MYLÈNE DURAND s’aventure dans le passé, dans La rencontre des eaux, un roman qui rappelle que nous sommes les héritiers d’hommes et de femmes qui ont laissé peu de traces dans l’histoire. Pourtant, ils sont là ces ancêtres dans nos corps et nos façons de voir et de penser. Pour la guider, l’écrivaine possède un livre précieux, une sorte de bible familiale où elle peut remonter les marches du temps jusqu’à ce lointain aventurier venu de France, alors que l’Amérique n’était encore qu’un rêve. Il s’y est établi, y a épousé une jeune Wendat (elle avait treize ans lors de leur mariage et lui vingt-six) qui vivait chez les Ursulines de Québec. Le couple a laissé une longue lignée en Amérique. Ce qui motivait ce Jean Durand à grimper à bord d’un navire pour affronter les mers et s’ancrer dans les terres de tous les futurs, elle l’ignore. Il importe, pour l’écrivaine, de retrouver son aïeule, cette femme du clan de l’Ours que l’histoire a oublié (comme toutes celles de son sexe) de s’en approcher dans une fiction pour lui redonner un corps et un visage.
Que dire de mon ancêtre, de celui qui a effectué un parcours semblable à Jean Durand pour s’installer sur les rives du Saint-Laurent ? À peine si je peux dire le nom de mes grands-parents, n’ayant jamais eu la curiosité de remonter le fil du temps pour connaître qui étaient ceux et celles qui ont fait ce que je suis. Selon les recherches de l’un de mes frères, nous aurions une lointaine arrière-arrière-grand-mère micmaque qui aurait croisé un certain Paré dans la baie des Chaleurs. Est-ce légende ou fiction, je n’en sais rien. Mylène Durand peut se référer à son album, qui témoigne des turbulences de sa famille et des pérégrinations de ses ancêtres en Amérique.
« Le livre rouge débute avec le récit du tout premier Durand venu en Amérique, un jeune Français, prénommé Jean, parti du port de La Rochelle pour venir vers ce qui s’appelait le Nouveau Monde et épouser, quelques années plus tard, une jeune Wendat vivant chez les Ursulines. Ainsi est née une grande lignée, vers la fin des années 1600. Une lignée au bout de laquelle je me trouve. » (p.15)
La romancière montre sa fascination pour ceux et celles qui, dans un temps lointain, ont fait qu’elle est là, qu'elle respire et pense dans le maintenant incertain qui est le nôtre. Elle effectue une course à rebours jusqu’à cet audacieux qui vint à la rencontre d’une jeune Wendat qui est partie de la baie Georgienne pour s’installer à Québec avec sa mère. Yarahkwa, fille d’Annenonta de la tribu de l’Ours et baptisée Catherine par le père Chaumonot.
L’effacement de l’histoire était amorcé.
Annenonta a perdu son mari lors d’une escarmouche avec leurs ennemis de toujours, ceux que les Français appelaient les Iroquois et qui sont connus par les Wendat comme des Haudenosaunees. Des rivaux qui forcent les survivants à fuir, à entreprendre un terrible périple pour rejoindre les Français près de Québec, pour y trouver la paix et une vie normale.
Ils quittent l’île de Gahoendoe située dans la baie géorgienne en Ontario. C’est de nos jours, Christian Island. Une grande île à proximité des communautés de Penetanguishene et de Midland. Avec ses voisines Hope Island et Beckwith Island, elle constitue maintenant une réserve ojibwée. C’était le refuge des Wendat depuis 1649.
VOYAGE
Malmenés par la guerre toujours présente et les mauvaises récoltes, les survivants entreprennent un voyage long et pénible. Les missionnaires jésuites leur ont promis la paix et la tranquillité à Québec. L’expédition aura lieu dans les pires conditions. Tous souffrent de la faim, sont affaiblis, blessés et à bout de forces.
Annenonta est vaillante et effectuera le périple de 1200 kilomètres en canot. Ils affrontent les caprices des rivières, la pluie et le vent, la maladie, les terribles épreuves des portages, les moustiques et surtout cette faim qui ne les quitte jamais. Ils mangent ce qu’ils trouvent sur les rives et doivent souvent se contenter de racines et de petits fruits.
« Ils ont prévu que chaque journée se déroule ainsi : se lever à l’aube, avaler quelque chose si possible, puis avancer toute la journée, ne s’arrêter qu’au soir pour manger et dormir un peu avant de recommencer. Mais déjà, après quelques jours, ce n’est pas ce qui se passe. Il faut faire halte plus souvent que prévu pour les blessés, les malades, les enfants et les plus vieux. » (p.48)
Et nous voilà dans le canot d’Annenonta de l’aube à la nuit, sous un soleil écrasant ou encore une pluie qui détrempe tout. Il faut avancer, toujours, avec la crainte de tomber sur l’ennemi, les féroces Haudenosaunees, qui sont partout et attendent leur heure pour bondir et faire un carnage. Tout ça malgré les prières des missionnaires qui n’en mènent pas large.
Le périple de la faim.
Je n’ai pu m’empêcher de songer à la terrible histoire des Cherokees forcés de migrer dans les pays de l’Ouest, en Oklahoma, sur La piste des larmes. En 1838, les Cherokees parcourent 1750 kilomètres avant d’atteindre le Mississippi et les réserves qu’on leur a accordées, escortés par l’armée américaine. Ils mangent ce qu’ils trouvent en route, n’ayant ni provision ni chevaux pour voyager. Environ quatre mille d’entre eux au moins, huit mille au pire, sont morts de froid, de faim et d’épuisement pendant la déportation. Les Séminoles, les Creeks, les Choctaws et les Chicachas furent chassés de leurs terres de la Caroline du Nord pour les redistribuer aux colons blancs.
Les Wendats navigueront, marcheront, jeûneront, tomberont malades, arriveront à destination malgré toutes les difficultés. Heureusement, un repos à Ville-Marie leur permettra de refaire leurs forces et leur accordera un répit.
Annenonta s’occupe de sa fille, vit son deuil. Son mari a été tué par les Haudenosaunees, garde le moral, cherche de la nourriture, encourage ses proches et se débattra avec les fièvres et la faim. Par chance ou par miracle, ils réussissent à capturer quelques poissons ou encore un lièvre…
L’ÉCRIVAINE
Il ne faut pas oublier la romancière dans tout ça, celle qui regarde par-dessus son épaule et qui visite les lieux où les ancêtres d’Yarahkwa ont vécu. Elle tente de retrouver des villages où ils ont passé des jours heureux, les affres de la guerre qui faisait partie de leur quotidien. Elle imagine la navigation, les endroits où ils ont campé, les portages et les vallées qui étaient à eux.
« Selon le site Internet du Gouvernement du Canada, il y a plus de 50 nations autochtones au Canada qui parlent plus de 50 langues. Comment se fait-il que nous ne les connaissions pas mieux ? Que nous n’ayons pas appris d’eux qui connaissent le territoire ? Comment se fait-il que nous n’en soyons pas plus fiers ? » (p.143)
Il y a un récit invisible en Amérique, celui qui se manifeste à nous par le nom d’une rivière ou d’un lac, d’une montagne peut-être ou d’une ville. Les arrivants ont tout effacé, rebaptisant et biffant une aventure millénaire. L’histoire, c’est surtout des lieux, des plaines, des cours d’eau, des baies et des espaces connus et apprivoisés par un vocabulaire et une langue.
DÉPOSSESSION
Mylène Durand démontre magnifiquement cette dépossession en décrivant les missionnaires qui passent leur temps à tenter de convertir les Wendats, de véritables obsédés qui n’entendent que les échos de leurs prières en latin qui ne servent pas à grand-chose quand ils doivent affronter un rapide ou encore franchir une chute en portageant. Mylène Durand se recueille sur ces lieux sacrés, médite, évoque cette ancêtre, imagine son parcours. Elle sait qu'elle est là, maintenant, avec ses phrases et ses mots, grâce à elle.
« Je sais que c’est ainsi que sont construites les familles, par les unions, les séparations, les fils brisés et reconstitués. À l’image des arbres qui poussent, cherchent la lumière, accueillent les animaux et les insectes, et dont les branches parfois se brisent, dont les feuilles tombent au sol pour nourrir ce dernier et permettre, à nouveau, la vie. » (p.266)
L’écrivaine sait qu’elle plonge dans le temps, s’approche d’une langue qui s’est perdue dans les remous de la rivière des Français et les tourbillons du fleuve. Un retour dans un passé qu’elle secoue pour le garder présent dans son esprit, pour mettre ses pas dans ceux de cette femme courageuse et attachante. Elle arrive parfaitement, dans La rencontre des eaux, à lui donner un visage par l’écriture, la fiction et le recueillement.
DURAND MYLÈNE : La rencontre des eaux, Éditions de La Pleine Lune, Montréal, 279 pages.
https://www.pleinelune.qc.ca/titre/707/la-rencontre-des-eaux
Aucun commentaire:
Publier un commentaire