UN TITRE PLUTÔT ÉTRANGE que Frankissstein de Jeanette Winterson paru chez Alto. Un clin d’œil, bien sûr, au roman de Mary Shelley qui a vu le jour en 1818, soit Frankestein. Il y avait en sous-titre, lors de cette grande première, Le Prométhée moderne. Prométhée est ce dieu qui a dérobé le feu du ciel pour le donner aux humains. Une sorte de bienfaiteur si l’on veut, à l’origine du barbecue et du briquet. L’histoire de madame Shelley a marqué l’imaginaire et fait l’objet de nombreux films et interprétations. Il ne faut pas se fier au titre cependant de Jeanette Winterson parce que son roman porte une formidable réflexion sur la vie, la mort, l’âme et ce désir de créer un être parfait en se passant du corps de la femme. Qu’est-ce qui fait l’humain ou pas, la pensée et l’intelligence ? Un sujet fort pertinent dans une époque où nous ne jurons que par le numérique et ces « machines performantes » qui nous permettent de croire que l’espèce humaine est archaïque et que nous pouvons la remplacer par des robots dans la plupart des tâches.
Mary Shelley était la compagne de Percy Shelley, poète britannique fort connu, ami de Georges Gordon Byron et d’autres personnages qui ont eu des parcours qui sortaient des normes.
Dans ce roman, nous naviguons entre le réel et l’imaginaire, bousculons les clichés, tout autant que la vie, les pourquoi et les comment de cette course qui nous fait être là avant de disparaître. Une absurdité que la nature répète partout et que l’humain a bien du mal à accepter. Tout doit mourir pour permettre la vie à travers les âges et les saisons, d’évoluer aussi depuis que Charles Darwin nous a raconté la fabuleuse aventure des espèces vivantes sur cette Terre bien mal en point après toutes nos expériences et notre consommation qui n’est jamais rassasiée.
Nous voyageons dans le temps avec Mary Shelley qui rédige son roman et discute avec ses amis de son personnage, tout en mettant au monde des enfants qui succombent rapidement.
Dans le versant contemporain de cette histoire, certains inventent des robots, surtout des femmes pour répondre aux pulsions et fantasmes des mâles pendant que Ry Shelley, un jeune chirurgien, change de sexe pour être en paix avec lui. Cela pousse le lecteur à se questionner sur les agissements des humains et la progression fulgurante de l’intelligence artificielle. Victor Stein est l’incarnation moderne du docteur Frankenstein qui voulait créer le nouvel homme, l’individu parfait. Un désir vieux comme le monde. Que dire de Pinocchio, la poupée qui devient vivante et obsède Geppetto ? Les exemples pourraient se multiplier.
Il a transgressé les lois de la vie, pensai-je à l’époque comme je le pense encore aujourd’hui. Mais qu’est-ce que la vie ? Le corps assassiné ? L’esprit détruit ? La ruine de la Nature ? La mort est naturelle. Le pourrissement est inévitable. Il n’y a pas de nouvelle vie sans mort. Il ne peut y avoir de mort sans vie. La Mort. La Vie dans la Mort. (p.22)
Cette réflexion peut nous suivre toute une vie sans que nous parvenions à trouver des réponses satisfaisantes ou encore des certitudes auxquelles s’accrocher. Elle donne le ton pour ainsi dire à ce formidable roman. Comment arrimer la vie et la mort, secouer la mince ligne qui sépare ces deux états antinomiques qui constituent la nature de toutes les espèces qui hantent la planète. La frontière est imperceptible entre l’individu qui vit, respire, bouge, agit en accomplissant certaines tâches et l’état catatonique où le corps devient une chose inerte qui se décompose rapidement. Cette question a traversé les siècles sans jamais trouver de réponses satisfaisantes.
ROBOTS
De plus en plus, la robotique imite la gestuelle humaine, arrive à remplacer un ouvrier dans certaines tâches répétitives et ennuyeuses, mais ne peut jongler avec la pensée et la réflexion qui caractérise encore et toujours l’être humain. Pourrons-nous un jour inventer une machine ou un être hybride qui possédera une conscience, deviendra totalement autonome ? Chose certaine, beaucoup de chercheurs en rêvent et d’autres s’affolent devant une pareille éventualité.
Le monde que j’imagine, le monde que l’IA (intelligence artificielle) rendra possible, ne sera pas un monde d’étiquettes — qui inclut les binaires comme le féminin et le masculin, le noir et le blanc, les riches et les pauvres. Il n’y aura plus de séparation entre la tête et le cœur, entre ce que je ressens et ce que je pense. L’avenir ne sera pas une nouvelle version de Blade Runner où les Réplicans désirent plus que tout avoir un nom — comme les humains — et donc être connus — comme les humains. Ce que je propose est bien plus grand. En développant une véritable intelligence artificielle, que faisons-nous ? Nous créons une vision. (p.78)
Les scientifiques espèrent inventer une autre forme d’intelligence, un humain 2,0 pour répondre à la définition de Nietzsche et ce super-mâle que l’écrivain Michel Houellebecq a acclamé dans Les particules élémentaires. Pour y arriver, des chercheurs sont prêts à vendre leur âme comme on disait, il n’y a pas si longtemps.
CADAVRES
La médecine a fait des progrès considérables en disséquant les cadavres. Paradoxe étrange. Comprendre la vie par la mort.
Mais il y a le souffle, la respiration, l’imagination et la réflexion. La vie n’est pas que cette capacité à effectuer des calculs et des tâches mécaniques et répétitives. Qu’est l’intelligence ? Comment comprendre son existence et la mort ? La philosophie, l’art de la pensée, n’a cessé de se buter à ces questions qui restent vagues et ne donnent jamais de réponses satisfaisantes. Un vivant est également un cadavre en sursis et l’inverse aussi. On ne s’en sort jamais.
Mais le vrai problème, c’est que nous aurons beau nous augmenter biologiquement, nous serons toujours à l’intérieur d’un corps. Se libérer du corps, c’est accomplir le rêve humain. (p.284)
Mais comment parvenir à cette dématérialisation ? Teilhard de Chardin l’avait imaginée en voulant trouver une direction à la vie humaine. En scannant le cerveau ? Tout est envisageable et notre pouvoir de connaissance peut nous faire faire des bonds considérables ou nous plonger dans les pires dérives.
MORALITÉ
Voilà des sujets d’ordre scientifique, éthique et moral que les personnages de Jeanette Winterson trimbalent d’un bout à l’autre du roman. Tous sortent des ornières et tentent par différentes façons d’explorer un univers mental nouveau. Autrement dit : qu’est l’avenir de l’être humain ? Jusqu’où allons-nous aller dans le perfectionnement de l’intelligence artificielle pour échapper ainsi aux balises imposées par la nature ? C’est une question qui hante bien des gens et qui se pose comme jamais dans l’ère des machines numériques.
D’un point de vue médical et légal, la mort survient suite à une défaillance cardiaque. Votre cœur s’arrête. Vous rendez votre dernier soupir. Mais votre cerveau, lui, fonctionnera encore pendant environ cinq minutes. Ou dix, ou quinze dans les cas extrêmes. Le cerveau meurt parce qu’il est privé d’oxygène. Il s’agit de tissus vivants comme le reste du corps. Il est donc possible que notre cerveau sache que nous sommes morts avant de mourir à son tour. (p.215)
Un roman passionnant qui déborde les gestes et les propos des figurants. C’est toute la pensée humaine qui est pointée du doigt, la planète qui peut subir de véritables mutations avec certaines découvertes. On a réussi à inventer la destruction totale avec la bombe atomique, il reste à trouver le code de la vie, le miracle de l’éternité.
Une fiction fascinante d’intelligence. De vrais personnages, des êtres venus de Mary Shelley avec des questions troublantes. Tenter de cerner l’être, l’âme n’est pas une mince affaire et il faut une écrivaine particulièrement audacieuse et habile pour se lancer dans cette aventure de nos jours où la réflexion est de plus en plus mal en point. Cette fiction secoue et nous suit pendant des jours.
WINTERSON JEANETTE, Frankissstein, ÉDITIONS ALTO, 334 pages, 29,95 $.
https://editionsalto.com/catalogue/frankissstein/?v=3e8d115eb4b3