mercredi 16 juin 2021

LA CENSURE HANTE ENCORE LES ÉCRIVAINS

LA RÉÉDITION DE Marie Calumet de Rodolphe Girard est quasi passée inaperçue. Ce livre, qui voit le jour en 1904, a fait scandale et le romancier, journaliste à La Presse, en a payé chèrement le prix. Saluons l’initiative du Quartanier qui donnera peut-être à monsieur Girard la place qui lui revient dans notre monde littéraire, soit celle d’un pionnier, d’un téméraire qui s’est dressé devant les diktats de la censure de l’époque. Publié à compte d’auteur, Marie Calumet est précédé d’une importante campagne de promotion, créant ainsi un événement. Une première du genre au Québec, une manière de faire qui nous est devenue familière. Le titre est attendu par un certain public. J’imagine que Rodolphe Girard avait conscience que son récit pouvait semer la controverse. S’inspirant d’une chanson grivoise que certains risquaient dans les soirées, après avoir levé le coude un peu trop, il devait prévoir que l’Église réagirait, mais peut-être pas au point de le forcer à l’exil. Le premier tirage disparaît en quelques jours. Un succès de marketing, un triomphe commercial se dessine. 

 

En 1904, Albert Einstein rend publique sa théorie sur la relativité. Un énoncé qui bouleverse la pensée et la manière de concevoir l’univers, sans cependant effleurer les dogmes du clergé au Québec qui exerce un contrôle absolu sur les publications et impose ce qu’il considère comme la bonne littérature. 

Damasse Potvin, amorce sa carrière de journaliste et d’écrivain. En 1908 paraît Restons chez nous qui jouera un rôle important dans ce que l’on nomme le courant du terroir. Maria Chapdelaine, d’abord un feuilleton, en France, à partir de 1913, devient un vrai livre en 1921. Potvin fera tout pour discréditer l’œuvre de Louis Hémon, enquêtant à Péribonka, tentant de démontrer que le Breton n’a fait qu’un «reportage» sur les gens de ce coin de pays. Il sera à l’origine du mythe d’Éva Bouchard, qui finira par se prendre pour Maria et travaillera à la réalisation du musée Louis-Hémon de Péribonka. 

Le courant du terroir trouvait ses sources dans les écrits d’Antoine Gérin-Lajoie. Son Jean Rivard le défricheur et Jean Rivard l’économiste, ont été des succès et ont longtemps servis de modèles. L’auteur de la chanson Un canadien errant se montre plutôt conservateur dans ses ouvrages, un esprit peu ouvert aux changements et à la modernité. 

J’ai un exemplaire de Jean Rivard le défricheur publié par les Éditions Beauchemin, en 1935. Un livre comme on n’en fait plus. Un grand format, papier soigné et impression impeccable. Nous sommes trois ans avant Trente arpents de Ringuet (Philippe Panneton) qui mettra fin à ce que l’on peut qualifier de courant paysan.

J’ai lu ces gros livres au secondaire. Je fus bien le seul de ma classe. Le héros romanesque (il ne peut s’agir que d’un homme) s’installe dans une nouvelle paroisse, sur un lot en bois debout pour défricher. Son épouse plutôt effacée s’occupe d’une tralée d’enfants comme une petite PME. Le mal gîte en ville, dans les usines et les bars qui donnent un aperçu de l’enfer. 

 

ORIGINALITÉ

 

Rodolphe Girard s’éloigne de ces modèles en usant d’un humour corrosif pour peindre les mœurs de la campagne, des paysans têtus et surtout, il se moque du clergé. Son abbé Lefranc serait dénoncé maintenant pour agression sexuelle. 

L’écrivain est particulièrement mordant dans ses descriptions des villageois. Il possède un sens de la caricature que l’on ne trouve pas dans les publications recommandées par les religieux. Tout y passe, certaines habitudes, des croyances, les chicanes, les commérages et les remous que les belles filles provoquent autour d’elles. C’est rabelaisien, souvent loufoque et impitoyable. La visite d’un prélat à Saint-Ildefonse est un morceau d’anthologie. Le lecteur suit un petit despote qui s’ennuie devant des sujets prêts à tout pour attirer son regard. 

 

Le cortège s’avançait avec majesté. En tête, une cavalcade rustique précédait le carrosse de Monseigneur l’Évêque, traîné par deux chevaux blancs dont la queue et la crinière étaient tressées avec d’étroits rubans bleus et rouges. Les cavaliers déhanchés, de chaque côté de la route, écartaient la foule. Moelleusement étendu sur un coussin de velours grenat, le prélat, sec, le visage glabre, esquissait un sourire mielleux et béat, tapait des yeux réjouis derrière les verres de ses lunettes cerclées d’or fin. (p.97)

 

Un roman truculent qui garde toute sa saveur, par-delà les modes et les avant-gardes. Rodolphe Girard montrait une direction qui s’est perpétuée au Québec malgré la surveillance du clergé. Ce roman assez volumineux (la réédition fait 300 pages) traçait la voie à une littérature plus libre et moins contraignante, critique et capable de se moquer de nos travers.

 

MARIE CALUMET

 

La réaction du clergé est fulgurante et d’une férocité exemplaire. Pas un auteur ne peut résister à une attaque semblable, surtout dans un milieu où tous les cordons du pouvoir sont entre les mains de l’Église.

 

«Pages aussi sottement et grossièrement conçues, aussi niaisement et salement écrites» qu’elles constituent un «danger de perversion morale, esthétique et littéraire». 

                                                          La Semaine religieuse, 8 février 1904.

 

Mgr Paul Bruchési, l’archevêque de Montréal, met le livre à l’index (autant dire qu’il en interdit la circulation et la lecture) et exige le congédiement de l’impie. Ce qui sera fait. Les portes se ferment devant le provocateur. Plus un employeur ne veut prendre le risque d’embaucher ce père de famille qui a osé défier l’Église. Il ne peut plus travailler au Québec, migre à Ottawa, devient directeur du journal Le temps et fonctionnaire au Secrétariat d’État. Il s’enrôle et participe à la Première Guerre mondiale comme soldat en France. Il ne rentrera au Québec qu’à la retraite et ne connaîtra guère les feux de la rampe malgré plusieurs publications où il s’amende quelque peu.

 

PROVOCATION

 

Marie Calumet nous entraîne dans une paroisse au nom un peu étrange : Saint Ildefonse. Pourquoi pas? J’ai bien inventé Saint-Inutile dans Le violoneux. Le curé Flavel dirige la petite communauté et agit en bon gardien des mœurs. Tout le monde obéit au doigt et à l’œil sans trop protester. 

Marie Calumet, la nouvelle intendante de l’abbé Flavel, s’avère une cuisinière capable de remplir un estomac avec la gastronomie de l’époque. Ragoût de pattes et pâté à la viande, oreilles de crisse, rôti de porc, beignes, tartes au sucre et des douceurs qui n’ont rien à voir avec nos délices végétaliens. Les prêtres, des paysans dégrossis au séminaire, s’empiffrent, aiment le vin de rhubarbe et le tabac canadien. Si le curé Flavel est un bon gars, son ami, l’abbé Lefranc, ne se gêne pas pour reluquer la nièce de son collègue, la belle Suzon et ne demanderait pas mieux que de la confesser. 

 

Profitant de ce moment où ni l’un ni l’autre ne le regardaient, le curé Lefranc admira à la course ce pied fin, ce bas de jambe fluet qui laissait soupçonner un mollet bien tourné et une jambe sans pareille s’enfuyant sous la jupe de calicot bleu pâle parsemé de pâquerettes blanches et pures comme l’âme de la petite. Les hanches arrondies, la taille délicate, les seins frémissants, soupçonnait-il, dans leur fermeté blanche et leur épanouissement naissant, firent courir un frisson sur la chair du curé Lefranc. (p.20)

 

Mgr Bruchési ne pouvait tolérer une telle insolence. Cette ode au corps féminin devenait sacrilège à une époque où les femmes mariées ne pouvaient enseigner, où celles qui étaient enceintes devaient se faire discrètes. Bien plus, Girard a le culot de citer de larges extraits du Cantique des Cantiques. La belle Suzon tombe presque en pâmoison en lisant ce texte érotique. 

 

Suzon était tellement empoignée par cette lecture que, mangeant les pages des yeux, avec un frisson sur sa peau blanche et ses formes fermes de pucelle, elle n’entendit ni ne vit rentrer le curé. (p.119)

 

SACRIFIÉS

 

L’histoire littéraire du Québec a eu plusieurs de ces sacrifiés. La Scouine d’Albert Laberge, paru en 1916, sera aussi victime de l’index et de la vindicte du cardinal Paul Bruchési, le grand inquisiteur. Son homonyme, Camille Roy à Québec, va jusqu’à qualifier Laberge de «père de la pornographie au Canada». À redécouvrir la version de Gabriel Marcoux-Chabot publié à La Peuplade en 2018. 

Les Demi-Civilisés de Jean-Charles Harvey seront voués aux enfers en 1934. Le cardinal Rodrigue Villeneuve de Québec le forcera à l’exil en menant une véritable vendetta contre ce journaliste. Les personnages de la bonne société font usage de drogues dans cet ouvrage, boivent et pratiquent ce que l’on nommera plus tard l’amour libre. La direction du journal Le Soleil exige le départ de Jean-Charles Harvey. Il se retrouve sans emploi le 30 avril 1934.

Plusieurs romans seront boudés, sans être mis à l’index, pour des raisons idéologiques comme Les vivants, les morts et les autres de Pierre Gélinas, paru en 1959. L’écrivain décrit les luttes syndicales et la montée du socialisme dans le milieu ouvrier. Un sujet tabou que l’Église et l’État ne tolèrent guère. D’autant plus que les communistes hantent le gouvernement et le clergé alors. Pierre Samson, dans Le mammouth, rend bien ce milieu et les actions de certains militants.

Comme quoi la censure n’est pas une invention moderne. Elle a toujours été là, ravageuse et séditieuse. La liberté de dire et de penser est un combat que bien des générations ont dû reprendre jusqu’à la mort de Maurice Duplessis et l’arrivée de la Révolution tranquille. 

Intriguant aussi de voir que les romans bannis ont souvent pour titre le nom d’une femme. Ça nous rappelle que les luttes que l’on mène maintenant sont peut-être des relents d’une époque surannée. Les mots en «n» depuis quelque temps, et tout ce qui risquait d’égratigner le clergé, il y a cent ans. Comme quoi le monde ne change guère. Les gardiens de la morale se passent le flambeau d’une génération à une autre. 

Rodolphe Girard aura été un précurseur et un pionnier dans cette recherche d’expression et de liberté. Il faut lui en être reconnaissant et lui faire une belle place dans notre histoire littéraire. Le temps aura eu raison de ses censeurs même s’ils ne cessent de se renouveler et de s’imposer de toutes les manières possibles.

 

(Une version de cette chronique est parue dans Lettres québécoises, Numéro 181, consacré à la littérature franco-canadienne et à l’écrivain d’origine congolaise, Blaise Ndala.)

 

GIRARD RODOLPHEMarie Calumet, Éditions LE QUARTANIER, Montréal, 2020, 24,95 $.

https://www.lequartanier.com/auteur/121/Rodolphe_Girard

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