jeudi 20 janvier 2022

LA SITUATION DES HOMMES TOUJOURS INQUIÉTANTE

JULIEN GRAVELLE m’a un peu surpris 

en publiant un essai intitulé Nos renoncements, une réflexion sur la masculinité et la violence qui ne cesse de faire les manchettes et d’évoquer des drames qui se répètent avec une régularité effrayante. Les hommes ont du mal avec leur rôle et l’idéal que l’on voudrait qu’ils jouent dans la société. Surtout avec leur compagne et l’aventure de la vie en couple. Encore tout récemment, la télévision et la radio nous ont tenus en haleine pendant des jours avec un individu qui s’est fait exploser dans sa maison, entraînant ses deux jeunes enfants dans la mort. Un acte d’une terrible barbarie. Une épidémie de plus en plus visible maintenant parce qu’on parle de ces drames qui étaient souvent camouflés il n’y a pas si longtemps. Des gestes désespérés qui visent toujours les femmes. Une violence omniprésente au cinéma et dans les téléromans où il ne semble y en avoir que pour les policiers et les tueurs. Il faut croire que ces émissions ont la cote. Radio-Canada va jusqu’à annoncer dans son téléjournal qu’une série comme District 31 va prendre fin. On a même vu, à Tout le monde en parle, des invités et un comédien pleurer presque sur la mort d’un personnage de fiction.

 

Julien Gravelle est un romancier et un bon. J’ai eu beaucoup de plaisir à lire ses ouvrages. Installé au nord du Lac-Saint-Jean où il a été guide de plein air pendant une douzaine d’années, menant des hommes et des femmes dans des expéditions sur la rivière Mistassini et Mistassibi ou lors de périples en traîneaux à chiens. Il a publié Musher en 2014 et un remarquable Nitassinan en 2012. 

Depuis quelques années, il œuvre comme intervenant dans un centre où l’on accueille des individus qui ont cédé à la violence et éprouvent des problèmes au travail, avec leur conjointe et leurs enfants. Oui, j’ai été étonné et ravi, parce qu’ils sont rares les gars qui abordent cet univers encore un peu tabou. 

Surtout, Julien Gravelle m’a rappelé la publication de mon essai : Le réflexe d’Adam, une réflexion venue de la tuerie de Polytechnique en 1989. Le geste de Marc Lépine m’avait terrassé. Qu’est-ce qui incitait un homme à s’en prendre à des femmes et à vouloir les éliminer? Est-ce que comme mâle élevé dans un milieu traditionnel, je pouvais, dans un moment d’égarement, passer à l’acte? Y avait-il en moi une forme de violence latente qui pouvait surgir et devenir incontrôlable? Est-ce que j’étais formaté à cette démence? Voilà des sujets que Julien Gravelle pose dans ce livre riche d’enseignements.

 

Je suis aujourd’hui intervenant dans un centre de ressources pour hommes. C’est un travail passionnant qui me donne un point de vue privilégié sur les questions de genres et de relations égalitaires. Et c’est aussi la raison qui me fait dire que, peut-être, je peux contribuer à ma manière à la discussion sur les relations hommes-femmes et les identités de genre. (p.22)

 

Débattre, réfléchir, chercher à comprendre les agissements de cet individu que l’on voudrait sans peur et sans faiblesse. La grande question qui m’avait poussé vers l’essai en 1996 demeure d’actualité. Pourquoi les hommes, beaucoup plus que les femmes, tuent pour tenter de régler une rupture de couple ou encore la fin d’une aventure amoureuse? Pourquoi pulvériser sa maison et ses enfants avec des explosifs comme notre désespéré de Jonquière?

Je n’avais pas eu recours aux statistiques ni aux études sur la masculinité pour écrire Le réflexe d’Adam. Je m’étais contenté de réfléchir à mon éducation et surtout de scruter le rôle que l’on voulait que je joue dans mon milieu. Le héros insensible, capable d’affronter tous les dangers sans sourciller, m’inquiétait et me faisait peur. 

Ce monde traditionnel, celui des fermiers et des forestiers qui utilisaient leur force physique et leurs habiletés manuelles, était très typé. L’homme restait maître de l’espace et la femme régnait dans la maison. Mon père, mes frères et mes oncles étaient mes modèles. Des travailleurs capables de raser des montagnes sans se plaindre, mieux, qui savaient rire de leurs douleurs et de leurs misères.

 

LE PÈRE

 

Mon père était un doux. Jamais il n’a levé la voix ou utilisé sa force pour faire taire ma mère qui avait l’art de provoquer des conflits avec nos voisins. Rarement, je l’ai vu en colère ou encore s’en prendre à quelqu’un. 

J’ai été confronté à la violence familiale très tôt pourtant. Plusieurs de mes oncles étaient des brutes, frappant femmes et enfants. Certains sont allés jusqu’à violer leur fille sans répondre de leurs gestes. Tous dans la paroisse fermaient les yeux, même le curé. Plusieurs de mes cousins et cousines ont vécu une brutalité extrême. 

Je me suis toujours senti mal dans ce monde où il fallait serrer les poings et cogner sans réfléchir, encaisser les pires coups sans broncher.

Julien Gravelle décrit cette normalité fort discutable en puisant dans les statistiques, des essais pour montrer la détresse des hommes et les ravages que ces rôles sexués font dans la société. L’éducation des garçons est encore déficiente même si la situation a tendance à évoluer avec le partage des tâches à la maison et les soins à donner aux enfants. Il y a une nette amélioration, mais il y a toujours de la brutalité partout et les stéréotypes refont surface rapidement, surtout quand on se retrouve au bord de la rivière et qu’il faut veiller à nos besoins élémentaires.

 

Les relations inégalitaires sont avant tout des relations de violence : violence entre conjoints, violence des rapports sociaux ordinaires entre hommes et femmes, violence symbolique aussi de se voir rappeler sans cesse à l’ordre parce que les femmes doivent être comme ci et les hommes comme ça. (p.53)

 

Vingt-cinq ans après la parution de mon essai, Gravelle effleure des problématiques que je touchais alors instinctivement. Il va plus loin cependant avec des exemples et des statistiques qui donnent un portrait inquiétant. Il mentionne les bienfaits du féminisme pour les hommes. J’osais écrire, il y a un quart de siècle : «Je l’avoue : le féminisme a fait de moi un homme de paroles, celui que, peut-être, les femmes ont si souvent interpellé. Il a fait de moi un homme plus humain et plus conscient.» (Le réflexe d’Adam, page 55)

Peut-être que j’étais audacieux et un peu inconscient. Personne ne voulait aborder ce sujet en 1996. Il y a même une animatrice à la radio de Radio-Canada qui avait dit alors qu’elle en avait assez des hommes roses.

 

NÉCESSITÉ

 

La réflexion de Julien Gravelle reste nécessaire et obligatoire. Elle est même une entreprise de survie. Ces rôles tranchés au couteau nous ont poussés vers la catastrophe. C’est cette culture qui nous a fait saccager la nature, exploiter les ressources au point de tuer les océans et de mettre la Terre en danger. C’est cette violence qui provoque les guerres malgré leur inutilité et leur stupidité. Ce modèle, il faut l’enrayer à la source pour sauver la planète qui déraille et se réchauffe dangereusement.

En puisant dans ses expériences, ses rencontres et les événements qu’il a vécus au bord de la rivière ou derrière son bureau, Julien Gravelle nous pousse tout doucement vers les vraies questions, pose des faits, secoue des certitudes qui n’en sont plus. 

Et vingt-cinq ans plus tard, je me sens moins seul. J’ai peut-être trouvé un frère, quelqu’un avec qui bousculer ce rôle de matamore qui ne me convenait guère comme il brise encore de jeunes garçons qui cherchent autre chose. Oui, nous devons en parler, en discuter et Julien Gravelle fait un pas important dans cette démarche civilisatrice, je dirais. Il faut saluer son courage et sa pertinence. Un livre précieux, senti, franc, ouvert et troublant. 

 

GRAVELLE JULIENNos renoncementsRéflexion sur la masculinité et la violence, LEMÉAC ÉDITEUR, Montréal, 216 pages, 17,95 $.


http://www.lemeac.com/catalogue/1902-nos-renoncements.html


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