JE RÉPÉTAIS SOUVENT à mes stagiaires, quand je dirigeais un atelier d’écriture, qu’un écrivain est un lecteur avant tout, un explorateur des textes de ses contemporains et des grands noms de la littérature. Il devait repousser ses limites physiques et sociales, se doter d’un regard. Ce n’est certainement pas André Major qui va me contredire, lui qui ne cesse de voir par les yeux de certains écrivains. Quel bonheur de le retrouver dans Les pieds sur terre, un nouveau carnet qui couvre les années 2004 à 2007. Il s’agit de la quatrième étape de ce périple amorcé en 2007 avec la parution de L’esprit vagabond.
André Major lit et écrit. Bien sûr, il se laisse distraire par de longues promenades dans la forêt, les travaux dans son royaume des Laurentides, des moments avec ses petits-fils en visite et les corvées qui malmènent facilement une journée. Malgré toutes ces tâches, il reste en état d’écriture. Même en flânant aux abords d’un lac, en marchant lentement sous le couvert des arbres. Qu’il soit à sa petite table devant la fenêtre ou encore dans la montagne, il ressasse des mots, secoue des images qui tournent avec les moustiques quand c’est leur saison. Une idée qu’il travaille comme un morceau de bois un peu tordu qu’il doit redresser avant de lui trouver une place dans ses projets de rénovation.
Le livre que je préfère de plus en plus, c’est celui où je peux circuler à mon gré — et non pas de la première à la dernière phrase, comme on le fait en entrant dans un récit — et que je peux découvrir comme on découvre une forêt, en quittant le sentier pour suivre le cours d’un ruisseau ou en rêvant, assis contre le tronc d’un arbre. (p.18)
Major aime les carnets, les journaux d’écrivains et certains échanges épistolaires. Kafka, Paul Morand, Robert Walser et Peter Handke sont ses familiers. Leurs réflexions ne sont jamais loin quand il se laisse prendre par la beauté de son lac ou encore par un animal qui se faufile sans faire de bruit dans un massif de fougères. Ces moments où il s’abandonne à l’environnement que l’on oublie de voir souvent, toujours la tête ailleurs.
« Sans lectures, dit Canetti, plus rien ne vient à l’esprit. Rien ne se rattache plus à rien. » Moi, quand je suis privé trop longtemps de lecture ou d’écriture, c’est un sentiment d’inconsistance que j’éprouve — une sorte d’égarement que je surmonte en faisant n’importe quel travail manuel ou en cuisinant. Quand les mots nous manquent, c’est comme si on mangeait sa soupe sans sel. (p.91)
Sans la lecture et l’écriture, j’ai moi aussi l’impression de ne plus savoir comment respirer. Je peux m’étourdir avec Major dans des projets de rénovation. Ça m’arrive souvent au printemps, après un long hiver consacré aux phrases. Je m’aère l’esprit dans ces travaux qui exigent toute mon attention.
COMPLICITÉ
Je me sens proche d’André Major quand il soupèse les réflexions de ses amis les écrivains. Comme s’il était là et que je l’entendais respirer. Comme si je le suivais dans une érablière, heureux du silence et des oiseaux, partageant le bonheur d’être un corps en mouvement, qui se laisse envoûter par la douceur d’un jour de soleil ou de pluie, prenant plaisir à l’envol de la perdrix ou les affolements d’un geai qui s’alarme de tout, s’attardant devant un champignon surgi de la nuit ou une fleur dont le nom vous échappe. Ou encore un colibri qui dérive avec le vent, vous étonne avec ses départs brusques et imprévisibles. C’est peut-être pour ça que les premiers Français venus en terre du Canada croyaient que cet oiseau était l’incarnation du diable.
Si Major a sa montagne, j’ai le parc de la Pointe Taillon, un vaste espace qui me surprend toujours avec ses jeux de lumière, les massifs d’épinettes qui montent la garde en bordure de l’eau.
Plus souvent que l’auteur de L’esprit vagabond, je me laisse happer par les parutions québécoises et la fiction. Je reste un explorateur même si je devrais revenir sur mes pas, relire des écrivains découverts il y a si longtemps. Me parlent-ils encore, sauraient-ils m’émouvoir ? C’est le prétexte de ma chronique dans Lettres québécoises. Elle me force à retrouver des textes que j’ai parcourus dans une belle frénésie. Ma mère alors n’aimait guère me voir « le nez » dans les gros livres de Gabriel Roy ou de Ringuet. J’étais beaucoup trop silencieux pour elle qui n’avait pas assez de sa journée pour essorer tous les mots.
Je pourrais m’attarder dans cette chronique au premier roman d’André Major que j’ai lu dans les années 1970. C’est Gilbert Langevin qui m’a fait connaître Le vent du diable. Il a été son premier éditeur chez Atys. Tout comme Gilbert devait jouer un rôle important dans ma venue en littérature.
AVENTURE
Lire André Major me fait songer à ces bonheurs que j’ai vécus dans les montagnes de La Doré, dans des chemins à peine tracés. Je retrouvais les cyprès de mon enfance, des ruisseaux et des éclaircies chargées de bleuets. Ou encore mon plaisir de pédaler dans le parc de la Pointe Taillon, de m’arrêter près d’une famille de perdrix qui vaquent à leurs affaires, ayant réussi à apprivoiser les humains. Et après, derrière une colline, les parterres de grandes fougères-aigles qui donnent une idée de l’infini. Plus loin encore, il y a un banc discret, devant le lac, à l’embouchure de la Péribonka. Sous une talle d’épinettes, je parcours quelques pages d’un livre. J’en ai toujours un dans les sacoches de mon vélo. La dernière fois, c’était Une brève histoire du temps de Stephen Hawking. Ça décolle les œillères que de pédaler dans le cosmos. Ou encore, je me contente de surveiller les hirondelles des sables qui passent leur été à multiplier les vrilles et les plongées. Et souvent un moment magique. Tout récemment, des grues du Canada qui arpentaient la tourbière, patientes et appliquées.
En relisant le journal ou les carnets d’un écrivain de qui je me sens proche, j’ai le sentiment d’entretenir avec lui des liens d’une amitié profonde. (p.174)
Major emprunte les mêmes sentiers que moi, écrit ce que je pourrais noter, mais dans un registre différent. Parce que, comme lui, j’ai la manie du carnet. Voilà un compagnon de marche, un ami qui pourrait partager mon temps, m’accompagner quand je tente de déchiffrer toute l’histoire du pays dans l’écorce d’un pin.
J’ai toujours su que tout récit a besoin d’un paysage pour évoluer et qu’il doit s’y ancrer pour s’épanouir, même s’il est ingrat, comme c’est le cas chez Juan Rulfo. L’écrivain peut aussi avoir vécu dans un lieu sans rien en avoir tiré, qu’il y ait été heureux ou malheureux. Je pense à l’année que j’ai passée à Toulouse, dont aucune trace n’apparaît dans ce que j’ai écrit par la suite. (p.175)
Quel bonheur que de suive André Major, que de s’attarder à ses phrases qu’il extirpe de ses carnets pour les épurer et les épousseter. Parce que « l’écriture vagabonde » fait accumuler les détails, de petites choses futiles qu’il faut élaguer comme un arbre avant de l’offrir à un lecteur. Je n’ai pas le courage de faire ce ménage dans mon journal, préférant avancer en laissant tout derrière.
PARTAGE
Je ne me lasse jamais de ses réflexions, des écrivains qui partagent leur monde, des amis que je ne connais pas et que je devrais apprivoiser. C’est peut-être le plus grand bonheur qu’un écrivain peut vivre, se trouver des âmes complices.
Il m’a ému avec Les pieds sur terre, me disant de prendre le temps de respirer, de m’ouvrir les yeux, de retourner les mots.
Loin de nous délivrer du moi, la lecture nous renvoie à ce moi en l’élargissant, en l’ouvrant à quelque chose qui lui manquait. (p.223)
Je ne suis pas rassasié même si André Major se demande s’il y aura un autre carnet. Il doit continuer. J’ai besoin de ces moments de bonheur que je déguste comme un café chaud. Un écrivain n’a pas le droit d’abandonner son lecteur.
Voilà une écriture qui fait du bien à l’âme et au corps, des pages qui donnent une conscience d’être un vivant dans l’étonnement du monde. André Major est un chercheur en quête de sens. C’est pourquoi il est indispensable. Si je ne suis pas un « noteux » comme lui, je suis un « souligneux ». Je lis avec un marqueur jaune et laisse des traces partout. Peut-être que je me fais un livre avec ses phrases. C’est toujours ce que l’on cherche quand on s’abandonne au bonheur de la lecture.
MAJOR ANDRÉ, Les pieds sur terre, Éditions du BORÉAL, 264 pages, 28,95 $.
https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-pieds-sur-terre-2740.html