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dimanche 15 août 2004

Jean Royer se donne un corps par l’écrit

Jean Royer continue à dessiner les territoires de son corps. Après «La Main cachée» et «La Main ouverte», voici qu’il présente «La Main nue», celle qu’il utilise pour caresser les mots et faire en sorte qu’ils s’installent dans le monde et peut-être aussi en lui. L’écrivain remonte à l’enfance, à son état de fœtus pour tenter d’imaginer cette passion des mots, ce désir qu’il a toujours eu en lui d’exprimer le soi dans le monde et le monde en soi.
«Je n’avais pas encore de mots et j’ignorais d’où venait la neige. La voix de ma mère m’était une musique. Étais-je né déjà ? Ou nageais-je dans ma mémoire, sans savoir si j’étais garçon ou fille ? Je n’avais pas de voix, pas de langage à moi. J’étais une oreille et ma mère chantait.» (p.13)
D’emblée, Royer s’installe entre un père silencieux et une mère qui porte le langage. Duo plutôt familier dans nos foyers littéraires. Jean Royer est «né incomplet» si l’on veut, avec une main droite qui n’a pas poussé. Elle est demeurée dans l’utérus maternel. Et ce paternel porté sur la religion comme on peut l’être sur la boisson, s’est senti puni par Dieu dans son fils. De quoi traumatiser le plus coriace des mâles.
«Un jour, pourtant, ce père a consenti à se tourner vers moi sans pleurer. Il m’a jeté un regard inquiet, puis il m’a lancé un mot en point d’interrogation: était-ce le mot «amour»?  (p.15)

Le manque

Royer tente de combler ce manque dans son corps par l’écriture, le langage hérité de sa mère et l’amour. Parce que par l’écriture et le poème, Jean Royer a la certitude de se donner un corps au complet.
«L’intimité du langage m’enseigne le mouvement vers soi, le mouvement vers l’autre. Je renais parmi les fragrances du parfum de rose. J’habite le jardin du faire et du dire.» (p.38)

Jean Royer esquisse sa trajectoire singulière. L’île d’Orléans où il a fondé un théâtre avec Félix Leclerc. Il en a parlé abondamment dans les livres cités plus haut. Après, il a été journaliste, critique littéraire et responsable des pages culturelles au journal Le Devoir. Il s’attarde sur l’entrevue littéraire, sa «critique d’accompagnement» comme il dit. Après, il y aura Gaston Miron et Jean-Guy Pilon, ses autres pères.
«Je deviendrai écrivain : écrivant de la main gauche l’absence de la main droite. Manque de gestes pour m’exprimer et compensation dans le geste d’écrire. Le poème retracera les chemins inconnus, les sensations manquées. Le poème dénouera les nœuds de ce cordon qui étranglait une partie de moi-même.» (p 46-47)

Agacement

Je voudrais bien compatir avec Jean Royer mais quelque chose m’a agacé tout au long de cette lecture. J’aurais voulu aimer ce livre mais la recherche systématique de l’expression qui fait «salon littéraire» m’a rebuté. J’ai eu l’étrange sentiment qu’il écrit en se regardant écrire. Toujours. La prose de Jean Royer a un côté suranné qui gâche le plaisir. Ce qui aurait pu être un récit touchant, senti et vivant devient une suite «d’effets de style» un peu ridicule.  Malgré la gravité du propos, la détresse que l’on sent derrière les mots, je ne suis jamais parvenu à éprouver de l’empathie pour Jean Royer. À trop se regarder écrire, à trop vouloir s’inventer une mythologie personnelle, l’écrivain finit par étouffer son propos.

«La main nue» de Jean Royer est paru aux Éditions Québec Amérique.

Francine Déry voyage dans sa tête

Francine Déry est une sorte de voyageuse. Il lui faut partir, s’éloigner pour échapper au quotidien et à ses peurs. «Partir, c’est quitter un mal pour un moindre mal», écrit-elle.
En quatre récits, «sans explication», elle m’a poussé dans un monde où tout s’ancre dans les phrases et les images. L’inventé et le réel se confondent et, pour suivre la course, j’ai dû lâcher prise.
«Souvent, tu te rappelles, tu as tenté de disparaître. Tu n’as réussi qu’à t’enfuir et à reparaître. La corde de la vie est aussi résistante que celle du pendu.» (p.12)
Les voyages, une certaine Europe, des pays qui défilent servent de décors. L’écrivaine raffole des trains, des gares, des départs et des arrivées. Les lieux où tout est possible. Dans une ville inconnue, tous les espoirs peuvent se rêver. Il y a une rivière ou un pont. Une grande place aussi et un homme qui l’attend. Les rues où elle circule s’effacent. Francine Déry entre dans un musée, fige devant un tableau qui se met à vibrer. À force de regarder une toile, ce n’est peut-être plus l’œuvre que l’on fixe mais soi.
«Il se détache comme élément central d’un tableau en train de se faire. Il passe et repasse, la main droite tendue, ouverte à la pièce qui ne tombera pas. Droit comme une lame bien affûtée, il tranche la foule. Son visage est blanc et soutient un regard fixe. Une certaine innocence accentue les traits jusqu’à la douceur angélique. La chevelure noire, emmêlée comme les branches d’un olivier, court jusqu’à la naissance des épaules.» (p.57)

Suggestions

Déry aime le trait qui effleure et suggère. Elle s’abandonne malheureusement trop souvent à l’ivresse des mots, usant des allitérations ou des jeux sonores. Elle se grise, s’étourdit et les mots battent frénétiquement des ailes.
«La nuit, l’homme brisé dressait la nuque et visait haut. Il remontait la cathédrale du primate jusqu’aux limites jamais atteintes du fil interminable. De l’assemblage éblouissant des mots sublimés dans le feu de ses vertiges, il fit entendre la vibration immortelle de sa mortelle vision. Il tenait le fil tendu entre le primate et l’étoile. Il fut. Sans espoir, avec conviction.» (p.48)
On ne voyage somme toute que dans la tête de Francine Déry, que dans ses fantasmes, que dans ses phrases qui s’ouvrent et se referment comme des coffrets. Je me suis un peu égaré, faut le dire.
«Les gouttes de pluie commencent à tomber sur et dans ma tête. Je ne veux plus de cette agression, je chasse les mots, ces mouches, les mots et les mouches des mots squattant dans ma cervelle.» (p.27)
«Sans explication» n’a pas réussi à m’accrocher. Il manque une cohésion, un liant qui en aurait fait un tout. Et puis les images forcées, les enflures verbales finissent par m’agacer même si je suis le plus patient des lecteurs. L’ivresse de l’écriture peut aussi faire en sorte que l’on oublie son sujet pour pédaler à vide. 

«Sans explication» de Francine Déry est paru aux Éditions La Pleine Lune.

samedi 14 août 2004

Robert Lalonde se confie à son lecteur

Robert Lalonde réussit, à chacun de ses livres, à se renouveler et à surprendre en brouillant les pistes. Romans, essais, chroniques, réflexions, clins d’œil à ses écrivains fétiches, il tâte de tout. Il empoigne les genres avec une originalité déconcertante et une soif qui me laisse pantois à chaque fois.
Avec «Iotékha’», Robert Lalonde nous convie à un festin. Dès les premières lignes, j’ai dû accepter de le suivre dans ses errances et ses grands bouleversements.
Depuis des années, Robert Lalonde traîne des carnets. Il écrit comme il savoure un café, comme il fume une cigarette, comme il parle. Il écrit en asthmatique qui ne saurait se séparer de sa pompe. C’est sa manière de rester vivant dans la fragilité du matin ou le frémissement du couchant. Des milliers de pages qui jettent des ponts entre les jours, cochent le temps comme la trace d’un canif sur l’écorce d’un bouleau blanc. Un genre de Petit Poucet qui jalonne ses courses pour éviter de s’y perdre.
«Quand je n’invente pas, n’écris pas, mon remuement de tous les jours me pèse. J’erre, me cogne partout, oublie ma clé dans la serrure, fait sortir le chien sans qu’il m’ait demandé la porte, allume deux cigarettes à la fois, qui fument toutes seules dans le cendrier et me rient au nez.» (p.13)
Robert Lalonde ouvre ses carnets intimes, convie son père, ses lectures, les écrivains qu’il aime, réfléchit sur son métier de comédien, secoue sa solitude, suit ses chiens et ses chats, une femelle garrot qui n’arrivera pas à bondir de l’autre côté de l’hiver. Des rencontres singulières aussi que la vie invente ici et là lors des nombreux déplacements de ce diable de chercheur. Des textes comme une prière.
«Pas de paix possible sans l’écriture. Ce matin, le réel est inadéquat, indifférent, hostile. Il est de la même étoffe que ces songes impénétrables qui m’ont tiré ici, poussé là, toute la nuit, exigeant de moi que je me comporte en héros, demi-dieu, demi-fou, pour qui l’ennemi, le sang, les conquêtes ne suffisent plus, et qui doit à présent descendre aux enfers affronter des monstres qui le dévisagent avec sa propre face grimaçante.» (p.57)

Tempête

Les mots vont, viennent et s’éloignent, tournent comme des feuilles poussées par la rafale, comme une musique qui frappe au corps et fait chanceler. Robert Lalonde, avec ses grandes échappées farcies de brume et de couchers de soleil, vous ligote du premier mot à la dernière ligne. Je me sens aussi plus vivant à suivre ce détrousseur de questions qui piaffe entre deux projets d’écriture, une aventure théâtrale ou une rencontre un peu étonnante. Les blessures de l’enfance refont surface, les moments où le petit garçon imaginait qu’il pouvait échapper à la lourdeur des jours et nager dans les étoiles, les paroles du père qui ont laissé des cicatrices.
Un livre d’une finesse remarquable, un ouvrage d’une qualité exceptionnelle. L’écrivain se livre comme rarement un écrivain le fait. Comment ligoter la vie et parvenir à savoir pourquoi il n’y a que des questions.
Robert Lalonde se fait encore une fois magicien.
«Lire, écrire, c’est là toute l’omniprésence, toute l’omnipotence  dont je suis capable. Le cœur battant, les yeux ouverts, les oreilles dépliées, le nez bien débouché: voir et surtout faire voir, c’est cela l’ouvrage de l’écrivailleur.»  (p.135 )

«Iotékha’» de Robert Lalond est publié par les Éditions du Boréal.

jeudi 12 août 2004

Aline Apostolska raconte franchement sa vie


«L’homme de ma vie» d’Aline Apostolska, est un récit audacieux. La journaliste et écrivaine a senti le besoin de revenir sur sa vie en regardant son père droit dans les yeux. Les autres hommes aussi, ceux qu’elle a aimés et accompagnés un certain temps. Elle a revu la petite fille qu’elle était, la femme rebelle et aventureuse qui jamais n’a su dire non, cédant à ses coups de cœur comme à ses coups de tête. Il faut du courage pour empoigner tous les bouts de sa vie et les examiner sans complaisance. Il y a toujours un pourquoi aux gestes et aux événements qui nous ont bousculés et profondémment marqués. Il y a aussi une direction même quand nous croyons que tout s’est arrêté et que plus rien ne peut arriver.
Aline Apostolska ne se défile pas. Tout est dit avec une belle intelligence et un bonheur d’écriture. Elle possède l’art de nous pousser dans les grandes tempêtes de sa vie tout en gardant une certaine distance. Elle y parvient par la distanciation, une phrase glanée dans un livre, un poème qui vient colorer l’événement qui nous est présenté. En s’accrochant à des textes, des écrivains, des livres qui sont là comme des bouées, elle apporte un autre éclairage. Cette écriture donne une justesse particulière et un poids à ce récit qui aurait pu basculer dans une suite d’aventures épidermiques plus ou moins épicées. Aline Apostolska évite le piège et garde un niveau réflexif élevé malgré les confidences les plus intimes, les descriptions les plus charnelles.
«J’écris pour ne plus être seule. Et quand je finis un livre, la seule chose que j’espère est que la personne qui va le lire se sente un peu moins seule. Qu’elle se sente importante, démasquée, rejointe, au plus secret d’elle même. Sinon, c’est que j’aurais dupé le lecteur en me dupant moi-même. C’est que je n’aurais pas écrit avec ma chair. Si le papier n’est pas la peau du cœur, la somme des mots gravés là ne fait pas un livre, ou bien ce livre n’est qu’un vulgaire objet.» (p.95 )

Un miroir

Et la voilà qui nous bouscule dans ce que nous avons cru bon de faire de notre vie. Elle dérange, respire et rejette toutes les contraintes. La grande aventure, c’est la vie, l’amour, le désir même au risque de s’y briser. Il ne faut jamais dire non sans avoir expérimenté, sans avoir plongé et connu.
«Rencontrer quelqu’un c’est retrouver la part la plus invisible, la plus inconsciente  de soi-même, à travers l’autre,» (p.171)
De sa naissance à son arrivée à Montréal, d’une aventure amoureuse à une autre, Aline Apostolska se tient sur la corde raide, fidèle à cet instinct qui l’a toujours protégée. Skopje, Montpellier, Madrid, Sydney et Alger. Il y aura aussi Paris, Orléans, Bruxelles et Montréal. Il y a les lieux et des hommes.

L’instinct

Aline Apostolska sent avec son corps, suit ses pulsions et trouve une pensée dans le désir. La rebelle, l’aventurière est une migrante. Elle aurait pu être danseuse, elle écrit. Elle a travaillé dans les médias et est devenue journaliste et éditrice. Elle se croyait arrivée, installée et elle a tout abandonné. La vie est mouvement, la vie est devant.
Bien sûr, elle insiste beaucoup sur la figure du père, l’homme qui a marqué la princesse qu’elle croyait être. Une figure, un modèle, un homme qui l’a poussée hors du nid sans jamais la juger. C’est le plus tendre du récit!
Malgré cette franchise, Aline Apostolska demeure mystérieuse et fascinante. Elle nous retient du début à la fin, nous livre des pages magnifiques sur ses fils qui lui apprennent tout à chaque jour. Elle touche ce qu’il y a de plus important, de plus vrai: l’amour et la vie.
«Qui suis-je finalement, si je ne suis plus la fille, sœur, amante, mère, épouse? Qui est la femme que je suis devenue? Qui est ce moi que je jette en pâture, comme on jette les choses au feu? Moi existe-t-il? Au fond, vous et moi n’avons guère plus d’importance que la feuille qui s’envolera avec le vent d’automne.» ( p.205)
Aline Apostolska est une Shéhérazade qui sait nous en dire juste assez pour nous retenir, qui dévoile presque tout de sa vie tout en préservant des mystères. Des récits captivants, sensuels et vrais.

«L’homme de ma vie» d’Aline Apostolska est paru chez Québec Amérique.

jeudi 17 juin 2004

Jean-Paul Desbiens, un homme du passé

Régulièrement, depuis des années, Jean-Paul Desbiens, publie des tranches de son journal en changeant souvent d’éditeurs. Il se retrouve aux Éditions Septentrion pour la publication des années 2002 et 2003.
Je n’ai pas tout lu le journal de Jean-Paul Desbiens mais j’y reviens à l’occasion. Et à chaque fois, je répète que c’est la dernière incursion. Oui, j’aime les journaux d’écrivains. J’adore ce genre peu pratiqué au Québec. Une écriture qui exige de la générosité et une franchise exemplaire. Comme si le lecteur se faufilait dans l’intimité de l’auteur. Jean-Paul Desbiens a au moins le mérite de continuer envers et contre tous.
«En fait, je ne tiens pas un journal intime. Certes, je fais parfois mention de mes états d’âme, mais j’enregistre plutôt mes réflexions sur l’actualité, mes lectures, mes rencontres, la vie religieuse et la vie spirituelle». (p.65 )
C’est ce qui rend la lecture de ce journal exigeante. Évangile du jour, réflexion sur un saint dont c’est l’anniversaire, considérations sur la liturgie et les petites occupations quotidiennes.
Il effectue sa promenade d’une heure, à chaque matin, le long du fleuve. Rarement, il va s’attarder ou s’extasier devant le panorama.
«Le temps est couvert, mais le ciel est plein d’oiseaux: goélands, étourneaux, corneilles, pluviers kildeers, merles, tourterelles tristes. J’entends, mais sans le voir, un pic-bois. Les goélands volent très haut. Ils ont leur raison. Je vois aussi un raton laveur, mais je ne réussis pas à m’en approcher». (p.218)
Jean-Paul Desbiens n’est pas un contemplatif et encore moins un poète. Des faits, rien de plus.
Il y a aussi Jean O’Neil avec qui il correspond, les rencontres avec Didier Fessou, des amis, les voyages dans sa famille au Lac-Saint-Jean mais il ne s’attarde guère. Pas d’atermoiements! Il y a bien des tentatives d’humour mais cela ne lève pas. Jean-Paul Desbiens est tristement sérieux, farouchement austère.
Ses lectures? Très rarement québécoises. Il grogne sur les nouvelles du jour et rabâche une pensée désespérante.
«Au Québec, on s’attache! On finira bien par être attachés! Oh! qu’advienne la sécession du Québec! On va-t-y se retrouver, se découvrir, en plein fascisme. À l’âge que j’ai, je me sens tout à fait capable de toffer la run.» (p.204)
Le bon frère Untel perd les pédales quand il est question de la souveraineté, des pacifistes, des péquistes, des syndicats et du féminisme. Il sort les gros mots pour ne pas dire les insultes. Comment cet homme à la pensée si étroite et archaïque a-t-il pu travailler pendant des années au ministère de l’Éducation du Québec, être éditorialiste au journal La Presse, frayer avec ceux qui ont fait le Québec moderne et contemporain? Il y a un malentendu que Jean-Paul Desbiens n’élucide jamais dans son écriture quotidienne.
«Mais le pire du pire, ce fut d’entendre une femme enceinte se plaindre d’avoir été bousculée et d’avoir respiré un peu de gaz lacrymogène. Seigneur! Quand on est enceinte, on commence par rester à la maison.» (p.35)
Il est question ici des hommes et des femmes qui ont manifesté lors du Sommet de Québec.

Sympathique


Jean-Paul Desbiens devient attachant pourtant quand il se moque un peu des manies de ses supérieurs, du renouveau liturgique ou qu’il voit mourir ses frères en religion les uns après les autres. Une communauté à bout d’âge. Il réussit à nous émouvoir alors mais quand il revient à l’actualité, tout se gâche.
«On retourne au chanoine Lionel Groulx, sur lequel Gérard Bouchard, le frère de Lucien, vient de publier un livre. Le jupon dépasse, on s’en doute. Gérard Bouchard n’est pas historien. C’est un péquiste. Mais il écrit sous le parapluie universitaire d’historien.» (p.205)
On pourrait multiplier les excès du genre. Il pourfend tout ceux qui contestent l’ordre établi. Il est pour l’armée, la politique américaine d’intervention. La loi et rien d’autre!
Le frère mariste est un homme d’un autre siècle. Il baigne dans une pensée qui en était à ses derniers soubresauts quand j’étais petit garçon et que je tremblais pendant les sermons du curé de mon village. Il n’a pas su accompagner le Québec dans sa marche vers la modernité. Il s’est réfugié dans des dogmes et une religion qui tombent en lambeaux. Un peu triste de l’entendre grogner au jour le jour. Jean-Paul Desbiens, bourru, souvent hargneux, s’accroche à une époque d’avant la Révolution tranquille.

«Comme un veilleur», journal 2002-2003 de Jean-Paul Desbiens est paru aux Éditions du Septentrion.

mardi 15 juin 2004

Alain Gagnon joue de tous les instruments

«Je ne suis pas écrivain, vous savez. Chez nous, c'est surtout la musique qu'on privilégiait. J'écrirai donc dans plusieurs langues de la terre et de toutes les façons, jusqu'à ce que je comprenne un peu ma vie.» (p.155)
Voilà qui pourrait très bien décrire l'entreprise d'écriture d'Alain Gagnon. Cet écrivain, natif de Saint-Félicien, à défaut d'écrire en plusieurs langues de la terre, explore différents mondes et plusieurs univers. Il nous a brossé des tableaux de la région, entraîné au sud des États-Unis, une incursion dans le monde de William Faulkner, pour nous pousser en Europe cette fois.
 Ce diable d'écrivain, qui écrit comme il respire, a toujours su se faire explorateur au fil de ses publications qui prennent toutes les directions. Alain Gagnon a exploré la poésie, la nouvelle, fait de la traduction et surtout du roman. Il a toujours aimé flirter avec le fantastique.
Qu'il suffise de mentionner «Le gardien des glaces» ou «La langue des abeilles» où il faisait carrément le saut dans un autre monde. Il devait, après un long cheminement, livrer des oeuvres particulières et remarquables. Il faut lire et relire «Sud», «Thomas K» ou «Le ruban de la louve». Sûrement «Le gardien des glaces», l'un de mes préférés.

Monde ou mondes

Alain Gagnon est fasciné par les pulsions profondes, animales je dirais des hommes et des femmes, ces élans qui font agir et qui brûlent une vie. Les marginaux, ceux et celles qui maîtrisent la vie ou qui plient, écrasés par des forces qui emportent tout le fascinent. Les grandes forces des sociétés, les glissements sociaux, lents comme les froissements des icerbergs ou des continents qui dérivent constituent la trame de son histoire. Comme si des pans de vie ou de société se heurtaient chez les individus et les broyaient.
Les plus forts s'en sauvent plus ou moins. Avec «Jakob, fils de Jakob», Alain Gagnon étonne et désarçonne. Il nous entraîne au siècle dernier, dans une période qui a inspiré nombre de cinéastes et d'écrivains. La Deuxième Guerre mondiale et l'empire nazi, les Juifs enfermés dans les ghettos et le génocide. De Günther Grass à Stephen Spielberg, le sujet a été visité à de nombreuses reprises.
La première partie nous entraîne dans l'Allemagne nazie. Jacob Eliyakim vit dans un camp, est arraché à sa famille et protégé par des Allemands. «Le pour et le contre» si on veut.
Toute la seconde partie se déroule au Québec. Deux mondes, deux faces d'une même vie. Parce que rien n'est limpide chez Alain Gagnon. Les survivants ne sont pas nécessairement les gagnants et les vaincus triomphent parfois.
«- les premiers contacts avec nos libérateurs avaient renforcé les commentaires négatifs du colonel et suscité en moi une aversion profonde pour leur civilisation de brutes et de tortionnaires, de la même eau que celle que les nazis avaient voulu imposer aux pays, pourtant civilisés de l'Europe.» (p.82)

Blanc ou noir

Un humain peut-il échapper ou survivre à l'horreur qui le défait et le brise dans sa tête et sa pensée? Jakob ne pourra jamais échapper à ses souvenirs, à son côté juif et l'autre, celui qui est devenu homme dans une famille allemande, qui a aimé «ses soeurs» pour ainsi dire. Deux côtés d'une vie qui fusionnent et se combattent, qui finissent par broyer Jakob.
Un regard sur le Québec qui se bute à l'Expo 67. Un moment fort, un aspect plausible et peu connu de notre histoire. Et une grande question à la fin: le suicide assisté est-il souhaitable?
Une histoire menée de main de maître dans une langue impeccable. Un roman qui se constitue et se défait dans un même élan, à l'image de la vie.  Alain Gagnon n'a pas fini de surprendre et il démontre qu'il est capable de jouer de tous les instruments de l'orchestre et de l'écriture. Du très bon Alain Gagnon!

«Jakob, fils de Jakob» d’Alain Gagnon est paru aux Éditions Triptyque.