rencontrer Anne-Frédérique qui numérise ses documents. Tout y passe. Des premiers instants de sa vie jusqu’aux moments récents, tout est expédié dans le nuage. Ce lieu ou cet espace, je ne sais comment le nommer, n’a pas d’adresse postale ou de numéro de porte. (C’était la caractéristique du Dieu dans mon enfance. Il était partout et nulle part.) Le narrateur est dépouillé de ce qui constitue son histoire, de ses artéfacts qui le définissent et en fait un individu unique et original. Bien plus, après la numérisation de chaque document, on les projette sur la façade de l’édifice où travaille Anne-Frédérique. Les citadins peuvent les voir et les lire. Autrement dit, ce qui était privé devient le bien de tous les citoyens. Au bout de cet effeuillage, notre homme se retrouve dans un vaisseau spatial, en route vers la planète Mars. Il y vivra peut-être la paix et la fin de cette incroyable persécution. La numérisation a violé son âme, son être, lui a volé ses souvenirs et son passé. Il n'est plus qu’un corps creux que l’on manipule comme un bibelot.
Nous sommes une centaine à partager un silence bouleversé. Des personnages comme moi, dont on a voulu ranimer l’existence paralysée, parasitaire. Que puis-je espérer maintenant si ce n’est de trouver un peu de réconfort auprès de ces compagnons d’infortune ? Le voyage sera long encore et débouchera sur une vie incertaine, soumise aux radiations, à la peur, mais je veux espérer malgré tout que la paix viendra enfin, oui, là-bas dans un nouveau monde, annihilant les sempiternels tourments de mon âme, résorbant pour de bon l’action du mal - une grande paix. (p.133)
Bien sûr, cette entreprise est promise à l’échec. Peu importe où l’on se réfugie, on garde toujours dans ses bagages ses lubies, ses obsessions et ses angoisses. L’expérience de l’Amérique encore une fois a été une catastrophe. Les migrants qui rêvaient d’inventer une société différente n’ont rien trouvé de mieux que de répéter les mêmes bêtises et de tout saccager.
BASCULE
Ce court roman, malgré son apparente banalité, effleure des questions essentielles, vitales qui hantent l’homo sapiens depuis des millénaires. Comment vivre en paix, sans souci et tourments ? Comment retrouver ce paradis biblique où tout était bonheur et harmonie ?
L’humain ne cesse de secouer des concepts pour s’accrocher. Il a créé des mythes d’abord, des religions, un Dieu que l’on impose dans des guerres folles pour inventer une société meilleure en oubliant de consulter les vaincus. Le plus fort possède la vérité et dicte les règles envers et contre tous.
De nos jours, nous ne jurons que par l’ordinateur et le virtuel qui permettent de basculer dans un monde idéal où toutes les références connues tombent devant un nouvel algorithme. Tout l’intime, l’être, la liberté assumée se retrouve sur les réseaux sociaux. Jamais le soi n’a été bousculé comme maintenant.
Les heures passent mal, languissantes et heurtées, puis c’est l’après-midi, les sables mouvants qui m’entraînent vers la sieste. Combien de semaines ou de mois, d’années ou de siècles depuis que j’ai commencé à enchaîner ces histoires de voyages dans le temps, de vols intergalactiques, de mondes parallèles ? Je ne sais plus ce qui m’intéresse. Plus rien ne m’intéresse. L’idée me traverse parfois de lire un roman, mais en aurais-je l’énergie, et puis quel roman ? S’asseyant le soir avec moi dans le lit, si elle ne rentre pas trop tard, Jeanne me demande comment je vais. Nous restons sans parler dans le noir en songeant à je ne sais quoi. La nuit va venir à laquelle succédera un jour neuf précédant une nuit de plus. (p.112)
Un personnage hypocondriaque, arrivant mal à socialiser, bien sûr, mais surtout une machine terrible le dépouille de tout ce qui constitue son être. La perte totale de soi avec la complicité de ses proches.
Une façon subtile d’aborder une question qui inquiète, surtout avec le vol d’identité dans les institutions financières et les attaques cybernétiques ciblées. Les accusations, les diffamations font partie maintenant de la réalité quotidienne, les fausses nouvelles et les rumeurs. Les réputations sont taillées en pièce et les réactions grossières pullulent.
De plus en plus, l’individu, qui n’a cessé de lutter pour conquérir une certaine liberté de penser et d’expression, se voit miné dans son intégrité. Les frontières du soi tombent avec le virtuel.
L’intimité de centaines d’hommes et de femmes s’étale dans leurs publications sur Facebook ou Instagram. Nous apprenons ce qu’ils achètent, mangent, regardent à la télévision, comment ils occupent leurs loisirs ; combien de kilomètres de vélo ou de course à pied ils font dans leur matinée ! Certains vont jusqu’à partager des moments de leur vie amoureuse. Les écrivains terminent leur journée en faisant savoir à tous qu’ils ont ajouté 2000 mots à leur texte, comme si c’était un exploit. Ont-ils seulement accumulé des phrases, comme les blocs d’un jeu de lego, ou ils se sont battus avec la langue et quelques idées ?
SUBTILITÉ
Tous prisonniers de cette immense toile numérique, une sorte de paradis où Dieu dans un écran compile des données et biffe tout ce qui lui déplaît. Nous voilà dans un monde idéal, parfaitement lisse où tous ont droit à quelques octets de mémoire. La mythologie de l’éden trouvera-t-elle sa réalisation dans ce nuage impalpable, la totale dépersonnalisation et l’annihilation du soi ?
Je me lève et vais me rafraîchir à la salle de bain. Le dortoir est une fournaise, mais je ne me suis pas encore résolu à passer la nuit dehors, comme tant d’autres. La crise climatique m’agite jusqu’à l’aube. Je n’aurais pas dû lire ces magazines, hier, sur la destruction des écosystèmes, le déclin de la biodiversité, la fin de la vie sauvage. Je suis sorti de la bibliothèque dans un état lamentable, la poitrine oppressée. Il y avait partout des véhicules utilitaires sport, sous un ciel de smog, dans des rues en fusion… L’homme du lit voisin se penche soudain vers moi et me murmure qu’il n’en peut plus de m’entendre penser. Aurais-je l’obligeance de cesser de remuer ? (p.64)
Renaud Jean frappe fort et touche une problématique que nous avons du mal à cerner. Un texte troublant et subversif malgré la simplicité de l’écriture. Cette fois, il nous pousse là où il n’y a plus de retour possible. L’auteur bouscule les individus, le couple, l’amitié, la société qui prend tous les moyens pour encadrer ce soi récalcitrant. Un roman qui fait mal à l’être et à l’intelligence.
JEAN RENAUD, Grande forme, Éditions du BORÉAL, Montréal, 2021, 18,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/grande-forme-2773.html