CATHERINE LEROUX ne pouvait choisir un meilleur moment pour publier son roman Peuple de verre. L’actualité et le monde politique parlent régulièrement de la crise du logement, de la flambée des prix, de la spéculation, de la rareté des appartements abordables. Kevin Lambert a connu un succès remarquable avec Que ma joie demeure où il effleure la question des grands projets architecturaux qui défigurent un milieu de vie et en chassent les résidents. Dans cette nouvelle fiction de Catherine Leroux, beaucoup de citoyens n’arrivent plus à se loger et se retrouvent à la rue, dressant des campements dans les parcs pour survivre. Du concret à Montréal et un peu partout dans le monde. En plus, dernièrement, le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, s’en est mêlé en inventant un programme d’aide qui devrait permettre aux jeunes de se trouver un endroit où loger à un prix raisonnable. Une juridiction provinciale comme vous le savez et une belle foire d’empoigne a suivi. Marie-Hélène Voyer a dénoncé cette situation dans son essai L’habitude des ruines. Une prise de parole fort entendue et nécessaire.
Personne ne peut se plaindre de voir les écrivains plonger dans des problèmes actuels. La littérature est là pour nous secouer, nous faire réfléchir à des questionnements sociaux et peut-être aussi esquisser des pistes de solution. C’est fort heureux parce que les écrivains québécois ont souvent été frileux sur ces questions, préférant demeurer en retrait comme si ces sujets n’étaient pas dignes de leur prose.
Sidonie est journaliste et s’intéresse à ce fléau qui frappe Montréal. Des résidents sont chassés de leurs appartements pour faire place à des édifices huppés que seuls les nantis peuvent se payer. La ville mute, se sclérose avec des îlots où une richesse triomphante s’implante à côté de bidonvilles. Des gens doivent vivre sous la tente et bivouaquer dans des conditions que l’on croyait impossibles, il n’y a pas si longtemps. Que dire des fameux camps de réfugiés, un peu partout dans le monde, qui devaient être provisoires, mais qui perdurent ? Des femmes et des hommes y naissent, y passent toute leur existence sans espoir de s’en sortir ou de connaître autre chose. Des situations troublantes et inacceptables qui sont devenues quasi la « normalité ». Lawrence Hill a bien décrit ce phénomène dans Les Sans-papiers.
SPÉCULATION
Les propriétaires des logements locatifs expulsent les résidents qui sont là souvent depuis des décennies et transforment les édifices, créent des appartements luxueux inaccessibles à la population. Des travailleurs qui réussissaient à se débrouiller il n’y a pas si longtemps se retrouvent à la rue et ne peuvent plus imaginer avoir un lieu où vivre normalement.
Sidonie multiplie les entrevues, les reportages, les témoignages et secoue la cage comme on dit. Elle devient une vedette des médias, celle qui parle, que l’on écoute, que l’on invite pour décrire des situations terribles et inhumaines. Bien plus, des rumeurs circulent dans la ville. Des proches disparaissent mystérieusement dans des rafles, emportés par des escouades qui rôdent tard dans la nuit. Plusieurs s’évaporent sans laisser de traces.
« J’avais déjà publié trois textes sur le sujet, et la nette impression d’avoir fait le tour. Elle a insisté : il y avait de plus en plus de monde. Des enfants, des aînés, des gens qui vivaient dans des conditions terribles, directement devant les restaurants quatre étoiles et les condos de luxe. “Et les boutiques de vêtements pour chiens, et les falafels de troisième génération et les comptoirs à crème glacée aux fines herbes bio… J’ai fait le tour, je t’ai dit.” Je n’avais aucune leçon de responsabilité journalistique à recevoir de quelqu’un qui préparait un dossier sur une téléréalité mettant en compétition des manucures amateurs. » (p.34)
Ça donne une idée du monde dans lequel Catherine Leroux nous plonge. Une fiction, oui, mais une réalité qu’elle pousse un tout petit peu et parfaitement ancrée dans la réalité.
En bonne journaliste, Sidonie décide de tenter d’élucider la rumeur des disparitions. Surtout quand elle apprend qu’un chanteur populaire demeure introuvable.
Je m’attarde à la trame de fond du roman de madame Leroux, mais ce n’est pas si évident à la lecture. Sidonie, en temps réel, se retrouve (on peut dire prisonnière) dans un centre d’hébergement et elle raconte les événements qui ont précédé son arrivée dans cette prison dans un carnet à l’incitation d’une intervenante. Elle est gardée à vue dans ce lieu avec d’autres personnes et, peu à peu, on suit sa chute, pourquoi elle vit dans cette colonie pénitentiaire. La rumeur était donc vraie.
PORTRAIT
Catherine Leroux décrit fort bien la problématique qui ronge la société, les écarts de plus en plus grands entre le monde des riches et cette classe moyenne qui est réduite à la pauvreté par la spéculation et l’appât du gain. Bien plus, on exclut ces individus dérangeants et trop nombreux en les enfermant dans des centres de rééducation comme on dit. Ça évoque ces lieux où l’on expédiait des gens pour leur apprendre à penser correctement et à respecter la doctrine du temps de Mao en Chine ou en Russie avec un certain Staline.
Les riches s’approprient tous les logements et les transforment, expulsant les pauvres qui ne savent plus où aller. On a fait cela pour de grands événements comme Expo 67 à Montréal et la chose se vit à Paris pour la présentation des Jeux olympiques de cet été. On vide des quartiers pour faire de la place aux visiteurs et aux touristes du monde entier. Une crise sociale sans précédent et il semble que les élus et les responsables ne sont guère pressés de corriger la situation, laissant le champ libre au capital et la spéculation. C’est comme si nos gouvernements finançaient la pauvreté et l’itinérance. Curieusement, cet état de fait a des conséquences imprévues. Le règne de l’individualisme, du « je », dans l’indigence, crée une solidarité où le « nous » retrouve toute sa force et sa pertinence.
FAUTE
Sidonie finit par avouer sa faute. Ambitieuse, elle voulait atteindre des sommets dans le monde journalistique, être une référence, celle qui pouvait se présenter devant tous les micros des télévisions et des radios pour décrire la situation. Elle a truqué des reportages, des photographies, inventant des scénarios en faisant passer de la fiction pour la réalité. Même si ce qu’elle illustrait était vrai dans les campements, c’est le contraire de toute éthique de la profession qui doit s’en tenir aux faits et non pas en imaginer.
« J’ai regardé à nouveau les photos transformées par cette information, cherchant dans leur état présent l’image originelle, impossible à saisir. Ainsi opère le mensonge — son démenti ne nous rend pas la vérité, par une simple soustraction d’information erronée. Même éventé, le mensonge laisse la réalité déformée à jamais. » (p.145)
Nous avons connu des cas similaires dans certains médias. Des journalistes ont franchi la frontière et inventé des nouvelles pour être à l’avant-plan. Et Donald le magnifique est le champion de cette fausse objectivité, de ces mensonges qu’il a l’art de faire passer pour sa vérité. Un jeu extrêmement dangereux qui fragilise la société.
En fait, j’ai perdu pied souvent dans le roman de Catherine Leroux. Tout est concret et fiction, tout est réel et arrangé. Comme si le fait de raconter ou de tenter de cerner un événement transformait naturellement cette réalité. C’est vrai que même le reportage le plus percutant est toujours un peu trafiqué pour retenir l’attention du lecteur ou de celui qui regarde le tout à la télévision. « On ne veut pas le savoir, on veut le voir », disait Yvon Deschamps.
Tout est véridique et faux dans Peuple de verre. La vie est une fiction et la tentation est grande d’inventer des fables pour se faire remarquer et devenir une figure incontournable.
« Jamais je n’avais écrit les choses exactement telles qu’elles m’avaient été racontées — je ne connaissais personne qui le faisait. Parce que les gens, en général, ne racontent pas leur histoire dans un ordre qui permet de la comprendre. Rapporter leurs récits, ça voulait dire reprendre du début, reconstituer la séquence des événements, rendre sa logique à leur vécu. Décrire leurs larmes, mais les replacer ailleurs, là où ça avait du sens, parce que les gens ne pleurent pas toujours aux bons endroits ; il faut poser ça où le lecteur peut s’y retrouver, pleurer avec eux. » (p.156)
Quel portrait terrible que celui de Catherine Leroux ! Un monde sans pitié, où le chacun pour soi triomphe et s’impose dans des formules creuses et des images que les médias répètent jusqu’à donner le tournis. Une façon de faire qui arrive à détruire la cohésion sociale qui permet à chacun de vivre le mieux possible tout en s’appuyant sur une certaine vérité. Que faire quand tout devient une fiction et que l’on doute de tout ce que l’on peut entendre ? Que dire devant le jeu de la démocratie et les débats parlementaires orchestrés par des spécialistes comme le démontre Catherine Dorion dans Les têtes brûlées ? L’avidité des riches et des nantis, qui en veulent toujours plus, remontent à la nuit des temps. Nous avons l’exemple des GAFA qui accumulent des profits scandaleux en ne respectant aucune législation et en échappant à toutes les mesures fiscales.
Oui, de plus en plus de gens ne peuvent plus revendiquer le droit d’avoir « sa chambre à soi » dans ce monde où le capital fait la loi et détruit tout ce qui faisait la civilisation et les pays libres. Un portrait assez saisissant et terrible de notre présent. Pourtant il y a de l’espoir et les humains sont toujours étonnants et pleins de ressources. Sidonie en est un bel exemple.
LEROUX CATHERINE : Peuple de verre, Éditions Alto, Québec, 288 pages.