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vendredi 25 février 2022

COMMENT DEVENIR MÈRE SANS RENONCER À SOI


JULIA KERNINON aborde un sujet tabou dans Toucher la terre ferme. Comment avoir des enfants tout en demeurant écrivaine et femme éprise de liberté? L’auteure s’attarde à cette question avec une franchise déconcertante. Ce n’était pas le rêve de l’adolescente, ni le but ultime de son existence, encore moins un épanouissement convoité. Elle était un peu bohème et la littérature était la grande aventure, l’expérience qui la fascinait. Et elle est mère. Le bébé est là, mais qu’est devenue celle qui vivait et respirait par et avec les mots? Que faire de ses fantasmes, son parcours, ses amours de jeunesse, quand un petit s’incruste dans vos jours et vos nuits? Voilà un texte percutant et troublant qui échappe aux balises et grince souvent.  



La venue d’un enfant, même dans les meilleures conditions, même s’il est désiré, change tout dans la vie d’une femme. Le corps vit une mutation pendant la grossesse. Une incroyable métamorphose et l’accouchement, ce moment de terreur et de souffrance, bouleverse et laisse des traces. 

 

J’ai envie de lui parler du sang, de la peur réaliste de mourir, de la douleur hallucinante, osseuse, de la morsure des points qui cicatrisent, des seins meurtris, de la pression suffocante des montées de lait, de cette impression d’avoir été fendue en deux par une hache, écartelée en étoile, points cardinaux, rose des sables. (p.65)

 

La femme d’avant n’est plus après cette épreuve physique difficile à imaginer pour un homme, cet arrachement à soi où le «je» dérape vers un autre, un enfant qui demande toute l'attention. La vie du père est bousculée, mais rien de comparable à l’aventure de la mère. 

Aucun compromis

L’écrivaine plonge dans ce nouvel univers, mais, après un certain temps, elle résiste mal à l’envie de tout laisser tomber pour retrouver la fonceuse, la coureuse d’instinct et de liberté qu’elle était. Il suffirait de si peu pour qu’elle disparaisse au bout de la rue. 

Elle a l’impression d’être une étrangère et doit secouer celle qu’elle était avant et celle qu’elle est maintenant.

Kerninon pose un regard lucide sur sa vie, ses amours, son difficile apprentissage de l’indépendance et de l’autonomie. Le goût de l’écriture aussi qui l’a submergée et qui est devenu le pivot de ses activités. La personne individualiste, capable d’excès, se sent enfermée dans une camisole de force avec ses nouvelles responsabilités. 

 

J’étais à bout de forces et je ne le savais pas. À trente-deux ans, j’avais un enfant d’un an et demi. J’essayais d’être une mère, je ne savais pas par où commencer, la maternité était un cercle de feu dans lequel je ne parvenais pas à me tenir. J’avais fait semblant. J’avais prétendu que tout allait bien, mais je sentais la tempête se lever. Il m’avait fallu tout ce temps pour me mettre à pleurer, et maintenant je n’arrivais plus à m’arrêter. (p.9)

 

Le regard qu’elle avait sur le monde et ses amis, sa liberté insouciante et un peu sauvage, tout cela est-il perdu à jamais? Même la littérature, sa folie, sa passion, cette activité qui avalait tout passe au second plan avec l’enfant. Un sentiment de culpabilité la triture certainement quand elle néglige le petit pour se pencher sur quelques phrases.

 

RÉTROVISEUR

 

Les pulsions du corps et les excès, les amours qui ont fait glisser l’adolescente dans le monde des adultes s’estompent. La passion qui dictait ses gestes et canalisait toutes ses pensées est-elle encore présente? Heureusement, le père est là, toujours attentif. Autrement, ce serait la catastrophe, on s’en doute.

 

Mon bébé, je le voyais rédemption, goélette, calendrier perpétuel, magnum opus, paratonnerre, mais aussi poix bouillante, goudron et plumes, muselière, cage, torture KGB. Je le voyais présent éternel, chemin impossible à rebrousser, politique de la terre brûlée. Je pensais que je disais adieu à la personne que j’avais été, et je me forçais à trouver en moi le courage d’abandonner cette peau douce, vaisseau qui m’avait tant fait voyager, pour une autre dont la valeur ne me serait révélée que lorsqu’il serait déjà trop tard pour reculer. (p.22)

 

Bien sûr, elle doit apprivoiser celle qu’elle est devenue, découvrir de nouveaux repères. Elle doit s’accrocher. Le retour en arrière n’est pas possible.

 

MUTATION

 

Kerninon reste celle qu’elle a toujours été, bien sûr, mais aussi une mère, une épouse qui aime l’homme qui partage son quotidien. Plus rien n’est pareil, même si elle doit calmer ses envies et ses pulsions.

La mutation s’installe dans sa tête et son corps par les phrases qui la libèrent, lui permettent de respirer. Les mots bousculent la jeune femme aspirée par la littérature, éprise d’un poète en sortant de l’adolescence qui tenait farouchement à une liberté insouciante et disons-le, irresponsable.

Et me voilà à souffler dans le cou de la romancière pour l’accompagner dans ce récit émouvant. La narratrice est à bout de nerfs, capable des plus grandes ruptures et des gestes qui font voler les miroirs en éclats. Et comment écrire en s’occupant d’un bébé, taper sur un clavier d’ordinateur en allaitant le petit glouton

Julia Kerninon retrouve un certain équilibre, accepte cette nouvelle réalité en comprenant qu’elle reste la même malgré les apparences et les obligations.

 

Si peu d’années sont passées et me voici la mère de deux enfants, pour toujours. Il n’y a pas de mots pour dire combien j’ai changé, mais il n’y en a pas non plus pour décrire la solidité de l’ancienne moi cachée dans la nouvelle, dure comme un noyau de pêche. (p.73)

 

Fascinant parce que ce texte fait vivre la plus terrible et la plus exaltante des aventures. Et la maternité n’est pas une vocation que les femmes reçoivent en héritage. Un court roman puissant encore une fois, douloureux par moment, passionnant et surtout d’une lucidité sans faille. 

Et je me suis plu à imaginer un Jack Kerouac qui met son obsession pour l’écriture de côté et s’occupe de Janet Michelle qu’il reconnaît enfin comme sa fille. Je rêve bien sûr, mais nombre de femmes font ce choix partout dans le monde en devenant maman. Elles renoncent à une liberté sauvage, parce qu’elles sont responsables et peut-être moins égoïstes.

 

KERNINON JULIAToucher la terre ferme, (Collection Sauvage) ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 96 pages, 18,00 $.

 

https://www.apediteur.com/litterature/livre/toucher-la-terre-ferme

jeudi 17 février 2022

ANDRÉ PRONOVOST NOUS OFFRE UN LIVRE RARE

ANDRÉ PRONOVOST est un écrivain qui échappe à toutes les tentatives de classification et d’enfermement. Romancier et musicien, il a étonné en publiant Kerouac et Presley sur le web avant que des éditeurs ne s’intéressent à son texte. Cette fois, avec Visions de Sharron, il revient avec un livre, qui tient du journal personnel, où il se rapproche de la famille de Sharron Prior, une jeune fille de 16 ans sauvagement battue, violée et retrouvée morte dans un rucher de Longueuil en 1975. Cette adolescente a souffert le martyre et les circonstances de son enlèvement et de son supplice restent inconnues. Une histoire sordide et particulièrement troublante.

 

Dans Visions de Sharron, (Le titre vient certainement de Visions de Gérard de Jack Kerouac.) André Pronovost nous livre sa pensée, ses croyances, ses élans mystiques qui le portent à faire des choses qui peuvent faire sourciller les gens qui se contentent de leur quotidien. Cet auteur possède la foi qui transporte les montagnes, sait vous toucher, peu importe de quel côté vous vous situez. Il effleure les dimensions de l’être que l’on a tendance à fuir de nos jours, cette quête spirituelle qui marque l’histoire de l’humanité. 

Cette fois, il se laisse happer par la tragédie de la jeune Sharron Prior, une sainte et martyre. L’assassin ou les tueurs n’ont jamais été inquiétés pour ce crime sordide qui donne des frissons.

 

Enlevée à Pointe-Saint-Charles, non loin de l’intersection de la rue Favard et de l’avenue Ash, estiment les policiers, le samedi soir 29 mars 1975. Retrouvée trois jours plus tard, gisant sur le dos, dans un rucher en bordure du boulevard Guimond, à Longueuil, dans ce qui était à ce moment-là des champs perdus et des boisés. (p.10)

 

Le destin de Sharron Prior fascine Pronovost qui tente d’en savoir plus sur ce meurtre qui le hante et attire constamment son attention. Il se lance dans des recherches et établit des liens, fait des recoupements et est convaincu que cette adolescente est une martyre, comme bien des jeunes femmes canonisées par l’Église, celles qui ont été tuées et violées. Maria Goretti, par exemple, immolée à douze ans par un voisin. Sauf qu’on ne fait plus des saintes avec les victimes des crimes crapuleux de nos jours. Il y en aurait beaucoup au Québec avec toutes ces femmes que les hommes, souvent des maris, assassinent.

 

MILIEU

 

Fortement ancré dans son milieu, Saint-Vincent-de-Paul, aujourd’hui Laval, il se fait l’ethnographe de ce coin de pays qu’il connaît de long en large. Cela ne l’empêche pas de faire des sauts aux États-Unis qu’il a parcourus du sud au nord lors d’une marche de plus de 2125 milles en 1978. Il a suivi le sentier des Appalaches, une randonnée qui l’a mené de la Géorgie au Maine. Il en a fait un récit palpitant et initiatique que j’ai découvert à l’occasion de sa réédition en 2011.

Encore une fois, nous voilà à Saint-Vincent-de-Paul, près de la mère de l’écrivain, une centenaire bien vivante. Pronovost, en bon fils, s’occupe de la maison familiale, offre ses publications plus originales les unes que les autres, décrit son coin de pays, ses mythes, ses légendes, ses personnages et ses obsessions. La musique, bien sûr, Elvis et Dolorès Hart, qui, après avoir joué au cinéma aux côtés de l’idole de toute une génération, a choisi le silence de la vie contemplative chez les bénédictines. Elle fascine André Pronovost parce qu’elle touche le mystique en lui, l’anachorète et moine marcheur qui parcourt son monde pour se réconcilier avec soi et faire la paix avec ses semblables. 

 

SILENCE

 

On parle peu d’André Pronovost dans les médias, et il doit se débattre comme peu d’écrivains le font pour faire connaître ses publications. Allant même jusqu’à organiser un lancement-concert où lui et son groupe ont attiré une foule pour marquer la parution de Kerouac et Presley

 

J’étais devenu un éditeur. L’éditeur de son propre livre. Offert gratuitement, par-dessus le marché! Un grand chelem. Des publicités paraîtraient dans Le Devoir et dans une couple de revues littéraires. Kerouac et Presley : à compter du 21 mars, on n’aurait qu’à le télécharger. Je m’étais arrêté sur cette date symbolique, chère à mon cœur, celle de l’équinoxe du printemps. (p.204)

 

Ce guitariste sait parler de la chanson populaire et possède un regard unique sur la musique. Il montre le côté spirituel des succès d’Elvis et de certaines vedettes du rock, trouve l’expression d’une foi et des convictions dans des textes que l’on entend souvent à la radio sans y prêter attention. 

 

Je suis quelqu’un qui prie beaucoup. Ça remonte à mon enfance. Je crois au dogme de la communion des saints, que voulez-vous que je vous dise? Une qui prie beaucoup, c’est Patti Hansen, l’épouse de Keith Richards, le guitariste des Rolling Stones. Keith, lui, dit remercier Dieu de l’avoir tenu éloigné des églises. (p.26)

 

Étant plutôt du côté des mécréants, je ne m’en vante pas, la démarche d’André Pronovost me fascine et surtout j’aime cette franchise et son audace. Ce musicien, grand marcheur, capable de visions, de fidélité mystique, étonne et subjugue. Il s’attarde à Elvis Presley dans son récit, Dostoïevsky, Kerouac, Henry Miller tout en fouillant l’histoire des villages avec une précision et un savoir unique. Il s’intéresse, autant à la présence des francophones aux États-Unis, qu’à ses amis, plusieurs originaux, qu’à la mère de la jeune Sharron qu’il finit par retrouver. Une femme qui a connu l’enfer et le souffle du diable avec la mort de sa fille. 

Ce récit m’a happé comme rarement un livre le fait. 

André Pronovost fait preuve d’une témérité étourdissante et dit tout sans se préoccuper des remous qu’il peut provoquer. Ça explique peut-être pourquoi on garde le silence sur ses publications, surtout autour de ce livre singulier qui occupe une place unique dans notre littérature.

Étrange chronique, il faut le répéter, curieuse et envoûtante. Ça nous plonge dans l’entourage d’un humain exceptionnel qui ébranle vos convictions. Ce récit, tout en digressions m’a hypnotisé et j’aurais pu le suivre au bout du continent, même dans les Appalaches. J’aime les écrivains qui secouent mes certitudes, m’étourdissent par leurs propos et leur univers. Ça me sort des publications formatées et répétitives, des succès qui vous découragent souvent par leur mièvrerie et les clichés qu’ils ressassent. 

Visions de Sharron, d’André Pronovost, s’avère une aventure littéraire, mystique et spirituelle. Vous en savez assez maintenant pour comprendre que c’est là un ouvrage rare, le livre d’une vie.

 

PRONOVOST ANDRÉVisions de Sharron, LEMÉAC ÉDITEUR, 288 pages, 29,95 $.

 

http://www.lemeac.com/catalogue/1914-visions-de-sharron.html

jeudi 10 février 2022

DUSSAULT APPRIVOISE LA BELLE VILLE DE PRAGUE

JE PENSE AVOIR LU Danielle Dussault pour la première fois en 2002 avec L’imaginaire de l’eau, des récits qui m’avaient emporté dans un monde impressionniste. Immédiatement, je suis devenu l’un des fidèles de cette auteure qui construit une œuvre originale et singulière dont on ne parle pas assez souvent, malheureusement. Une artiste qui traite ses textes comme une partition musicale où tout est équilibre et harmonie. Et voilà qu’elle nous offre Les ponts de Prague, un recueil de 29 nouvelles après une résidence d’écriture en Europe de l’Est, à Prague, la ville de Kafka, bien sûr, mais celle aussi de Rainer Maria Rilke et du méconnu Jaroslav Hasek, le père du Brave soldat Chvéïk qui m’a tant fasciné alors que j’étais étudiant. Les musiciens Anton Dvorak et Bodrich Semetana ont marqué ce lieu. Une cité qui nous rapproche de grands créateurs. (Beethoven et Mozart y ont séjourné.) Une atmosphère unique qui permet de s’abandonner au rêve, de se laisser porter par les eaux de la Vltava qui traverse la ville. Endroit parfait pour flâner, se perdre dans les rues et imaginer des histoires dans un café. Comme si le temps devenait poreux et que des œuvres littéraires et des musiques se glissaient dans le moment présent. 

 

Danielle Dussault, avec tous les voyageurs, est sollicitée d’abord par l’œil. Elle se laisse prendre par les murs, les trottoirs, des fenêtres et des ponts qui enjambent la rivière qui ne peut que faire penser à La Moldau de Smetana. Les cafés sont ses lieux d’observation qui lui permettent d’inventer tous les scénarios. Je me souviens avoir passé des heures sur une terrasse lors de mes exils. Juste pour le plaisir de voir des hommes et des femmes circuler, s’asseoir autour d’une table. Et pour une écrivaine et musicienne comme Danielle Dussault, c’est l’occasion d’imaginer des rencontres, des rendez-vous amoureux, des intrigues en surveillant les couples qui circulent autour d'elle. L’œil d’abord et après l’oreille qui capte des sons qui semblent nouveaux et qui peuvent dérouter. Tout un monde bouge, respire, vit et fascine. 

 

La bouche de la musulmane, cachée sous un voile. La rue bondée. La jeune femme turque assise à une table, cheveux en désordre. Larmes arrêtées au bord des lèvres. Plaisir d’un jour. Mains tendues. Visages chiffonnés. Lot de réfugiés dans le tramway no 5. Le vieil homme qui boite, son chien devant. Signes intraduisibles de la faim. Les mots du quotidien en tchèque : rafraîchissant, racine, s’endurcir, document fiscal, repas de famille. Files d’attente. (p.9)

 

Danielle Dussault y va par petites touches, par flashes je dirais, pour nous faire ressentir cet univers sonore et visuel qui se déploie autour d’elle. L’impression que l’écrivaine capte des mélodies et des images, qu’elle se laisse dériver dans la ville comme l’eau de la grande rivière qui emporte tout. Et bien sûr, les connaissances livresques et musicales refont surface.  

 

À L’AISE

 

Rapidement, l’étrangère se sent bien dans une rue, un café, une librairie ou une terrasse où elle peut flâner en se faisant discrète, s’approcher des gens et se faufiler d’une certaine façon dans leur espace. 

Et Prague, pour une écrivaine et musicienne, c’est la ville de Rainer Maria Rilke, des orchestrations qui flottent le long des murs et rebondissent sur les trottoirs. Le monde de Kafka et les élans de Dvorak ou encore les poèmes symphoniques de Smetana. Et le mouvement, les passants qui foncent vers leur destin et qui l’emportent sans qu’elle puisse réagir.

 

L’homme qui avance à pas rapides sur la route te semble soudain familier. Il s’empresse d’aller vers nulle part. Toi aussi, il t’arrive de te rendre à un rendez-vous ou un lieu vers lequel tu te sens tout à coup aspiré. Tu cesses alors de courir après le temps. Tu aimes déserter les obligations, errer à l’aventure sans savoir où les rues et les passerelles te mèneront. Devant toi, une vieille dame se hasarde, soutenue par deux bâtons. Elle va lentement en prenant soin de ne pas s’écraser sur les pavés. Plus loin, un officier resserre son arme contre lui en observant le flux de la rue bondée. (p.47)

 

Et j’ai eu l’impression d’accompagner Danielle Dussault dans la ville, de longer un ancien édifice à la pierre verdâtre, de marcher à ses côtés sur le pont Charles qui enjambe la Vltava ou de m’attarder près de ce canal hanté par le diable selon la légende. 

Et des images s’imposent, des souvenirs, des moments du passé. La voilà dans l’univers de Kafka. Des femmes à têtes de mouches la suivent ou encore elle s’avance dans une ruelle qui ne débouche nulle part, sinon sur le rêve et l’envie de se retrouver seule pour entendre une musique. Plus loin, elle est aspirée par la foule et peut y laisser son âme et son esprit.

 

Vous voilà hypnotisée par ce mouvement, par la danse subtile de ces corps manipulés. Vous êtes gouvernée — comment ne pas vous en rendre compte à présent? — par les nombreux fils qui vous écartèlent, vous brisent et vous rendent malléable, tous ces fils auxquels chacun est rattaché. Ils vous font mouvoir, dans un sens comme dans l’autre, tantôt ici, tantôt là sous la pression. Vous résistez de toutes vos forces pour ne pas être rattrapée par la marée robotisée de la foule. (p.84)

 

Un dépaysement, mais aussi la quête de soi et un apprivoisement de son être, de ses goûts et de ses bonheurs. Parce que les séjours à l’étranger sont toujours des plongées en soi, une façon de se trouver dans ce que nous avons de plus vrai et de plus précieux. 

Danielle Dussault, avec sa phrase précise, juste comme un mouvement de piano, nous plonge dans un monde où tous les sens sont sollicités. Il suffit de fermer les yeux pour la suivre dans la ville et au milieu de la foule. 

Des nouvelles, toutes en suggestions et en couleurs qui vous captent, pareille à une musique de Dvorak. Un voyage en soi, dans une Prague fascinante et étourdissante. Une plongée qui la bouscule et la fait autre quand elle rentre au Québec. Comme si elle s’était oubliée quelque part, sur un pont ou dans une librairie, faisant d’elle une étrangère. Un moment de grâce qui m’a laissé vibrant et silencieux, comme c’est toujours le cas lorsqu’on côtoie la beauté.

 

DUSSAULT DANIELLELes ponts de Prague, LÉVESQUE ÉDITEUR, 144 pages, 18,95 $.


https://levesqueediteur.com/livre/158/les-ponts-de-prague

jeudi 3 février 2022

KORNELIUSSEN EST SANS PITIÉ ENCORE UNE FOIS

NIVIAQ KORNELIUSSEN n’aime guère les sujets faciles et elle récidive, après le succès de son premier roman Homo sapienne, avec une histoire tout aussi troublante. Elle aborde, encore une fois, une question difficile, souvent tabou dans la société avec La Vallée des Fleurs. On s’en souvient, son premier ouvrage s’attardait à des Groenlandais qui cherchaient un sens à la vie dans les excès sexuels, la drogue et l’alcool. Dans ce livre grinçant, l’auteure nous plonge dans le fléau des suicides chez les jeunes. Pire, il semble que l’on considère cette réalité comme une fatalité que personne ne peut contrer dans son pays. Voilà un drame terrible. La Vallée des Fleurs nous entraîne dans un monde déboussolé, en manque de repères, où tout s’effrite sous les pieds des personnages. 

 

Toujours le milieu groenlandais, des jeunes qui arrivent difficilement à composer avec une souffrance atavique, une attirance morbide pour la mort. Comme si la frontière entre le concret et l’imaginaire n’existait plus et qu’il était tout à fait normal de mettre fin à ses jours. Les adules, avec les adolescents, ont du mal à trouver une direction et à s’installer dans leur vie. Tellement que le suicide devient une banalité. Alors, se prendre en main et foncer dans le quotidien est un exploit quand toutes les issues se bouchent et que l’avenir est un mur ou une montagne qui se dresse devant vous. 

Voilà pour l’atmosphère et le milieu que Niviaq Korneliussen décrit de façon précise, chirurgicale presque. Nous sombrons dans le drame d’une jeune femme mal dans sa peau qui se bute à une fatalité héréditaire. Pourra-t-elle étudier au Danemark, se passionner pour l’anthropologie, se faire de nouveaux amis et s’apaiser?

 

Je ne sais jamais quand elle veut que je parle et quand elle veut que je la ferme. Je suis une poupée à batteries, sur le ventre de laquelle elle peut appuyer quand elle veut que je dise quelque chose. Elle appuie et appuie, elle veut tout le temps que je dise autre chose que ce que je dis. (p.14)

 

Une fascination pour la mort, plus inspirante que son amoureuse et ses proches, que l’envie de s’installer et de mettre la main sur sa destinée. Et quelle promiscuité dans cette histoire! Personne n’a de refuges, de lieux pour se calmer et se retrouver. La chambre à soi de Virginia Woolf prend ici un sens tragique.

 

AILLEURS

 

S’exiler, aller ailleurs pour contrer la rage sourde qui anime la jeune femme, le désir de mourir ou de tuer. Il faut s’arracher à soi pour se forger une identité qui peut vous porter toute une vie, vous faire vous réconcilier avec les autres et son environnement.

 

Heureusement que je pars bientôt, ai-je envie de crier, envie d’aller chercher le fusil d’ataata, de vider le chargeur sur les murs et par les fenêtres, de m’envoler de cette maudite maison. (p.31)

 

Le problème veut que l’on emporte sa rage et son mal de vivre dans ses bagages. Et comment s’adapter à un nouveau milieu, à d’autres façons de faire, se confronter à des préjugés et au racisme? Les jeunes Inuits arrivent difficilement à étudier dans nos universités du Sud si étrangères à leur réalité. Ce n’est guère différent au Groenland où une chape de plomb écrase tout le monde. 

 

Ils parlent en mal de moi, mais je m’en fiche totalement, j’y suis habituée, je viens après tout du Groenland. Un pays qui adore quand les gens tombent. Comme ma famille. Ils étaient souvent assis à la fenêtre et riaient des gens qui glissaient sur les routes verglacées, quand sévissait le dégel de la tempête d’automne. Je ne trouvais pas ça particulièrement amusant, parce que la glace avait l’air dure. Les gens étaient mouillés et avaient froid. (p.109)

 

Malgré ses efforts, la belle Inuite n’arrive pas à suivre ses collègues à l’université. Surtout qu’un suicide, un autre, la ramène au pays où tout se déglingue. Les fils se touchent dans la tête de la jeune femme et la glissade devient inévitable. 

Peu à peu, Korneliussen nous entraîne dans cette fatalité qui bouscule tout le monde, nous confronte au peu de ressources que ces désespérés trouvent autour d’eux.

 

 Ma chérie, je ne crois pas que je puisse survivre encore un été avec toi. Un été avec toi ferait fondre ce qui reste de moi. L’été dernier, tu étais comme le soleil de minuit, tiède, maintenant tu es comme le CO2, tu détruis mes cellules cérébrales, mes petits micro-organismes, tu as pénétré à travers ma peau, tu m’as élimée jusqu’à la nudité. (p.298)

 

La narratrice reste une errante devant les corbeaux qui la couvent du regard, attendant leur heure, avec la mort qui a tout son temps. 

Un roman qui fait grincer des dents à chaque phrase par sa dureté, cette rage qui se retourne contre soi. Tous basculent, avec Sejer, qui ne sait plus s’il est un homme ou une femme, plongeant dans un désarroi qui fait mal à l’âme. 

Et quelle fin hallucinante! J’ai eu envie de hurler pour arracher cette pauvre fille à sa folie et à sa désespérance. On quitte ce livre à bout de souffle et de mots. Niviaq Korneliussen est terrible avec les en-têtes des chapitres qui tombent comme des notices nécrologiques. Une incroyable litanie qui signale la mort d’un jeune qui n’en pouvait plus. 

Une réalité qui laisse pantois et vous griffe l’âme et le cœur. Quelle désespérance, mais quelle force d’écriture. Un roman terrifiant, un mal être qui vous happe et vous jette par terre. Un ouvrage qui marque le lecteur de façon indélébile.

 

KORNELIUSSEN NIVIAQLa Vallée des Fleurs, LA PEUPLADE, 384 pages, 27,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/la-vallee-des-fleurs

jeudi 27 janvier 2022

CE PAYS QUE NOUS NE CESSONS DE SACCAGER

MARIE-HÉLÈNE VOYER nous administre un véritable électrochoc avec L’habitude des ruines. J’ai eu l’impression de me retrouver le nez collé à la fenêtre, de voir enfin ce que nous faisons de notre environnement et de notre patrimoine. Voilà une réflexion percutante sur notre propension à se défaire des bâtiments anciens, à détruire des quartiers pour faire neuf, allant même jusqu’à raser des villages. Que dire de la laideur de nos centres commerciaux qui pullulent partout? Tout cela au nom du progrès, de la modernité, des affaires et de l’économie. J’ai vu disparaître les plus beaux édifices de Chicoutimi. Je signale l’église de Fatima, à Jonquière, un bijou des architectes Léonce Desgagné et Paul-Marie Côté qu’un entrepreneur a laissé se détériorer avant de la démolir. Un véritable crime. Il a fallu l’intervention d’Harold Bouchard pour sauver les magnifiques vitraux conçus par Jean-Guy Barbeau. Ces phénomènes se multiplient et Marie-Hélène Voyer met le doigt sur ce fléau dans son essai. Le Québec perd ses monuments historiques, se défigure et s’appauvrit. Que dire de cette soif du clinquant et du béton


 

Les médias nous alertent régulièrement. Jean-François Nadeau du Devoir en a fait une spécialité. Il sonne les cloches pour nous informer qu’un autre joyau du patrimoine va passer sous le pic des démolisseurs. Souvent, les entrepreneurs ou les responsables du saccage, tentent de dorer la pilule en jurant que la façade sera protégée et intégrée à la nouvelle construction. 

L’écrivaine embrasse large et c’est tout l’environnement du Québec qu’elle scrute. L’espace agricole que l’on tue en traçant des boulevards ou en ouvrant des quartiers où l’on érige de faux châteaux pour étaler sa richesse clinquante. Des ruisseaux que l’on fait disparaître, des rivières et des marais que l’on assèche pour faire place au béton. Que dire des arbres que l’on rase partout dans nos villes? Des rues splendides comme celle que j’ai longtemps habitée à Jonquière. Mous avions acheté une maison blanche à cause des érables qui bordaient la rue Sainte-Gertrude jusqu’au pied du mont Jacob. Peu à peu, les nouveaux venus ont coupé ces majestueux centenaires et transformé notre quartier en désert. Un voisin immédiat a abattu son érable magnifique sous prétexte qu’il faisait trop de feuilles à l’automne. Il faudrait avoir le droit d’amener ces gens en justice pour crime contre la nature. 

 

En matière de paysage et de patrimoine bâti, on confond souvent cette banalité apparente avec un manque d’importance ou de transcendance. La vie ordinaire se campe pourtant le plus souvent dans des lieux de rien, loin de toute monumentalité. Nos maisons banales sont plus riches qu’elles n’y paraissent, car elles témoignent de l’assemblage complexe de nos unions et de nos ruptures, de nos espoirs et de nos déceptions. C’est toute la syntaxe de nos vies, tantôt noueuse, tantôt hachurée, qui s’y dessine. (p.28)

 

Marie-Hélène Voyer remet en question notre rapport avec le pays, le fleuve, les cours d’eau, la forêt, l’histoire et notre passé que l’on biffe peu à peu. Les autoroutes balafrent le paysage quand elles ne viennent pas défigurer des villes comme Québec et Montréal. La vie des gens de tout un quartier devient un enfer. Je pense au secteur que l’on a détruit à Montréal pour faire place à la tour de Radio-Canada que l’on a abandonnée récemment.

 

DÉSASTRE

 

Tellement de lieux que l’on souille, ravage et abandonne avant de recommencer ailleurs. 

 

La ville devient cette femme un peu hagarde qui erre, comme une dinde, à la recherche de sa dignité et de sa mémoire perdue. Paysage de façades : scénographie de la feintise et de l’inauthentique qui dissimule une ville à la syntaxe rendue illisible, étouffée par la densification, la rentabilisation, le consumérisme et la démesure. Une ville dont les apparences ploient et s’effritent, plombées par les tours toujours plus hautes de condos toujours plus chers. (p.88)

 

Il y a aussi des zones, il faut s’en souvenir, où l’on a déporté la population (Forillon restera un œil au beurre noir de notre histoire) pour accueillir les touristes ou des villages que l’on a rasés parce qu’ils n’étaient plus lucratifs. Nous basculons dans la science-fiction. Il y a même certains «visionnaires» qui ont proposé de fermer des régions, il n’y a pas si longtemps. Pas rentable la Gaspésie, les îles de la Madeleine ou le Lac-Saint-Jean.

J’adore quand madame Voyer fait appel aux écrivains qui se sont préoccupés de certains lieux, de leurs paysages et des cours d’eau. Jacques Ferron vient souvent témoigner, Pierre Nepveu, Arthur Buies. Elle aurait pu ajouter Yves Beauchemin qui a milité pour sauver le patrimoine bâti de Longueuil et de bien d’autres comme Victor-Lévy Beaulieu, Louise Desjardins et Jacques Poulin. 

 

MODERNISME

 

Nous sacrifions tout au toc, au faux modernisme, à l’appétit des nantis qui souhaitent des bulles au centre-ville et abandonnons tout à des entrepreneurs spécialisés dans la laideur. C’est notre identité que nous immolons peu à peu. 

Même nos bibliothèques personnelles, avec les livres que nous accumulons depuis l’enfance, n’intéressent personne. Il faut les démanteler et les expédier souvent dans des pays lointains qui veulent développer la lecture avec de vraies livres. Ça me bouleverse. Que faire des œuvres qui ont fait ma vie? Je devrai faire comme mes parents qui ont vendu leurs vieux meubles à des brocanteurs. On connaît l’histoire des Américains qui ont raflé une grande partie de nos antiquités pour une bouchée de pain. C’est peut-être pourquoi nous adorons tant aller, quand arrivent janvier et la belle neige, nous installer dans un camping d’une laideur recherchée, au bord d’une plage de Floride. 

Voilà un regard lucide, intelligent que L’amour des ruines de Marie-Hélène Voyer qui en révèle beaucoup sur notre rapport au pays, au paysage, à nos villes et villages, à notre façon de respirer et d’agir dans une province qui se modernise, dit-on, en devenant amnésique et numérique. J’ai eu des frissons en lisant cet essai que l’on devrait imposer dans les écoles. C’est notre histoire, notre identité que l’on saccage avec ces nouvelles constructions sans âme qui poussent partout et finissent par faire des enclaves aseptisées. Bien plus, c’est l’amour du beau, de la vie, l’avenir que l’on piétine en laissant tout aller. Et nous regardons, les bras croisés, ce désastre organisé et planifié.

L’essai de Marie-Hélène Voyer pourrait devenir une longue énumération qui aurait de quoi décourager le plus optimiste des Pangloss de notre époque, mais c'est tout le contraire. Véritable coup de poing, que cette réflexion de madame Voyer. Ça peut expliquer pourquoi nous sommes incapables de construire un pays. Parce que pour arriver à cet aboutissement, il faut de l’amour, un respect du paysage et des villages, des maisons et des édifices. 

 

VOYER MARIE-HÉLÈNEL’habitude des ruines, LUX ÉDITEUR, Montréal, 214 pages, 24,95 $.


https://luxediteur.com/catalogue/lhabitude-des-ruines/

jeudi 20 janvier 2022

LA SITUATION DES HOMMES TOUJOURS INQUIÉTANTE

JULIEN GRAVELLE m’a un peu surpris 

en publiant un essai intitulé Nos renoncements, une réflexion sur la masculinité et la violence qui ne cesse de faire les manchettes et d’évoquer des drames qui se répètent avec une régularité effrayante. Les hommes ont du mal avec leur rôle et l’idéal que l’on voudrait qu’ils jouent dans la société. Surtout avec leur compagne et l’aventure de la vie en couple. Encore tout récemment, la télévision et la radio nous ont tenus en haleine pendant des jours avec un individu qui s’est fait exploser dans sa maison, entraînant ses deux jeunes enfants dans la mort. Un acte d’une terrible barbarie. Une épidémie de plus en plus visible maintenant parce qu’on parle de ces drames qui étaient souvent camouflés il n’y a pas si longtemps. Des gestes désespérés qui visent toujours les femmes. Une violence omniprésente au cinéma et dans les téléromans où il ne semble y en avoir que pour les policiers et les tueurs. Il faut croire que ces émissions ont la cote. Radio-Canada va jusqu’à annoncer dans son téléjournal qu’une série comme District 31 va prendre fin. On a même vu, à Tout le monde en parle, des invités et un comédien pleurer presque sur la mort d’un personnage de fiction.

 

Julien Gravelle est un romancier et un bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses ouvrages. Installé au nord du Lac-Saint-Jean où il a été guide de plein air pendant une douzaine d’années, menant des hommes et des femmes dans des expéditions sur la rivière Mistassini et Mistassibi ou lors de périples en traîneaux à chiens. Il a publié Musher en 2014 et un remarquable Nitassinan en 2012. 

Depuis quelques années, il œuvre comme intervenant dans un centre où l’on accueille des individus qui ont cédé à la violence et éprouvent des problèmes au travail, avec leur conjointe et leurs enfants. Oui, j’ai été étonné et ravi, parce qu’ils sont rares les gars qui abordent cet univers encore un peu tabou. 

Surtout, Julien Gravelle m’a rappelé la publication de mon essai : Le réflexe d’Adam, une réflexion venue de la tuerie de Polytechnique en 1989. Le geste de Marc Lépine m’avait terrassé. Qu’est-ce qui incitait un homme à s’en prendre à des femmes et à vouloir les éliminer? Est-ce que comme mâle élevé dans un milieu traditionnel, je pouvais, dans un moment d’égarement, passer à l’acte? Y avait-il en moi une forme de violence latente qui pouvait surgir et devenir incontrôlable? Est-ce que j’étais formaté à cette démence? Voilà des sujets que Julien Gravelle pose dans ce livre riche d’enseignements.

 

Je suis aujourd’hui intervenant dans un centre de ressources pour hommes. C’est un travail passionnant qui me donne un point de vue privilégié sur les questions de genres et de relations égalitaires. Et c’est aussi la raison qui me fait dire que, peut-être, je peux contribuer à ma manière à la discussion sur les relations hommes-femmes et les identités de genre. (p.22)

 

Débattre, réfléchir, chercher à comprendre les agissements de cet individu que l’on voudrait sans peur et sans faiblesse. La grande question qui m’avait poussé vers l’essai en 1996 demeure d’actualité. Pourquoi les hommes, beaucoup plus que les femmes, tuent pour tenter de régler une rupture de couple ou encore la fin d’une aventure amoureuse? Pourquoi pulvériser sa maison et ses enfants avec des explosifs comme notre désespéré de Jonquière?

Je n’avais pas eu recours aux statistiques ni aux études sur la masculinité pour écrire Le réflexe d’Adam. Je m’étais contenté de réfléchir à mon éducation et surtout de scruter le rôle que l’on voulait que je joue dans mon milieu. Le héros insensible, capable d’affronter tous les dangers sans sourciller, m’inquiétait et me faisait peur. 

Ce monde traditionnel, celui des fermiers et des forestiers qui utilisaient leur force physique et leurs habiletés manuelles, était très typé. L’homme restait maître de l’espace et la femme régnait dans la maison. Mon père, mes frères et mes oncles étaient mes modèles. Des travailleurs capables de raser des montagnes sans se plaindre, mieux, qui savaient rire de leurs douleurs et de leurs misères.

 

LE PÈRE

 

Mon père était un doux. Jamais il n’a levé la voix ou utilisé sa force pour faire taire ma mère qui avait l’art de provoquer des conflits avec nos voisins. Rarement, je l’ai vu en colère ou encore s’en prendre à quelqu’un. 

J’ai été confronté à la violence familiale très tôt pourtant. Plusieurs de mes oncles étaient des brutes, frappant femmes et enfants. Certains sont allés jusqu’à violer leur fille sans répondre de leurs gestes. Tous dans la paroisse fermaient les yeux, même le curé. Plusieurs de mes cousins et cousines ont vécu une brutalité extrême. 

Je me suis toujours senti mal dans ce monde où il fallait serrer les poings et cogner sans réfléchir, encaisser les pires coups sans broncher.

Julien Gravelle décrit cette normalité fort discutable en puisant dans les statistiques, des essais pour montrer la détresse des hommes et les ravages que ces rôles sexués font dans la société. L’éducation des garçons est encore déficiente même si la situation a tendance à évoluer avec le partage des tâches à la maison et les soins à donner aux enfants. Il y a une nette amélioration, mais il y a toujours de la brutalité partout et les stéréotypes refont surface rapidement, surtout quand on se retrouve au bord de la rivière et qu’il faut veiller à nos besoins élémentaires.

 

Les relations inégalitaires sont avant tout des relations de violence : violence entre conjoints, violence des rapports sociaux ordinaires entre hommes et femmes, violence symbolique aussi de se voir rappeler sans cesse à l’ordre parce que les femmes doivent être comme ci et les hommes comme ça. (p.53)

 

Vingt-cinq ans après la parution de mon essai, Gravelle effleure des problématiques que je touchais alors instinctivement. Il va plus loin cependant avec des exemples et des statistiques qui donnent un portrait inquiétant. Il mentionne les bienfaits du féminisme pour les hommes. J’osais écrire, il y a un quart de siècle : «Je l’avoue : le féminisme a fait de moi un homme de paroles, celui que, peut-être, les femmes ont si souvent interpellé. Il a fait de moi un homme plus humain et plus conscient.» (Le réflexe d’Adam, page 55)

Peut-être que j’étais audacieux et un peu inconscient. Personne ne voulait aborder ce sujet en 1996. Il y a même une animatrice à la radio de Radio-Canada qui avait dit alors qu’elle en avait assez des hommes roses.

 

NÉCESSITÉ

 

La réflexion de Julien Gravelle reste nécessaire et obligatoire. Elle est même une entreprise de survie. Ces rôles tranchés au couteau nous ont poussés vers la catastrophe. C’est cette culture qui nous a fait saccager la nature, exploiter les ressources au point de tuer les océans et de mettre la Terre en danger. C’est cette violence qui provoque les guerres malgré leur inutilité et leur stupidité. Ce modèle, il faut l’enrayer à la source pour sauver la planète qui déraille et se réchauffe dangereusement.

En puisant dans ses expériences, ses rencontres et les événements qu’il a vécus au bord de la rivière ou derrière son bureau, Julien Gravelle nous pousse tout doucement vers les vraies questions, pose des faits, secoue des certitudes qui n’en sont plus. 

Et vingt-cinq ans plus tard, je me sens moins seul. J’ai peut-être trouvé un frère, quelqu’un avec qui bousculer ce rôle de matamore qui ne me convenait guère comme il brise encore de jeunes garçons qui cherchent autre chose. Oui, nous devons en parler, en discuter et Julien Gravelle fait un pas important dans cette démarche civilisatrice, je dirais. Il faut saluer son courage et sa pertinence. Un livre précieux, senti, franc, ouvert et troublant. 

 

GRAVELLE JULIENNos renoncementsRéflexion sur la masculinité et la violence, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 216 pages, 17,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1902-nos-renoncements.html