Nombre total de pages vues

jeudi 5 décembre 2024

MYLÈNE DURAND RETROUVE SON ANCÊTRE

MYLÈNE DURAND s’aventure dans le passé, dans La rencontre des eaux, un roman qui rappelle que nous sommes les héritiers d’hommes et de femmes qui ont laissé peu de traces dans l’histoire. Pourtant, ils sont là ces ancêtres dans nos corps et nos façons de voir et de penser. Pour la guider, l’écrivaine possède un livre précieux, une sorte de bible familiale où elle peut remonter les marches du temps jusqu’à ce lointain aventurier venu de France, alors que l’Amérique n’était encore qu’un rêve. Il s’y est établi, y a épousé une jeune Wendat (elle avait treize ans lors de leur mariage et lui vingt-six) qui vivait chez les Ursulines de Québec. Le couple a laissé une longue lignée en Amérique. Ce qui motivait ce Jean Durand à grimper à bord d’un navire pour affronter les mers et s’ancrer dans les terres de tous les futurs, elle l’ignore. Il importe, pour l’écrivaine, de retrouver son aïeule, cette femme du clan de l’Ours que l’histoire a oublié (comme toutes celles de son sexe) de s’en approcher dans une fiction pour lui redonner un corps et un visage.

 

Que dire de mon ancêtre, de celui qui a effectué un parcours semblable à Jean Durand pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent? À peine si je peux dire le nom de mes grands-parents, n’ayant jamais eu la curiosité de remonter le fil du temps pour connaître qui étaient ceux et celles qui ont fait ce que je suis. Selon les recherches de l’un de mes frères, nous aurions une lointaine arrière-arrière-grand-mère micmaque qui aurait croisé un certain Paré dans la baie des Chaleurs. Est-ce légende ou fiction, je n’en sais rien. Mylène Durand peut se référer à son album, qui témoigne des turbulences de sa famille et des pérégrinations de ses ancêtres en Amérique.

 

«Le livre rouge débute avec le récit du tout premier Durand venu en Amérique, un jeune Français, prénommé Jean, parti du port de La Rochelle pour venir vers ce qui s’appelait le Nouveau Monde et épouser, quelques années plus tard, une jeune Wendat vivant chez les Ursulines. Ainsi est née une grande lignée, vers la fin des années 1600. Une lignée au bout de laquelle je me trouve.» (p.15)

 

La romancière montre sa fascination pour ceux et celles qui, dans un temps lointain, ont fait qu’elle est là, qu'elle respire et pense dans le maintenant incertain qui est le nôtre. Elle effectue une course à rebours jusqu’à cet audacieux qui vint à la rencontre d’une jeune Wendat qui est partie de la baie Georgienne pour s’installer à Québec avec sa mère. Yarahkwa, fille d’Annenonta de la tribu de l’Ours et baptisée Catherine par le père Chaumonot. 

L’effacement de l’histoire était amorcé.

Annenonta a perdu son mari lors d’une escarmouche avec leurs ennemis de toujours, ceux que les Français appelaient les Iroquois et qui sont connus par les Wendat comme des Haudenosaunees. Des rivaux qui forcent les survivants à fuir, à entreprendre un terrible périple pour rejoindre les Français près de Québec, pour y trouver la paix et une vie normale. 

Ils quittent l’île de Gahoendoe située dans la baie géorgienne en Ontario. C’est de nos jours, Christian IslandUne grande île à proximité des communautés de Penetanguishene et de Midland. Avec ses voisines Hope Island et Beckwith Island, elle constitue maintenant une réserve ojibwée. C’était le refuge des Wendat depuis 1649. 

 

VOYAGE

 

Malmenés par la guerre toujours présente et les mauvaises récoltes, les survivants entreprennent un voyage long et pénible. Les missionnaires jésuites leur ont promis la paix et la tranquillité à Québec. L’expédition aura lieu dans les pires conditions. Tous souffrent de la faim, sont affaiblis, blessés et à bout de forces.

Annenonta est vaillante et effectuera le périple de 1200 kilomètres en canot. Ils affrontent les caprices des rivières, la pluie et le vent, la maladie, les terribles épreuves des portages, les moustiques et surtout cette faim qui ne les quitte jamais. Ils mangent ce qu’ils trouvent sur les rives et doivent souvent se contenter de racines et de petits fruits. 

 

«Ils ont prévu que chaque journée se déroule ainsi : se lever à l’aube, avaler quelque chose si possible, puis avancer toute la journée, ne s’arrêter qu’au soir pour manger et dormir un peu avant de recommencer. Mais déjà, après quelques jours, ce n’est pas ce qui se passe. Il faut faire halte plus souvent que prévu pour les blessés, les malades, les enfants et les plus vieux.» (p.48)

 

Et nous voilà dans le canot d’Annenonta de l’aube à la nuit, sous un soleil écrasant ou encore une pluie qui détrempe tout. Il faut avancer, toujours, avec la crainte de tomber sur l’ennemi, les féroces Haudenosaunees, qui sont partout et attendent leur heure pour bondir et faire un carnage. Tout ça malgré les prières des missionnaires qui n’en mènent pas large. 

Le périple de la faim. 

Je n’ai pu m’empêcher de songer à la terrible histoire des Cherokees forcés de migrer dans les pays de l’Ouest, en Oklahoma, sur La piste des larmes. En 1838, les Cherokees parcourent 1750 kilomètres avant d’atteindre le Mississippi et les réserves qu’on leur a accordées, escortés par l’armée américaine. Ils mangent ce qu’ils trouvent en route, n’ayant ni provision ni chevaux pour voyager. Environ quatre mille d’entre eux au moins, huit mille au pire, sont morts de froid, de faim et d’épuisement pendant la déportation. Les Séminoles, les Creeks, les Choctaws et les Chicachas furent chassés de leurs terres de la Caroline du Nord pour les redistribuer aux colons blancs. 

Les Wendats navigueront, marcheront, jeûneront, tomberont malades, arriveront à destination malgré toutes les difficultés. Heureusement, un repos à Ville-Marie leur permettra de refaire leurs forces et leur accordera un répit.

Annenonta s’occupe de sa fille, vit son deuil. Son mari a été tué par les Haudenosaunees, garde le moral, cherche de la nourriture, encourage ses proches et se débattra avec les fièvres et la faim. Par chance ou par miracle, ils réussissent à capturer quelques poissons ou encore un lièvre… 

 

L’ÉCRIVAINE


Il ne faut pas oublier la romancière dans tout ça, celle qui regarde par-dessus son épaule et qui visite les lieux où les ancêtres d’Yarahkwa ont vécu. Elle tente de retrouver des villages où ils ont passé des jours heureux, les affres de la guerre qui faisait partie de leur quotidien. Elle imagine la navigation, les endroits où ils ont campé, les portages et les vallées qui étaient à eux. 

 

«Selon le site Internet du Gouvernement du Canada, il y a plus de 50 nations autochtones au Canada qui parlent plus de 50 langues. Comment se fait-il que nous ne les connaissions pas mieux? Que nous n’ayons pas appris d’eux qui connaissent le territoire? Comment se fait-il que nous n’en soyons pas plus fiers?» (p.143)

 

Il y a un récit invisible en Amérique, celui qui se manifeste à nous par le nom d’une rivière ou d’un lac, d’une montagne peut-être ou d’une ville. Les arrivants ont tout effacé, rebaptisant et biffant une aventure millénaire. L’histoire, c’est surtout des lieux, des plaines, des cours d’eau, des baies et des espaces connus et apprivoisés par un vocabulaire et une langue.

 

DÉPOSSESSION

 

Mylène Durand démontre magnifiquement cette dépossession en décrivant les missionnaires qui passent leur temps à tenter de convertir les Wendats, de véritables obsédés qui n’entendent que les échos de leurs prières en latin qui ne servent pas à grand-chose quand ils doivent affronter un rapide ou encore franchir une chute en portageant. Mylène Durand se recueille sur ces lieux sacrés, médite, évoque cette ancêtre, imagine son parcours. Elle sait qu'elle est là, maintenant, avec ses phrases et ses mots, grâce à elle.

 

«Je sais que c’est ainsi que sont construites les familles, par les unions, les séparations, les fils brisés et reconstitués. À l’image des arbres qui poussent, cherchent la lumière, accueillent les animaux et les insectes, et dont les branches parfois se brisent, dont les feuilles tombent au sol pour nourrir ce dernier et permettre, à nouveau, la vie.» (p.266)

 

L’écrivaine sait qu’elle plonge dans le temps, s’approche d’une langue qui s’est perdue dans les remous de la rivière des Français et les tourbillons du fleuve. Un retour dans un passé qu’elle secoue pour le garder présent dans son esprit, pour mettre ses pas dans ceux de cette femme courageuse et attachante. Elle arrive parfaitement, dans La rencontre des eaux, à lui donner un visage par l’écriture, la fiction et le recueillement.

 

DURAND MYLÈNE : La rencontre des eaux, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 279 pages.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/707/la-rencontre-des-eaux 

jeudi 28 novembre 2024

LE MONDE N’EST JAMAIS COMME ON LE VOIT

UN TITRE fascinant pour ce recueil de nouvelles de Marie-Ève Nadeau, une douzaine de textes où douze femmes empoignent leur environnement et le secouent pour en montrer certaines aspérités. Dans Un écureuil dans le piano, l’auteure nous propose un tour du monde. Paris, le sud de la France, la Bretagne, l’Italie, le Japon, Haïti et le Québec, bien sûr. Chacun de ces portraits, d’à peu près une vingtaine de pages, nous entraîne dans l’univers de femmes qui mènent des combats à leur façon. Ils ont une place à occuper et à défendre, pour être ce qu’elles sont, ce qui n’est jamais facile, surtout quand on se distancie de la meute et que l’on tente d’obéir à cette petite voix qui a tant de mal à se faire entendre dans chacun de nous. Et, il y a les autres, les envahisseurs, la vie qui glisse entre les doigts ou encore qui vous broie dans un battement de paupière. Un ouvrage qui ne ressemble à rien, des moments qui vous laissent étourdis, ne sachant sur quel pied danser.

 

Marie-Ève Nadeau sert une sorte d’avertissement dès le début. Jacques et sa compagne, dans Coquillage silencieux, sont des nomades ou des coucous, ces oiseaux qui ont l’habitude, dit-on, de s’installer dans les nids de leurs congénères pour y pondre et élever leur progéniture. Le couple migre de maison en maison pour garder les lieux pendant l’absence des propriétaires. Ils se glissent dans des lits d’étrangers, y font leur place, utilisent les objets qui sont là, s’occupent de tout comme si de rien n’était. 

Je me suis demandé si c’était ce qui m’attendait avec les textes de madame Nadeau : me perdre dans la peau d’un personnage. Et pourquoi pas? La lecture permet de se faufiler dans des univers qui peuvent nous repousser ou encore nous subjuguer. Il y a toujours un risque, c’est certain, quand on tourne les pages d’un livre. Et la question qui s’impose : faut-il avoir son lieu, un espace avec ses objets pour être tout entier dans sa vie?

 

«Nous avons éteint les lumières et sommes montés à l’étage. J’ai rempli d’eau chaude la baignoire étroite et m’y suis trempée comme j’ai pu, les genoux repliés sur la poitrine. Nous nous sommes allongés sur le lit, moi du côté de Marie et Jacques, du côté de Jimmy. Les objets posés sur les tables de nuit ne pouvaient démentir ces places assignées. J’ai eu l’impression de me faufiler dans la peau de Marie. Jouer à être elle comme un enfant joue à l’adulte. Allais-je découvrir les dessous de son expression impénétrable? Les draps étaient propres, bien qu’élimés. Une odeur de lavande s’en dégageait.» (p.8)

 

Un écartèlement du temps, une manière d’échapper à la linéarité avec tout ce que cela comporte de possibilités. Voilà qui est troublant et inquiétant. Ne sommes-nous que des coquillages vides que l’on remplit en pillant la vie des autres?

 

TITRE

 

Et puis cette nouvelle qui coiffe le recueil : Un écureuil dans le piano. Oui, le petit animal se réfugie dans un grand piano, mais ce n’est pas ce qui importe. La bête, dans la maison, terrorisée, déclenche une étrange réaction chez Juanita, qui a pourchassé l’intrus avec une virulence étonnante. L’autre encore une fois qui intervient dans l’espace du personnage et bouscule tout.

 

«L’affolement du rongeur reprit de plus belle. Il s’élança dans la pièce, courut sur les meubles, s’accrocha aux cadres, dont certains tombèrent au sol. La vitre protégeant une des œuvres de Carmen éclata en mille morceaux. Enfin, il fonça vers le piano à queue et se réfugia sous le couvercle. Juanita s’élança vers l’instrument, s’assit à son banc et se mit à taper sur les touches avec fureur comme l’eût fait une musicienne possédée par un esprit démoniaque. Sans arrêter de jouer, elle souleva ses fesses du siège et inclina son corps vers l’avant pour observer l’animal gigoter sur les marteaux percutés. C’est alors que son regard croisa celui de l’écureuil; ses petits yeux bruns, sans malice, n’exprimaient rien d’autre que la peur. Une peur totale.» (p.24)

 

LIBERTÉ

 

L’écrin des candides met en scène deux êtres solaires, un frère et une sœur, des instinctifs qui transforment tout en beauté. Elle, en réalisant des dessins et des fresques dans les ruelles de son village, et lui en explorant le monde en saltimbanque, se servant de son corps comme d’un instrument de musique. C’est magique, pareil à un texte de Gabriel Garcia Marquez qui se moque des lois de la physique et de la logique. Réflexions sur l’art, l’originalité et la cupidité de certains qui osent tout pour faire des sous. 

 

«Lorsqu’elle atteignit enfin la rue, elle vit au loin ses enfants rire et danser. Une vague de fierté remonta de ses pieds jusqu’à sa gorge et remplit ses yeux de larmes. Milena et Anselmo étaient libres, ni tristes ni amers; ils étaient vivants, artificiers de leur émerveillement, créateurs d’osmoses magiques.» (p.62)

 

C’est ça l’important : inventer des espaces de bonheur et de joie, se moquer des intentions malveillantes. Un travail perpétuel, en particulier dans notre ère actuelle, où l’intime et le personnel se glissent sur la scène publique grâce aux médias sociaux. Que dire de La morsure du chaos qui nous fait voyager au Japon, où tout est parfait à première vue, où tout est harmonie et beauté? C’est peut-être un masque ou une façon de tourner le dos à la dureté du monde. Pourquoi l’irritation et ce malaise de la narratrice devant ces paysages conçus par des arpenteurs? Peu à peu, la surface se fendille et tout bouge autour de nous. 

 

«La domestication du sauvage la terrifiait bien plus que son contraire. La propreté irréprochable qu’elle observait depuis le début de son séjour commençait à l’agacer. Jamais un graffiti sur une façade pour revendiquer une idée ou exprimer une vision qui nargue la loi, jamais un trognon de pomme lancé négligemment dans le caniveau, jamais un résidu quelconque pour témoigner de la vie délinquante, jamais un sans-abri trimballant son barda ou allongé dans un parc. Où se cachaient ces voix blessées, révoltées, discordantes?» (p.113)

 

En fait, Marie-Ève Nadeau nous entraîne dans les failles du quotidien pour aller au-delà des apparences. Nous passons du monde visible à celui qui se dissimule derrière les paravents, celui qui se fissure et révèle les ratés et les manques. Toutes ces choses négligées, ces coquilles qui se retrouvent sur le sable et qui témoignent d’une vie, de drames qui ne demandent qu’à faire surface.

Il y a une cruauté, des obsessions, la méchanceté qui écrasent souvent l’innocence de ceux et celles qui ne peuvent se défendre. 

Naëlle, par exemple, perd son identité dans une famille d’HaïtiSon travail d’aide-ménagère devient un enfer pour celle qui y laisse sa peau. 

Marie-Ève Nadeau nous fait voir autrement nos contemporains, leurs rêves, leurs aveuglements, leurs incartades et aussi parfois leur réussite, quand ils parviennent à se réfugier dans la paix et le silence. Un univers en mouvement où la folie et la raison se toisent, un monde de certitudes où l’homme et la femme doivent, avant tout, demeurer fidèles à eux-mêmes pour ne pas être avalés. Tout est apparence dans Un écureuil dans le piano et les masques finissent toujours par se briser pour révéler des vérités qui donnent des frissons dans le dos. Et surtout, les objets que nous accumulons restent des témoins. Il suffit de les regarder et d’entendre ce qu’ils ont à nous souffler à l’oreille. 

J’aime l’écriture de cette écrivaine, sa façon de peindre un monde à grands traits, un univers avec ses ratés et ses duperies. D’une justesse admirable. Une quête de sens, d’équilibre qu’un rien peut faire basculer.

 

NADEAU MARIE-ÈVE : Un écureuil dans le piano, Éditions Mains libres, Montréal, 204 pages.

https://editionsmainslibres.com/livres/marie-eve-nadeau/un-ecureuil-dans-le-piano.html 

vendredi 22 novembre 2024

PEUT-ON AVOIR PLUSIEURS VIES À LA FOIS

BULLES DE FANTAISIE de Sophie Bouchard nous plonge dans la vie de trois femmes qui se retrouvent dans des situations particulières avec leurs conjoints. Un roman qui m’a laissé perplexe d’abord, comme si je n’arrivais pas à saisir les intentions de l’auteure. Et puis, page 188, un extrait m’a éclairé. Oui, je suis lent, et têtu aussi. Je n’abandonne pas un livre facilement, surtout pas après quelques lignes. Un écrivain a droit à une vraie lecture, jusqu’à la dernière phrase, même quand le sujet m’ennuie ou que le ton, le rythme, la musique du texte montrent des ratés. Laura, Alice et Mireille sont des femmes libres, sûres d’elles qui veulent explorer toutes les dimensions de leur être. Si on a eu des mâles qui rêvaient de fuites et de routes qui ne mènent nulle part, il y a maintenant la trinité de madame Bouchard, qui vit des aventures palpitantes et tente d’échapper à la monotonie du quotidien.

 

Il y a des indices, bien sûr, mais je n’ai pas été assez attentif, faut croire, en lisant Bulles de fantaisie, cherchant trop peut-être à appréhender dans quoi je me risquais. Quand on sait que Laura, Alice et Mireille sont une seule et même femme, qu’elle a des existences parallèles avec Grégoire, David et Mathieu, tout devient limpide. 

Sophie Bouchard a réussi l’exploit de me mettre dans la peau du conjoint qui tente de voir clair avec celle qu’il aime et qui est prêt à tout lui pardonner. Je sentais que des choses clochaient, mais comment poser le doigt sur un malaise ou un soupçon? Grégoire est le premier à chercher à comprendre ce qu’il vit avec Alice. Faut dire que Jules, le petit garçon, lui pousse dans le dos. 

Bon, cette femme est tour à tour Mireille l’enjôleuse, Alice, la mère de Jules, dont elle s’occupe plus ou moins, et Laura, qui va et vient dans sa quête d’absolu. La forme du roman aussi est non conventionnelle et colle à cet éclatement, passant d’un personnage à l’autre. Six narrateurs en plus de quelques psychologues qui interviennent ici et là. Oui, tout le monde est en thérapie dans cette aventure, pour démêler des fils qui s’embrouillent et deviennent un nœud impossible à défaire.

 

«Quand j’ai une rage d’amour, j’mords. J’essaie de contrôler ma force. C’est tough. On dirait que j’veux dévorer l’autre d’amour. Lui manger la tête. J’aime le sexe, beaucoup, mais ça vient juste si on s’retrouve dans notre zone. J’ai besoin d’amour. Avec des mots, des gestes, avec tendresse, du smooth. Je suis facile à décoller, pas besoin d’jeter une canisse de gaz dans l’feu.» (p.47) (Mathieu à Laura)

 

Les trois hommes sont des pions dans la vie de cette femme multiple et toujours insatisfaite. Bien sûr, il y a plusieurs «je» en nous, des aspects que nous masquons selon les lieux et nos agissements en société. C’est connu. Des figures célèbres ont décidé de changer de peau et de se doter d’une nouvelle identité. Le «je est un autre» de Rimbaud, c’est du sérieux pour plusieurs. Je pense à Grey Owl, cet Anglais qui s’est fait passer pour un Ojibwé. Il était plus vrai que le plus pur autochtone et est devenu écrivain et conférencier. Il est le père de l’écologie moderne en quelque sorte. Et Buffy Sainte-Marie. On la croyait Crie de l’Ouest canadien jusqu’à ce que l’on sache qu’elle était une Américaine, née à Boston. La question se pose : que seraient-ils advenus s’ils étaient demeurés bien sagement dans leur identité première? Je pense que l’imposture leur a permis de faire de grandes choses et de se dépasser.

 

«C’est un phénomène peu documenté, il n’est pas encore répertorié dans le dictionnaire de la santé mentale. J’ai tenté de faire plus de recherches, mais j’arrive toujours sur les définitions de concept de fantasme. Qui par définition signifie la production de l’imaginaire par laquelle le moi cherche à échapper à l’emprise de la réalité. L’art d’inventer, de fuir par autre chose, de se divertir avec un monde construit de toutes pièces. Ce que je nomme bulles de fantaisie, ce sont ces espaces où une personne se permet consciemment de vivre d’autres existences que la sienne virtuellement et de la transformer physiquement pour finir par croire que ces vies sont toutes aussi légitimes que la première.» (p.188)

 

Sophie Bouchard met le doigt sur ce trouble psychique, tente de voir ce qui pousse cette femme à vivre des vies différentes.

 

PERSONNAGES

 


C’est fascinant de penser que l’on peut se glisser dans la peau d’un autre et s’aventurer dans des existences parallèles pendant des années, garder tous ces liens amoureux malgré les heurts et les différends. Ce n’est pas un jeu, encore moins une comédienne qui incarne un rôle ici. Chacune (Laura, Mireille et Alice) touche une facette du personnage. (Je suis incapable de lui accoler un prénom, parce que je ne sais pas qui est la vraie.) Elle est Laura, Mireille ou Alice selon les moments et les lieux. Bien oui! Un romancier et une romancière sont ce genre de faussaire qui se glisse dans la peau de leurs personnages et qui se permettent toutes les identités, de changer de sexe même.

 

«T’avais peur de devenir un personnage. T’avais peur que notre histoire finisse en livre avec un message superficiel en dédicace. À Rolande, une histoire d’adultère riche en émotions. Bonne lecture! T’avais peur que notre rencontre céleste ne devienne qu’une vulgaire histoire fade, parce que tu t’doutais bien que ça pouvait pas faire autrement.» (p.158) (David à Mireille)

 

Pas facile d’être plusieurs sans semer des doutes et des soupçons. David, Mathieu et Grégoire finissent par comprendre la singularité de leur quotidien. Leur vie claudique et des lézardes apparaissent peut-être parce que leur amoureuse s’affirme plus et prend tous les risques. La bulle crève et la réalité éclabousse tout le monde. 

 

REFLET

 

Le roman de Sophie Bouchard intrigue, dérange, nous pousse dans des zones grises et des problèmes de comportement. Nous n’aimons pas les incertitudes, les faux-fuyants et l’incompréhension. Nous avons la prétention de nous ancrer dans nos réalités et de regarder l’avenir sans un battement de paupière, malgré toutes nos contradictions et nos manques.

 

«C’qu’on a vécu depuis cinq ans est réel, sauf qu’il y a une grande partie de ta blonde qui est déformée ou qui n’est pour toi qu’illusion et mirage. J’ai une famille. Ça te fesse. J’te comprends. Avant d’me sentir comme un poisson dans l’eau dans ces histoires interposées, parfois, j’arrivais plus à distinguer le vrai du faux. Je manquais d’air ou un battement de cœur tellement j’avais peur de me vendre. Jules me ramenait à moi. Grégoire, devant mon échec. Toi, devant la porte ouverte qui me permettait de tout r’faire. Pas d’limites… et j’suis allée plus loin. Jusqu’à David.» (p.189) (Laura à Mathieu)

 

Il faut bien l’avouer, nous ne sommes jamais tout à fait les mêmes dans l’intimité, au travail ou pendant les vacances où l’on oublie les contraintes. On joue toujours un certain rôle selon les circonstances et les moments de la vie, dans sa famille, avec les collègues ou encore dans les rencontres sociales. Tous, nous sommes un peu un autre quelque part dans nos vies. 

Je ne serai jamais seulement ce «je unique» que je décris dans mes fictions. Il y a le conteur, le journaliste, le rêveur, le sportif, et tous ceux que j’aurais pu devenir : travailleur forestier, anachorète, moine qui caresse le silence dans un ermitage, ou encore prisonnier condamné à lire tous les livres. En fait, Sophie Bouchard nous place devant un miroir et nous force à nous demander qui nous sommes quand les masques tombent. 

 

INTENSITÉ

 

La fin de ce roman est particulièrement perturbante, quand le père retrouve sa fille, lorsqu’elle n’est plus personne, qu’elle est toute seule avec elle. 

 

«Au lieu d’me cacher dans mes bulles de fantaisie, j’me suis construit une coupole de protection autour du corps en entier. Pour rentrer, ça va prendre un mot de passe. Tasser les émotions, pas d’peine, pas d’joie pas d’colère, pas d’passion, juste la paix. Je gérerai c’que j’ressens plus tard. Ça va être ça mon moratoire, penser à moi, tasser le reste.» (p.262) (Laura, Alice et Mireille)

 

Comment ne pas compatir avec cette mégalomane qui s’accroche à ses identités pour ne pas couler? Je me répète, ce roman est une thérapie où tous les personnages interviennent les uns après les autres pour cerner leurs émotions, leurs doutes, leurs peurs et leurs rancunes, leurs soupçons aussi et leurs propres mensonges. Le lecteur ne peut qu’emprunter la voie et se regarder dans une glace en se demandant qui il est et qui il aimerait être. Tous, je crois, avons une petite «bulle de fantaisie» dans un coin de la tête et Sophie Bouchard nous permet d’en rêver, malgré tous les dangers.

 

BOUCHARD SOPHIE : Bulles de fantaisie, XYZ Éditeur, Montréal, 272 pages. 

https://editionsxyz.com/livre/bulles-de-fantaisie/ 

mercredi 13 novembre 2024

KEV LAMBERT SE TOURNE VERS L’ENFANCE

KEV LAMBERTdans Les sentiers de neige, plonge dans le monde de l’enfance, celui des jeux vidéo qui se mélangent à la réalité dans la tête de Zoey et d’Émie-Anne, deux cousins qui se retrouvent pour les fêtes de fin d’année. Ils sont encore à un âge où le concret et l’imaginaire se bousculent dans la grande maison de Roch, à Sainte-Jeanne-d’Arc au Lac-Saint-Jean, où la famille Lamontagne se réunit pour des libations. Zoey vit un premier Noël sans sa mère. Ses parents viennent de se séparer et il ne sait trop à quoi s’attendre, devinant qu’il y a l’avant et un après. Heureusement, Émie-Anne est là et les deux complices tournent facilement le dos au monde des adultes pour se risquer dans des aventures plutôt dangereuses.

 

Les deux enfants se passionnent pour les jeux vidéo à la mode. J’avoue ne connaître rien à cet univers même si j’y ai jeté un coup d’œil de temps en temps à l’époque où Alexis, mon petit-fils, passait beaucoup de temps devant son écran. C’étaient souvent des jeux de guerre ou encore des courses automobiles. Chaque fois que j’ai essayé ça, je me suis retrouvé dans le décor. Pas doué, je dirais, les mains pleines de pouces. Alexis pouvait se moquer.

Émie-Anne et Zoey sont fascinés par Skyd, un personnage qui a besoin de leur aide, ils en sont convaincus. Ils décident pendant ce séjour où la surveillance des adultes se relâche un peu, dans l’hiver et la neige, de tout faire pour le libérer de ce fameux masque qui colle à sa peau et le fait souffrir horriblement. En plus, la Lune menace de tomber sur la Terre et de provoquer une catastrophe où toute la famille sera engloutie. Ce qui n’est pas sans séduire Émie-Anne. La cousine a des rapports particuliers avec son père et sa mère, se débattant entre le chaud et le froid. La fillette a été adoptée et est convaincue d’avoir un frère en Chine qui est prêt à la protéger dans la terrible aventure qui l’attend. 

Skyd est une entité dans le monde virtuel. Je ne sais si c’est un humain ou un être dématérialisé, une sorte d’esprit dans cet univers où tout peut arriver, mourir plusieurs fois avant de se relever pour continuer comme si de rien n’était. 

Les cousins ont une mission : libérer Skyd et sauver la Terre, même s’ils rêvent de se débarrasser du poids des adultes et de leur autorité pour vivre enfin la plus grande des libertés. 

Émie-Anne est brillante, une première de classe, apprend tout sans faire d’efforts, tandis que Zoey a du mal à se concentrer et à suivre les autres. Il se sent à part, rejeté, un rebut et il n’arrive pas à trouver sa place, à savoir qui il est. Le garçon est plutôt perturbé parce qu’il ne partage pas les jeux de ses compagnons, surtout pas les manigances des frères Gagnon qui régentent tout le groupe. Il aime mieux le monde des filles et leurs livres, refoule ce penchant qui risque de lui causer des problèmes.

 

«Zoey va revoir Émie-Anne pour la première fois depuis que son père a déménagé, il se demande si sa cousine sait que ses parents sont séparés. Zoey préférerait qu’elle ne sache rien, qu’on n’en parle pas, mais c’est improbable. Émie-Anne a des opinions sur tout, elle aime des choses et en déteste d’autres, elle a un an de plus que lui, elle est plus grande, plus avancée, elle vient de Québec où toutes les nouvelles affaires arrivent avant qu’elles se rendent au Saguenay.» (p.73)

 

Émie-Anne prend le contrôle et, comme elle ne recule devant rien, ils peuvent se lancer sur les traces du héros, se glisser dans les fissures de la terre pour le délivrer de ses souffrances, de ce masque et des lanières qui s’enfoncent dans la peau de son crâne. Le temps presse, la fin du monde est là malgré les chants et les rires des parents. 

Tout est possible, il suffit d’échapper à l’attention des adultes et de chercher dans un banc de neige pour découvrir un trou, un tunnel où ils peuvent se faufiler et rejoindre l’univers souterrain des jeux où les entités trouvent refuge, surtout quand ils sont victimes d’une malédiction comme Skyd. 

Émie-Anne et Zoey s’enfoncent dans des cavernes humides, où ils progressent difficilement. Ils traversent des cours d’eau et s’éloignent de la réalité des oncles et des tantes qui fument sans arrêt et vident toutes les bouteilles. 

 

MONDES

 

Et nous voilà à la fois dans la réalité des adultes qui les surveillent malgré tout, les empêchent de devenir des héros qui vont sauver la planète. Émie-Anne est perspicace, audacieuse et trouve toujours le moyen d’échapper à l’attention des parents qui en ont plein les bras avec la Mamie, l’ancêtre qui règne sur le clan comme une reine mère qui exerce son pouvoir dans la cuisine et qui en profite pour faire la leçon à ses belles filles. 

Les deux téméraires enfilent les bottes des héros et se faufilent au milieu des personnages de leurs jeux. Ils affrontent leurs terreurs, leurs craintes et leurs frayeurs. Ils risquent tout pour découvrir des clés qui déverrouillent des portes qui grincent et qui leur permettront de se rapprocher de Skyd. Il faut arracher ce masque et peut-être devenir des modèles, des adultes, s’installer dans son corps et sa tête pour régler les angoisses qui les agitent, surtout du côté de Zoey, qui refoule une sexualité qui le tourmente et le trouble au plus haut point. 

Tout comme Émie-Anne, qui va parvenir à foncer dans sa vie, avec ses parents qu’elle aime parfois, sa mère qu’elle trouve trop présente et pointilleuse. Zoey, qui sent d’étranges tiraillements en lui, ne sachant sur quel pied danser devant les frères Gagnon, de vrais gars qui parlent fort et s’imposent à l’école et dans les jeux. Il y a surtout cette sexualité qui n’est peut-être pas comme elle devrait l’être. Il est certain de ne pas correspondre à ce que son père veut de lui et à ce que sa mère, pleine d’empathie, n’arrive pas à toucher dans ses efforts de dialogues. 

 

«Sexe», «sexe», il l’entend partout, ce mot, il a l’impression étrange que le mot le vise, qu’il parle de lui, le poursuit en faisant référence à quelque chose qu’il voudrait cacher. «Sexe», le mot grouille comme une larve carnivore qui pique directement son cœur. «Sexe», «sexe», Zoey est rongé de l’intérieur par cette syllabe serpentine, le couplet des anges revient avec soulagement. Comment la chanson peut-elle parler de créatures divines, de cieux et de joyeuses campagnes pour répéter furtivement «sexe-sexe-sexe» dans le refrain? Zoey sait très bien à quoi ce mot réfère (même si, devant les adultes, il nie tout). Il y a malgré tout un noyau dur, un cœur inconnaissable, un bouillonnement de honte sous «sexe». «Sexe» l’agresse, «sexe» est plus sec, plus violent qu’une morsure qui infecte la peau.» (p.199)

 

Kev Lambert nous plonge dans un univers trivial quand les adultes peuvent boire et s’amuser à des jeux parfois discutables, surtout avec une tante un peu particulière. Un monde réel, cruel, où l’on ne se ménage guère même si on est des frères et que la famille est peut-être ce qu’il y a de plus important. Cette fratrie tente de s’aimer maladroitement et affronte leurs problèmes d’adulte, tout comme les enfants qui se débattent dans un vécu où le merveilleux peut se déployer.

Véritable suspense quand Zoey et Émie-Anne plongent dans les profondeurs d’une caverne et se glissent au plus creux de leurs fantasmes et de leurs peurs. Ils franchissent des ponts, s’enfoncent dans des trous où ils ont du mal à respirer, trouvent la clef, l’objet magique qui va sauver Zkyd et la planète comme de bien entendu. 

Kev Lambert n’a rien perdu de son imaginaire et de son regard particulier sur la société. Il reste mordant, dur parfois, cruel même ou juste réaliste. L’écrivain nous emporte dans les tourbillons d’un univers qui se moque des frontières et de tous les tabous, le monde fabuleux des enfants que l’on tente de protéger maladivement de nos jours. Comme toujours dans les contes et les histoires d’ogres, ils doivent affronter leurs frayeurs, leurs craintes et les déchirements qui sont déjà présents en eux et qui vont en faire des adultes qu’ils n’aiment pas voir autour d’eux.

Heureusement, il reste les jeux et les livres pour s’évader et triompher de tous les interdits. Un roman fascinant, un peu étrange, où il ne faut pas avoir peur de perdre pied pour suivre les jeunes dans leurs fantasmes, comme le fait Josiane, qui a gardé ce pouvoir de s’émerveiller et de ne pas juger ces moments précieux où l’imaginaire règle les tourments du quotidien.

 

LAMBERT KEV : Les sentiers de neige, Éditions Héliotrope, Montréal, 416 pages.

 https://www.editionsheliotrope.com/livres/les-sentiers-de-neige/

vendredi 8 novembre 2024

COMMENT SAUVER NOTRE BELLE PLANÈTE

NOUS LE SAVONSla planète va mal. Nous n’avons qu’à lire les journaux ou encore à écouter les informations pour en prendre conscience. Ouragans, inondations, sécheresses, feux de forêt partout, vents fous qui ravagent la Floride et les états de l’Est américain, pluies diluviennes en Espagne et au Portugal et des orages jamais vus à Montréal. Le niveau des océans ne cesse de monter avec la fonte des glaciers et le pergélisol libère des gaz toxiques. Et que dire des démences des autocrates avec leurs desseins sur l’Ukraine, la bande de Gaza, le Liban et ailleurs? Des nations entières sont forcées de migrer, créant des perturbations dans les pays d’accueil que nous avons du mal à évaluer. Il serait 150 millions d’hommes, de femmes et d’enfants de par le monde à rechercher un refuge où vivre normalement. Et comment oublier les dérives et les bêtises d’un illuminé qui a réussi à redevenir président des États-Unis? La plus grande catastrophe peut-être des temps présents.

 

Alain Deneault, philosophe reconnu pour ses prises de paroles senties et ses idées arrêtées, récidive. Il sonne l’alarme devant les changements climatiques tout en gardant espoir dans ce récent ouvrage. Dans la première partie de Faire que, l’engagement politique à l’ère de l’inouï, il effectue un survol de notre planète, ébranle certains mythes et leurres, toujours en ayant l’impression de prêcher dans le désert, j’imagine. Les sourds et les aveugles des réseaux sociaux ne le liront jamais et ils s’abreuvent des propos des nouveaux prophètes, les «influenceurs» qui se font un devoir d’ignorer ces avertissements. Ces gourous colportent la colère et la rage en secouant des faussetés et des contre-vérités. Les bobards et les mensonges sont malheureusement plus faciles à répéter que les informations scientifiques et les données inquiétantes. Donald Trump est l’un de ces augures maudits qui s’impose par la tromperie, la diffamation et la vulgarité. Et que dire d’un réseau comme Fox News, aux États-Unis, qui se spécialise dans les nouvelles fallacieuses et qui laisse toute la place aux farfelus? Les Américains vivent les conséquences de cette désinformation qui les détourne de la réalité et des gestes responsables.

 

ANGOISSE

 

Les populations des pays occidentaux, particulièrement, ne savent où donner de la tête devant des phénomènes climatiques de plus en plus violents et destructeurs. Du jamais vu, et une fréquence qui ne cesse de s’accélérer. Tous, nous en sommes conscients, même si plusieurs s’acharnent toujours à le nier, que les travaux humains doivent être pointés du doigt. 

 

«Ce sont 80 pour cent des espèces terrestres qui sont menacées par l’activité industrielle. Un million d’entre elles sont concernées : des grands mammifères, des insectes, des pollinisateurs, des plantes, etc. Parmi elles, une forte proportion d’individus est déjà disparue — plus de la moitié des oiseaux champêtres d’Amérique, 40 pour cent des colonies d’abeilles en Europe… Et ça progresse. C’est littéralement incroyable, une telle extinction de masse. On n’a rien vu de tel depuis la disparition de dinosaures il y a 65 millions d’années.» (p.17)

 

Pourtant, une grande partie de la population ferme les yeux et se comporte comme si tout cela n’était pas réel. Je pense à l’attitude du gouvernement du Québec devant le caribou forestier. Laisser disparaître une espèce animale sans tenter de la protéger, c’est mettre l’humanité en danger. Qu’on se le dise et qu’on le répète!

Pendant ce temps, la Terre perd les pédales et plus un lieu n’est épargné. Tous à la merci de tornades, de pluies diluviennes et de feux qui rasent des territoires immenses. 

Nous le savons et nous avons le pouvoir d’agir en diminuant la production de CO2, en faisant face au problème des véhicules qui utilisent des moteurs à combustion et qui accélèrent ces mutations de concert avec les industries polluantes. Pourtant, malgré les propos et les promesses de nos dirigeants politiques et économiques, peu de gestes significatifs sont posés pour contrer ces phénomènes et apporter des solutions. 

 

BATTERIES

 

Le gouvernement Legault a fait beaucoup de bruit autour de la production de batteries au Québec avec le projet de Northvolt. Les milliards ont plu à gauche et à droite, mais après la griserie des conférences de presse et les palabres sur la prospérité et le virage vert, nous apprenons maintenant que tout cela était peut-être un dirigeable qui se dégonfle de plus en plus rapidement. Surtout quand le sorcier en chef, Pierre Fitzgibbon, qui nous a vendu cette idée unique et historique, vient de s’éclipser pour regagner ses terres. Le plus grand projet jamais entrepris au Québec, chantaient les choristes Fitzgibbon et François-Philippe Champagne dans une harmonie rarement vue entre Québec et Ottawa. 

Enfin, la planète pouvait respirer.

Pourtant, faut-il croire que changer la source d’énergie va régler la question de l’automobiletout en construisant de nouvelles unités électriques et en augmentant les véhicules dans les villes et sur les voies rapides? On va s’en sortir avec le solaire, affirment d’autres «développeurs», en créant des parcs d’éoliennes qui vont balafrer le paysage et modifier notre rapport à la nature.

 

«Les tours éoliennes sont largement constituées de néodyme, un minerai rare dont le processus d’extraction est très polluant; elles ont une durée de vie de quelques décennies seulement, sont composées d’alliages qui ne sont pas recyclables et doivent être éventuellement enfouies on ne sait où après leur vie utile.» (p.27)

 

De quoi calmer notre ardeur et faire réfléchir. Il en est de même avec les métaux qu’il faut pour les fameuses batteries. L’extraction du lithium, par exemple, demande beaucoup d’énergie sans compter les dégâts de ces sites d’exploitations. Je frémis juste à penser aux lieux où l’on va puiser ce métal précieux dans le nord du Québec, un élément nécessaire à la fabrication de ces «piles de l’avenir». 

 

SOLUTION

 

Dans un deuxième temps, Alain Deneault pose la question : que faire devant cette menace qui risque de mettre fin à l’aventure humaine? Comment contrer «cette fatalité» et surtout changer nos manières de faire et de penser la communauté et le vivre ensemble?

Son diagnostic est simple : les empires politiques n’arrivent plus à modifier les façons de faire, à utiliser les ressources sans tout piller et mettre la vie des espèces animales et humaines en danger. Quand le profit est la valeur dominante, l’écosystème est saccagé. Les grandes entreprises ont démontré leur manque de volonté à chercher des voies plus naturelles et écologiques. Les pays gigantesques que sont La Chine, les États-Unis ou encore le Canada sont incontrôlables et la machine administrative tourne à vide la plupart du temps. Il faut changer des manières de faire et agir dans de petits ensembles, répète l’essayiste. J’ai songé à Small is Beautiful d’Ernst Friedrich Schumacher, qui a fait beaucoup de bruit dans les années 1970. L’intellectuel affirmait déjà que les empires économiques et industriels ne pouvaient servir les gens et les nations. Il y parlait d’entreprises qui respectaient l’environnement et les populations. La solution était intéressante, claire et nette, il y a cinquante ans. Barbara Stiegler résume très bien la situation dans son essai Que faire? que cite Alain Deneault.

 

 «Pour faire quelque chose, il faut d’abord penser ce qu’on fait là où l’on est, là où l’on se trouve.» Elle insiste : «Là où on est. Là où de fait on vit. Là où on passe son temps. C’est là où il faut penser ce qu’on fait. Et au moment où on parle, c’est-à-dire maintenant.» Et derechef : «Très concrètement, qu’est-ce qu’on peut faire là où on est, ici et maintenant, dans un environnement aussi destructeur, aussi toxique?»  (p.145)

 

Nous devons oublier alors les agglomérats mondiaux, les fameuses multinationales, les GAFAM, revenir à une dimension que la géographie impose. Une vallée, une plaine, les abords d’une rivière ou encore un lac créent un espace où les habitants peuvent agir en toute conscience. Penser région, sans négliger les contacts avec les autres bien sûr, les éloignés comme les plus proches. Le concept de «bio-région» est repris par Alain Deneault, cet espace naturel où un groupe d’humains peut s’épanouir tout en maîtrisant les effets négatifs de leurs gestes sur le milieu. Ça semble une utopie quand on voit des potentats bombardés les pays voisins pour faire renaître des empires qui se sont écroulés en implosant. Quand allons-nous comprendre

J’ai du mal à demeurer optimiste.

Faire que! l’engagement politique à l’ère de l’inouï donne espoir pourtant en proposant des solutions simples et accessibles. Il suffirait de se prendre en main pour travailler dans de petits ensembles, être responsable de notre milieu et choisir toujours le mieux pour tous. Ce qui n’est pas le cas maintenant. Les décrets concernant la gestion de mon lac viennent d’Australie et les décideurs n’ont jamais visité le Lac-Saint-Jean, ne connaissent pas les métamorphoses que les gens subissent depuis des années avec l’érosion des berges et les rechargements des plages, une véritable catastrophe écologique. 

C’est là tout le problème. 

Redonner au milieu, aux régions, la capacité d’agir et de choisir pour et par elles-mêmes. Mais cela, aucun élu ne le veut pour le moment au Québec et la décentralisation demeure une fiction. Ce ne sont que des fables que les dirigeants secouent pour attirer les citoyens. Et il faut savoir, je crois, que le véritable pouvoir de décider n’appartient plus aux politiciens ni aux gouvernements dans le monde de maintenant. Ou si peu.

 

DENEAULT ALAIN : Faire que! L’engagement politique à l’ère de l’inouï, Lux Éditeur, Montréal, 216 pages.