JOCELYN CULLITY visite une page du colonialisme, met en scène les idéologies qui ont dominé dans l’Empire britannique dans Amah et les pigeons aux ailes de soie. Comment concilier matérialisme et arts ? Ce roman saisissant parle à l’œil, à l’odorat et à l’oreille. Un moment honteux dans la marche des nations, la grande aventure de ce que l’on nomme civilisation. D’autant plus que madame Cullity s’est inspirée du journal de son arrière-arrière arrière grand-tante qui vivait à Lucknow lors de ce conflit qui est vu comme l’une des premières étapes de la libération de l’Inde. Ce qui donne une touche réaliste à ce récit d’une belle justesse. Impossible de quitter ce roman avant la dernière phrase, le saccage de cette ville pas comme les autres.
Il faut souvent recourir à la fiction pour comprendre cette longue période où l’Europe croyait que la planète lui appartenait et qu’elle n’avait qu’à se servir. Dans Amah et les pigeons aux ailes de soie, Jocelyn Cullity nous fait revivre un moment décisif de l’histoire de l’Inde. Il est vrai que nous masquons de plus en plus notre « maître le passé » et que nous cherchons à l’oublier. Nous proclamons être modernes, vissés au présent, ignorants d’un monde qui va tout de travers, drogués par les « tweets » d’un président qui jette de l’essence sur les braises, s’amuse dans un pays qui flirte avec le chaos, la violence et le racisme.
Jocelyn Cullity nous parachute en Inde, en 1857, dans la ville de Lucknow renommée pour sa richesse, ses artistes, ses chanteurs et ses poètes, ses courtisanes et surtout pour sa façon de vivre. De quoi rêver et oublier nos « arts vivants qu’il faut repenser », la dictature de l’image, nos vedettes qui s’installent en résidence permanente au petit écran.
Une ville où la culture domine et marque les gestes du quotidien. Si elle existait encore, cette cité, elle me donnerait envie de m’y réfugier pour écouter les dialogues versifiés des pigeons qui s’envolent et finissent toujours par revenir. Pourtant, j’aime assez les histoires de « mes » corneilles et les cris alarmistes des geais bleus, les rires des mésanges qui portent leur masque sans sourciller.
Lucknow en 1857. On y jouait Shakespeare. Les artisans fabriquaient des bijoux, peignaient des tableaux ou cousaient de riches vêtements. Au pays, sir John A. Macdonald s’installait à la tête du Canada. Il lançait son grand chantier, la construction du chemin de fer qui laisserait une terrible cicatrice en traversant le continent, bousculant les peuples qui y vivaient, particulièrement les métis. Ça vous dit quelque chose ? C’est ce monsieur dont on vient de déboulonner la statue à Montréal et que notre ami Serge Bouchard déteste avec amour.
À Lucknow alors, le roi légitime est en exil et les conquérants britanniques ne se privent de rien.
Des milliers d’Anglais veulent s’emparer de Lucknow, et Amah, seule au milieu du marché grouillant, observe la vente aux enchères de la Compagnie anglaise des Indes occidentales. Les cris des animaux effrayés emplissent le ciel. Les Anglais ont vidé les écuries et les ménageries de toute la ville et vendent maintenant à des marchands étrangers les chevaux, les éléphants, les chameaux, les guépards et les pigeons aux ailes de soie. Le cheval favori d’Amah se trouve parmi eux : un waler à robe brune d’Australie, cadeau du roi, admiratif de ses talents d’écuyère. Des années d’entraînement et d’élevage attentif sont délibérément effacées comme par la gomme d’un crayon. Comme si on espérait effacer Sa Majesté. (p.21)
Tous subissent ce pillage en retenant leur souffle, savent que tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Des jours où un simple mot peut provoquer une catastrophe.
GARDE
Amah fait partie de la garde d’élite de la famille royale. Cavalière émérite, elle manie le fusil, transmet des messages et devient les yeux et les oreilles de la souveraine Begam Sahiba. On échappe aux moules connus et ressassés dans les manuels d’histoire où les femmes plient devant la loi du maître barbu, essuient leurs larmes et protègent leur progéniture des prédateurs.
Deux civilisations s’épient, deux manières de voir et de vivre se confrontent. Les Britanniques s’imposent par la puissance de leur armée. La meilleure au monde alors. Le Québec a subi ces militaires en 1837. Les habits rouges étaient là pour étouffer la révolte des patriotes en brûlant tout sur leur passage. C’est cette force aveugle qui permet aux commerçants de s’emparer de toutes les richesses de l’Inde.
Durant les longues semaines qui suivent, des centaines d’Anglais s’abattent sur Lucknow comme une pluie torrentielle effeuillant les rosiers. Ils entrent de force dans les édifices royaux, achètent le départ des fonctionnaires municipaux du roi et se réapproprient les lieux. Les hommes de la Compagnie s’installent dans des locaux qu’ils ont aménagés à même les écuries royales. (p.46)
Voilà le raffinement, la poésie, le chant et la danse devant les canons et des arrivistes qui ne pensent qu’à s’enrichir. On se croirait à notre époque où la culture et les arts doivent survivre à une commercialisation outrancière. Deux mondes irréconciliables, il va sans dire, et la victoire des plus grossiers et des plus avides est à prévoir.
RÉSISTANCE
Lucknow voudrait bien faire comprendre aux envahisseurs qu’ils doivent respecter leurs coutumes et surtout leur permettre de gérer leurs affaires comme ils l’ont toujours fait. La reine Begam Sahiba recrute des volontaires et une armée prend forme. Un autre gouverneur va être nommé et il connaît bien le pays et leur culture. Peut-être que tout peut s’arranger.
La ville est toujours une oasis sous le firmament étoilé, avec ses espaces grouillants, sa poésie, ses murmures, ses statues de dieux romains, ses secrets. Amah ressent un brin d’incertitude quant à la formation de la nouvelle armée, mais ce moment est vite dissipé. Tout ce que les Lakhnavis demandent, c’est de la tranquillité, se dit-elle. Tout ce qu’ils veulent, c’est retrouver le Lucknow d’autrefois. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est ravoir leur vie d’avant l’occupation anglaise. (p.119)
La révolte éclate. Les Anglais se barricadent dans une place forte avec femmes et enfants, refusent tout compromis, attendent que la grande armée de Sa Majesté la reine Victoria (elle vient d’accoucher) arrive et écrase la racaille.
Le bon sens ne triomphe jamais dans ce genre de confrontation. Les espions sont partout, la situation se dégrade et devient invivable.
Sir Henry Lawrence approuve ces Anglais qui regardent, en plissant les yeux, la foule de Lakhnavis, ces hommes en pantalons blancs et tuniques rouges qui plastronnent devant six pendus et devant les habitants de Lucknow, qui portent des mules de fils d’or et des châles de fils d’or, qui sont maintenant des gens mauvais à qui la mort des Indiens en uniformes kaki effilochés servira de leçon, tandis que les Anglais en tuniques de fils d’or partagent la fibre d’arrogance de leur chef, sir Henry Lawrence. Sa Majesté boit de l’eau glacée et vogue au loin pendant que sir Henry Lawrence n’interdit pas les cartouches enrobées de graisse interdite, mais choisit plutôt de rompre le cou de certains hommes avec de la corde de coco, cette corde qui sert habituellement à attacher les chèvres. La faible lueur d’espoir qu’entretenait Amah à l’égard des Anglais, cette faible lueur de luciole, s’est éteinte. (p.153)
Les soldats affamés, violents, capables de tout et surtout mieux armés et dirigés écrasent rapidement les forces rebelles.
CIVILISATION
La brutalité a toujours le dernier mot. La ville des arts est saccagée. Une civilisation disparaît sous les bottes boueuses des militaires.
Il faudra l’arrivée de Gandhi, cent ans plus tard, pour chasser l’envahisseur avec une arme inédite. La non-violence redonnera l’Inde à ses populations. Ce retour de l’histoire se produit en 1947, juste après la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale en Europe. Gandhi a su profiter du terrible conflit avec l’Allemagne. L’Angleterre n’avait plus les ressources pour mater des populations hors de ses frontières.
Cette révolte ébranlera l’Empire colonial britannique et amorce des changements qui arriveront une centaine d’années plus tard. Il faut toujours des sacrifiés pour que les choses bougent.
Une très belle traduction, un texte qui oscille entre la poésie et la réalité brutale. Il suffit de suivre Amah et la magie opère.
CULLITY JOCELYN, Amah et les pigeons aux ailes de soie, Éditions La Pleine Lune, 312 pages, 27,95 $.
https://www.pleinelune.qc.ca/titre/513/amah-et-les-pigeons-aux-ailes-de-soie
Aucun commentaire:
Publier un commentaire