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vendredi 2 octobre 2020

LA VIE EST-ELLE UN MENSONGE ?

JE NE SAVAIS RIEN de Julia Kerninon avant Liv Maria, n’ayant rien lu de cette auteure même si elle en est à son cinquième roman. Quelle belle découverte! J’ai été happé par les premières phrases d’une écriture qui vous plonge dans un monde insulaire, un peu à l’écart de la Bretagne et du continent européen. Liv Maria, le pivot de cette histoire, est née d’une mère française et d’un père norvégien. Son enfance se déroule en marge, avec le vent, la pluie, la mer qui marquent la vie de tous. Une existence heureuse faite de lectures et de découvertes. Après une tentative de viol, la mère expédie la jeune femme sur le continent, la pousse dans un exil qui ne prendra peut-être jamais fin.


Liv Maria se retrouve à Berlin. Le changement est brutal. À dix-sept ans, la voilà dans une ville étrangère, à suivre des cours d’anglais. Son professeur, un Irlandais d’origine, là pour l’été, se sent seul dans ce pays dont il ne comprend pas la langue. Ce qui doit arriver arrive toujours. Liv Maria tombe amoureuse de Fergus et c’est l’exultation physique et charnelle, toutes les découvertes, l’initiation. 

Son amant rentre en Irlande, retrouve son épouse et ses enfants. Il est parti avec ses promesses, abandonnant sa jeune maîtresse après des semaines d’éblouissements qui ne devaient jamais prendre fin. Surtout, il ne répond jamais aux lettres, malgré toutes les tentatives de Liv Maria. Une passion terrible, comme on peut le vivre à cet âge qui ne connaît pas la compromission. 

Un accident d’auto et la voilà orpheline. Un retour dans l’île, les jours qui se referment sur elle et sa fuite à l’étranger. Elle va refaire sa vie, se donner une autre identité, peut-être oublier ce qui ne s’oublie pas, ce qui s'incruste dans sa chair et ses rêves. 

Dans ce pays de l’Argentine, elle vit des aventures sans se livrer corps et âme parce qu’elle sait ce que cela coûte. 

 

Que saisissons-nous des gens, la première fois que nous posons les yeux sur eux? Leur vérité, ou plutôt leur couverture? Leur vernis, ou leur écorce? Avons-nous à ce moment-là une chance unique de les percer à jour, ou est-ce que cet espoir est absolument vain, parce que le premier regard passe toujours à côté de ce qui est important? Elle avait beau chercher, seul subsistait dans sa mémoire le visage d’un homme adulte, à la quarantaine vigoureuse, un professeur qui ne lui était rien. (p.41)

 

Son corps est un outil, celui de ses amants aussi. Efficace en affaires, négociatrice féroce, l’argent est là. Tout va. Elle se laisse emporter par un certain pouvoir même si elle ressent un grand vide en elle. Sa vie n’est que gestes et décisions qui lui semblent futiles. L’impression d’être toujours à côté d’elle.

 

RENCONTRE

 

Elle se retrouve devant un jeune homme qui découvre le monde. C’est l’amour, la passion à nouveau, l’abandon, une deuxième chance, tous les possibles. Les jours s’aplanissent et s’adoucissent. Elle suit ce garçon, l’épouse quand elle devient enceinte. Ils pourraient aller comme ça, aspirés par la grande mouvance du voyage, mais il faut revenir sur ses pas. Toujours. Le départ reste le point d’arrivée. 

Voilà le couple en Irlande. Liv Maria réalise qu’elle a marié le fils de Fergus, ce professeur qui l’a séduite à Berlin. L’enseignant est décédé dans un bête accident juste après son retour, cet été de tous les plaisirs et de tous les ébats. Elle a été l’amante du père et elle est celle du fils. Plus, elle côtoie sa femme tous les jours, vit dans sa maison, surprend des photos qui la troublent. Tous ces moments qu’elle a voulu oublier lui reviennent en plein visage.

 

Malgré elle, elle revoyait Fergus au lit, elle aurait voulu l’oublier, mais la vérité était qu’il était inoubliable, elle ne pouvait pas croire que l’homme qui l’avait possédée le premier, possédée à la rendre folle, était désormais mort et enterré. Comment était-ce possible? Quelle était la chance, la malchance, pour être successivement l’amante d’un père et de son fils? De tous les hommes sur la Terre, comment avait-elle pu tomber amoureuse successivement d’un père et de son fils? (p.115)

 

Liv Maria ne peut que s’enfermer dans son silence. Comment expliquer la situation à son mari sans tout détruire? La jeune femme se moule à une existence tranquille, devient libraire et passe ses jours à lire des écrivains qui la passionnent. Semaines sans heurts, calme après les grands remous du monde. Ses enfants sont beaux, son homme aimant, son travail captivant. Elle a tout pour être heureuse. Mais il y a cet été qu’elle doit masquer, qu’elle ne peut raconter et qui la hante. La situation devient difficile avec les questions des amis et des réponses qu’elle ne peut formuler. 

 

PASSION

 

Julia Kerninon m’a emberlificoté dans une histoire de vérités et de mensonges, d’amour et de trahisons. Fergus a trompé sa femme et menti à Liv Maria, comme il l’a fait avec toutes ces étudiantes qu’il a séduites. Un amant inoubliable, un manipulateur doué. Comment se déprendre d’un passé qu’elle ne peut révéler sans tout gâcher? Est-ce possible de tout effacer et de repartir dans un nouvel élan? Le fils pourrait-il pardonner au père et à Liv Maria? Et son épouse dupée elle?

 

Dans la librairie, en ouvrant le journal du matin, elle avait de plus en plus souvent l’impression de lire l’état de sa propre vie. Des incendies. Des pluies diluviennes. Des populations déplacées. Des moustiques en février. Des floraisons en décembre. La disparition du silence, la disparition de la nuit. Elle aussi, de plus en plus souvent, sans encore se l’avouer, elle avait envie de disparaître. (p.180)

 

La vie arrange toujours les choses, même mal. Elle a beau fuir dans ses lectures, son passé est là, chaque fois qu’elle rentre à la maison, se retrouve devant son mari. Elle doit s’arracher à ses mensonges. Liv Maria fera ce qu’elle a toujours fait dans sa vie. 

 

Je suis la fille unique du lecteur et de l’insulaire, je suis le bébé Tonnerre, l’orpheline, l’héritière, je suis la jeune maîtresse du professeur, la femme-enfant, la fille-fleur, la chica, la huasa, la patiente de Van Burren, la petite amie, la pièce rapportée, la traîtresse, l’épouse et la madone, la Norvégienne et la Bretonne. Je suis une mère, je suis une menteuse, je suis une fugitive, et je suis libre. Elle ne pouvait pas rester là. Elle ne savait pas exactement pourquoi, mais elle ne pouvait pas. Mon nom est Liv Maria Christensen. Je suis — ce que je suis. (p.201)

 

Un roman superbement écrit, la détresse psychologique d’une femme attachante, son drame, son combat pour le bonheur. C’est fascinant, c’est bon, c’est juste, troublant. Une lecture qui m’a laissé sur un pied, hésitant entre la vérité et tous mes mensonges, le réel et l’imaginaire. La vie dissimule les plus grandes tragédies et demande des choix terribles souvent pour avoir le luxe de se regarder dans un miroir sans détourner les yeux. 


KERNINON JULIA, liv Maria, ANIKA PARANCE ÉDITEUR, 208 pages, 25,00 $.

https://www.apediteur.com/litterature/livre/liv-maria

vendredi 25 septembre 2020

À BORD AVEC JOCELYNE SAUCIER

LE MOUVEMENT EST quasi un personnage dans les romans de Jocelyne Saucier. Une «bougeotte» qui anime et porte le récit. Dans Jeanne sur les routes, tout va dans cet élan qui permet de s’égarer et de se retrouver. C’est peut-être moins important dans Il pleuvait des oiseaux. Dans ce récit, le glissement se cache dans les tableaux de Boychuck évoquant une époque révolue, un drame qui a marqué les esprits. Dans À train perdu, l’écrivaine pousse ses personnages dans un mouvement perpétuel qui évoque la course des trains. Madame Saucier prouve encore une fois que bouger, c’est la vie, l’espoir et peut-être aussi la rédemption. 

 

Jocelyne Saucier, dans un roman attendu après l’immense succès d’Il pleuvait des oiseaux, m’a étonné avec À train perdu. J’ai même arrêté ma course après cinquante pages pour recommencer le tout en m’appuyant sur les mots et les multiples directions que prend ce récit. Son histoire va dans plusieurs directions et il faut un certain temps avant d’accepter de se laisser trimbaler. Il suffit d’embarquer dans ce train qui nous emporte en Abitibi et partout dans le nord de l’Ontario, sur des voies ferrées très fréquentées autrefois et qui sont abandonnées faute de volonté. Clova, Senneterre, Parent, Swatiska, Sudburry, Chapleau, White River, Toronto et Montréal, des noms comme autant de stations qui marquent la cadence de l’écriture, des arrêts pour reprendre son souffle. 

Nous voici dans un wagon de voyageurs, une bulle hors du temps, à la recherche de soi peut-être, de certaines vérités qui surgissent quand on décide de «sortir» de sa vie.

Les trains sont associés à mon exil à Montréal. Dans les années 60, il ne me serait jamais venu à l’esprit d’utiliser un autre moyen de transport. Embarquement à Saint-Félicien en début de soirée et arrivée à Montréal après une douzaine d’heures. Réchappé de la nuit, je me retrouvais ébloui dans la gare Centrale, dans un monde où les hommes et les femmes sont en attente d’un départ, d’une nouvelle vie peut-être. Des noms reviennent, comme les grains d’un chapelet : Chambord, Rivière-à-Pierre, Hervé-Jonction. Ça vibre toujours dans ma tête. Et les battements des roues sur les rails, cette musique qui endort ou tient éveiller, les grincements et les soubresauts quand on greffait des wagons ou encore ces arrêts interminables où le temps se recroquevillait. Parce qu’alors, comme aujourd’hui, les marchandises avaient priorité sur les humains. L’inverse au printemps ou à Noël, l’apparition du lac Saint-Jean dans le matin de Chambord, la promesse d’un retour à soi. J’ai refait le voyage pour le plaisir, il y a quelques années. Un bonheur que de s'abandonner à ce mouvement avec régulièrement ce hurlement qui déchire la nuit telle la plainte d’un animal blessé, une douleur qui court loin devant pour dire que l’on existe. 

 

NAISSANCE

 

Gladys a vécu dans les School Trains qui sillonnaient le nord de l’Ontario. Un wagon, aménagé en salle de classe, allait d’un lieu à un autre pour scolariser les enfants des travailleurs du rail, prospecteurs, forestiers, mineurs et autochtones. Tous venaient apprivoiser l’écriture et la lecture, les chiffres et des moments d’histoire. Des heures magiques pour ces jeunes. Fille d’un instituteur itinérant, Gladys se déplaçait avec sa famille. Elle a gardé le rythme du train dans sa tête et est allée partout au Canada, hypnotisée par une musique, un battement de cœur. Après tout, ce pays du Canada est redevable au chemin de fer. Le projet d’une voie ferrée qui unirait l’Atlantique au Pacifique est le fondement de la Confédération de 1867. 

 

De 1926 à 1967, sept school trains ont sillonné le nord de l’Ontario pour aller porter l’alphabet, le calcul mental et les capitales d’Europe aux enfants de la forêt. Sept school cars, sept schools on wheels, comme on les aussi appelés et qu’on pourrait traduire par voitures-école. Aménagées en salles de classe (pupitres d’écoliers, tribune du maître, tableaux noirs, bibliothèque, tout pour accueillir douze élèves et leur enseignant), ces voitures étaient ni plus ni moins des écoles ambulantes. (p.66)

 

Gladys a suivi son mari à Swastika, une petite agglomération qui a surgi autour d’une exploitation minière. Un nom étrange qui suscite la curiosité. Albert Comeau meurt en tombant dans le puits de la mine. Gladys se retrouve veuve alors qu’elle est enceinte de sa fille. Une femme vivante, présente qui enseigne et goûte à la vie. Elle ne rate jamais la chance de sauter dans un train pour aller visiter ses amies. C’est le seul moyen de communication entre ces agglomérations qui dépendent totalement de ce moyen de transport. 

Lisana, promue à un brillant avenir en étudiant pour devenir infirmière, sombre dans la dépression et combat son désir d’en finir. Tentatives de suicide, obsession, incapacité de se prendre en main et de foncer dans le jour comme une locomotive. Gladys doit porter sa croix pour une faute qu’elle n’a pas commise. 

 

On s’est beaucoup apitoyé sur le sort de Gladys, sur les misères que lui faisait sa fille, on a pesté contre Lisana autant qu’on s’est plaint de l’aveuglement de Gladys, alors que, selon Suzan, il y avait des moments de complicité entre les deux femmes, des instants où elles se déposaient l’une dans l’autre, où elles trouvaient l’équilibre qui les a tenues ensemble pendant toutes ces années. (p.78)

 

Et voilà qu’un matin elle monte dans le train à Swastika, sans bagage, qu’elle disparaît, abandonnant Lisana. Elle n’a prévenu personne, même pas sa voisine avec qui elle partageait tout ou presque. Ce n’est pas dans ses habitudes. Rapidement les amis s’inquiètent.

Tous se mobilisent pour retrouver la vieille femme et la ramener à la maison peut-être. Quelque chose ne va pas, ils en sont convaincus. Les appels téléphoniques se multiplient. On tente de savoir où elle se dirige, où elle se trouve, qui l’a vu et lui a parlé. On la suit à la trace, toujours avec un peu de retard, sans pouvoir deviner le but de ce voyage étrange. Elle s’est arrêtée chez une amie à Metagama et est repartie. Elle file vers Chapleau. Et que peut-on faire? La forcer à revenir à Swastika

 

VOYAGE

 

Gladys, qui porte le roman est en fuite, insaisissable, et le lecteur court derrière elle sans savoir où elle va s’arrêter. Et Lisana n’est d’aucun recours dans cette histoire. Elle refuse de voir les gens en se barricadant dans la maison. Et personne ne songe à la questionner. 

 

Bernie croit que Gladys cherchait à sauver sa fille au-delà de sa propre mort et que, tout comme la mère du petit Moïse, elle a fait un pari immense. Elle s’est lancée sur les rails en espérant rencontrer quelqu’un quelque part à qui elle pourrait confier sa fille suicidaire. (p.244) 

 

Ce « quelqu’un », ce sera Janelle qui s’installe dans un wagon où l’attend Gladys. Tout va arriver.

 

ENQUÊTE

 

Roman fascinant dont le fil conducteur repose sur des rumeurs, des appels téléphoniques, des suppositions. L’histoire est mouvement et les narrateurs sont à l’extérieur, les deux pieds sur le quai, dans une station souvent déserte. Que de départs, de rencontres improbables avec des gens qui hantent les trains, des nomades qui traitent cette mécanique comme un animal domestique. Et Janelle qui va avec ses humeurs et ses amours éphémères, engourdissant une grande blessure. Gladys trouve l’envers de sa fille avec Janelle, celle qui peut garder sa fille du côté des vivants. 

Une vie d’amitié, de fidélité, d’amours qui se forment et s’étiolent dans des lieux perdus comme Clova. Ce nom m’a replongé dans mon enfance. Mon père a passé des hivers dans ces parages. Parent et Clova revenaient souvent dans ses histoires «de forêt», comme écrit Louise Desjardins dans La fille de la famille. Des endroits mythiques qui habitent un coin de mon imaginaire même si je n’ai jamais fait l’effort de situer ces lieux sur une carte, encore moins de m’y rendre. C’est fait maintenant grâce à Jocelyne Saucier. 

Un univers magique qui nous pousse dans le temps et l’espace, le passé et le présent, une épopée qui s’effrite, rongée par une forme de cancer. Une écriture saisissante qui suit la course de la locomotive. Le bruit des roues d’acier sur les rails, c’est une musique de Philip Glass. Ce touk-à-touk hante Suzan et Gladys comme un mantra, un jeu qui permettait de devenir une autre peut-être. 

Fabuleux roman.

L’histoire de Gladys mais surtout celle des trains qui étaient le cordon ombilical qui unissait ces agglomérations du nord de l’Ontario et de l’Abitibi. Gladys meurt dans la plus belle des sérénités, après avoir fait fi de toutes les balises de son milieu pour filer vers un ailleurs dont on ne revient pas. Et finir à Clova, dans la paix de l’âme et de l’esprit, pourquoi pas. Un véritable envoûtement.

 

SAUCIER JOCELYNE, À train perdu, XYZ ÉDITEUR, 262 pages, 22,95 $.

https://editionsxyz.com/livre/a-train-perdu/ 

vendredi 18 septembre 2020

MAJOR DONNE LE GOÛT DE VIVRE

JE RÉPÉTAIS SOUVENT à mes stagiaires, quand je dirigeais un atelier d’écriture, qu’un écrivain est un lecteur avant tout, un explorateur des textes de ses contemporains et des grands noms de la littérature. Il devait repousser ses limites physiques et sociales, se doter d’un regard. Ce n’est certainement pas André Major qui va me contredire, lui qui ne cesse de voir par les yeux de certains écrivains. Quel bonheur de le retrouver dans Les pieds sur terre, un nouveau carnet qui couvre les années 2004 à 2007. Il s’agit de la quatrième étape de ce périple amorcé en 2007 avec la parution de L’esprit vagabond.


André Major lit et écrit. Bien sûr, il se laisse distraire par de longues promenades dans la forêt, les travaux dans son royaume des Laurentides, des moments avec ses petits-fils en visite et les corvées qui malmènent facilement une journée. Malgré toutes ces tâches, il reste en état d’écriture. Même en flânant aux abords d’un lac, en marchant lentement sous le couvert des arbres. Qu’il soit à sa petite table devant la fenêtre ou encore dans la montagne, il ressasse des mots, secoue des images qui tournent avec les moustiques quand c’est leur saison. Une idée qu’il travaille comme un morceau de bois un peu tordu qu’il doit redresser avant de lui trouver une place dans ses projets de rénovation.


Le livre que je préfère de plus en plus, c’est celui où je peux circuler à mon gré — et non pas de la première à la dernière phrase, comme on le fait en entrant dans un récit — et que je peux découvrir comme on découvre une forêt, en quittant le sentier pour suivre le cours d’un ruisseau ou en rêvant, assis contre le tronc d’un arbre. (p.18)

 

Major aime les carnets, les journaux d’écrivains et certains échanges épistolaires. Kafka, Paul Morand, Robert Walser et Peter Handke sont ses familiers. Leurs réflexions ne sont jamais loin quand il se laisse prendre par la beauté de son lac ou encore par un animal qui se faufile sans faire de bruit dans un massif de fougères. Ces moments où il s’abandonne à l’environnement que l’on oublie de voir souvent, toujours la tête ailleurs.

 

«Sans lectures, dit Canetti, plus rien ne vient à l’esprit. Rien ne se rattache plus à rien.» Moi, quand je suis privé trop longtemps de lecture ou d’écriture, c’est un sentiment d’inconsistance que j’éprouve — une sorte d’égarement que je surmonte en faisant n’importe quel travail manuel ou en cuisinant. Quand les mots nous manquent, c’est comme si on mangeait sa soupe sans sel. (p.91)

 

Sans la lecture et l’écriture, j’ai moi aussi l’impression de ne plus savoir comment respirer. Je peux m’étourdir avec Major dans des projets de rénovation. Ça m’arrive souvent au printemps, après un long hiver consacré aux phrases. Je m’aère l’esprit dans ces travaux qui exigent toute mon attention.

 

COMPLICITÉ

 

Je me sens proche d’André Major quand il soupèse les réflexions de ses amis les écrivains. Comme s’il était là et que je l’entendais respirer. Comme si je le suivais dans une érablière, heureux du silence et des oiseaux, partageant le bonheur d’être un corps en mouvement, qui se laisse envoûter par la douceur d’un jour de soleil ou de pluie, prenant plaisir à l’envol de la perdrix ou les affolements d’un geai qui s’alarme de tout, s’attardant devant un champignon surgi de la nuit ou une fleur dont le nom vous échappe. Ou encore un colibri qui dérive avec le vent, vous étonne avec ses départs brusques et imprévisibles. C’est peut-être pour ça que les premiers Français venus en terre du Canada croyaient que cet oiseau était l’incarnation du diable. 

Si Major a sa montagne, j’ai le parc de la Pointe Taillon, un vaste espace qui me surprend toujours avec ses jeux de lumière, les massifs d’épinettes qui montent la garde en bordure de l’eau. 

Plus souvent que l’auteur de L’esprit vagabond, je me laisse happer par les parutions québécoises et la fiction. Je reste un explorateur même si je devrais revenir sur mes pas, relire des écrivains découverts il y a si longtemps. Me parlent-ils encore, sauraient-ils m’émouvoir? C’est le prétexte de ma chronique dans Lettres québécoises. Elle me force à retrouver des textes que j’ai parcourus dans une belle frénésie. Ma mère alors n’aimait guère me voir «le nez» dans les gros livres de Gabriel Roy ou de Ringuet. J’étais beaucoup trop silencieux pour elle qui n’avait pas assez de sa journée pour essorer tous les mots. 

Je pourrais m’attarder dans cette chronique au premier roman d’André Major que j’ai lu dans les années 1970. C’est Gilbert Langevin qui m’a fait connaître Le vent du diable. Il a été son premier éditeur chez Atys. Tout comme Gilbert devait jouer un rôle important dans ma venue en littérature. 

 

AVENTURE

 

Lire André Major me fait songer à ces bonheurs que j’ai vécus dans les montagnes de La Doré, dans des chemins à peine tracés. Je retrouvais les cyprès de mon enfance, des ruisseaux et des éclaircies chargées de bleuets. Ou encore mon plaisir de pédaler dans le parc de la Pointe Taillon, de m’arrêter près d’une famille de perdrix qui vaquent à leurs affaires, ayant réussi à apprivoiser les humains. Et après, derrière une colline, les parterres de grandes fougères-aigles qui donnent une idée de l’infini. Plus loin encore, il y a un banc discret, devant le lac, à l’embouchure de la Péribonka. Sous une talle d’épinettes, je parcours quelques pages d’un livre. J’en ai toujours un dans les sacoches de mon vélo. La dernière fois, c’était Une brève histoire du temps de Stephen Hawking. Ça décolle les œillères que de pédaler dans le cosmos. Ou encore, je me contente de surveiller les hirondelles des sables qui passent leur été à multiplier les vrilles et les plongées. Et souvent un moment magique. Tout récemment, des grues du Canada qui arpentaient la tourbière, patientes et appliquées.

 

En relisant le journal ou les carnets d’un écrivain de qui je me sens proche, j’ai le sentiment d’entretenir avec lui des liens d’une amitié profonde. (p.174)

 

Major emprunte les mêmes sentiers que moi, écrit ce que je pourrais noter, mais dans un registre différent. Parce que, comme lui, j’ai la manie du carnet. Voilà un compagnon de marche, un ami qui pourrait partager mon temps, m’accompagner quand je tente de déchiffrer toute l’histoire du pays dans l’écorce d’un pin.

 

J’ai toujours su que tout récit a besoin d’un paysage pour évoluer et qu’il doit s’y ancrer pour s’épanouir, même s’il est ingrat, comme c’est le cas chez Juan Rulfo. L’écrivain peut aussi avoir vécu dans un lieu sans rien en avoir tiré, qu’il y ait été heureux ou malheureux. Je pense à l’année que j’ai passée à Toulouse, dont aucune trace n’apparaît dans ce que j’ai écrit par la suite. (p.175)

 

Quel bonheur que de suive André Major, que de s’attarder à ses phrases qu’il extirpe de ses carnets pour les épurer et les épousseter. Parce que «l’écriture vagabonde» fait accumuler les détails, de petites choses futiles qu’il faut élaguer comme un arbre avant de l’offrir à un lecteur. Je n’ai pas le courage de faire ce ménage dans mon journal, préférant avancer en laissant tout derrière. 

 

PARTAGE

 

Je ne me lasse jamais de ses réflexions, des écrivains qui partagent leur monde, des amis que je ne connais pas et que je devrais apprivoiser. C’est peut-être le plus grand bonheur qu’un écrivain peut vivre, se trouver des âmes complices. 

Il m’a ému avec Les pieds sur terre, me disant de prendre le temps de respirer, de m’ouvrir les yeux, de retourner les mots. 

 

Loin de nous délivrer du moi, la lecture nous renvoie à ce moi en l’élargissant, en l’ouvrant à quelque chose qui lui manquait. (p.223)

 

Je ne suis pas rassasié même si André Major se demande s’il y aura un autre carnet. Il doit continuer. J’ai besoin de ces moments de bonheur que je déguste comme un café chaud. Un écrivain n’a pas le droit d’abandonner son lecteur. 

Voilà une écriture qui fait du bien à l’âme et au corps, des pages qui donnent une conscience d’être un vivant dans l’étonnement du monde. André Major est un chercheur en quête de sens. C’est pourquoi il est indispensable. Si je ne suis pas un «noteux» comme lui, je suis un «souligneux». Je lis avec un marqueur jaune et laisse des traces partout. Peut-être que je me fais un livre avec ses phrases. C’est toujours ce que l’on cherche quand on s’abandonne au bonheur de la lecture.

 

MAJOR ANDRÉ, Les pieds sur terre, Éditions du BORÉAL, 264 pages, 28,95 $.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/les-pieds-sur-terre-2740.html

vendredi 11 septembre 2020

LA BELLE SOLITUDE DE L’ÉCRIVAIN

QUELLE AVENTURE QUE de se faufiler dans La fenêtre au sud de l’écrivain islandais Gyrôir Eliasson publié par La Peuplade. Une traduction française, bien sûr. Tout comme dans Au bord de la Sandra, ce lauréat du Grand prix du conseil nordique en 2011, nous plonge dans la plus terrible des solitudes. Un univers où j’ai eu l’impression que la vie sociale se retire pour laisser les humains un peu perdus devant la mer, sans liens avec leurs semblables. Rarement, je n’ai lu un roman qui décrit si bien et avec tant de justesse le travail de l’écrivain qui se coupe de tout pour peaufiner une histoire, comprendre des personnages qui peuvent prendre toutes les directions. Un monde de doutes et d’hésitations, où rien n’arrive et où tout peut se produire. Une quête faite de répétitions et d'entêtements.

 

J’aime m’aventurer dans la fiction des écrivains du Nord parce que j’y trouve un espace semblable au mien. Je veux dire un milieu physique qui ressemble au nôtre par les saisons et la végétation. C’est sans doute pourquoi je me suis toujours senti à l’aise dans les romans de Tolstoï ou encore dans les nouvelles de Tchekhov. Plonger dans ces textes, c’était découvrir un chez-soi qui prend une couleur singulière et une étrangeté fascinante. Avec Eliasson, j’ai imaginé un village de la Basse-Côte-Nord, sur un bord de mer rocheux, peut-être plus loin que Blanc-Sablon, dans un pays où les hivers durent longtemps et où les villégiateurs s’installent pour quelques jours en été. 

L’écrivain vit dans la maison d’un ami pour travailler un prochain roman. Rien ne va comme prévu. Tout devient laborieux et pénible. Le romancier refuse d’utiliser l’ordinateur (comment est-ce encore possible) et tape sur une vieille Olivetti. Les phrases arrivent à couvrir une page qu’il ajoute à celles qu’il accumule à côté de son instrument de torture, devant une fenêtre qui donne sur le sud, peut-être la direction qui peut le libérer, la fin du livre, le commencement d’une autre vie. La Terre s’est peut-être arrêtée dans sa course et le village attend en retenant son souffle.

 

Ce que je suis en train d’écrire est l’histoire d’un couple qui se rend dans un hôtel de montagne à l’étranger pour revigorer son union. J’ai du mal à écrire cette histoire. Le couple ressemble aux figurines de carton que grand-mère découpait pour moi quand j’étais petit et avec lesquelles je m’amusais. Mais à l’époque, je leur insufflais la vie par l’imagination, alors qu’à présent ça ne marche plus. Les personnages sont couchés comme des gisants sur leur lit d’hôtel, qui est aussi en carton. (p.10)

 

Tout comme dans Au bord de la Sandra, les deux livres s’ancrent près d’un plan d’eau. La rivière dans le premier et la mer ici, mouvante comme les pensées de l’homme.

 

PATIENCE

 

Travail étrange, surtout pour cet écrivain qui tape sur sa machine et dont le ruban est usé à la corde. Il a de plus en plus de difficulté à lire ses phrases. Le texte qu’il a tant de mal à faire avancer devient peu à peu illisible. Il devine les mots avec ses doigts, tâtonnant sur la page de plus en plus grande. Comme si au lieu de progresser, il effaçait son histoire un peu plus, tous les jours.

 

Le ruban de ma machine est au bout du rouleau, les lettres pâlissent sur les pages, tout comme les personnages qui se traînent de temps à autre derrière elles avant de retomber dans une sorte de coma. La lettre b est assez singulière, elle a bougé et prend désormais place au-dessus des autres. Je me demande s’il faut y voir un sens caché. (p.25)

 

Les écrivains ont des manies et d’étranges rituels, même dans notre univers informatisé. Notre romancier refuse la télévision et se contente de la radio. Il a peut-être besoin d’entendre des voix pour garder contact avec le monde extérieur. Il y aussi la musique que l’on diffuse. C’est son seul lien avec l’ailleurs. Il ne parle jamais aux vacanciers qui s’installent pour les beaux jours. 

Le port et les bateaux s’animent, le petit restaurant ouvre et c’est bon d’y prendre un café. La librairie, l’usine où l’on prépare le poisson, les promenades vers le phare qui font songer à Virginia Woolf, bien sûr. Les villageois restent silencieux, hostiles jusqu’à un certain point, ayant peut-être oublié la parole dans ces longs mois de froid et d’obscurité. La propriétaire du restaurant tout comme la libraire ne parlent jamais. Tous se méfient de cet écrivain qui peut leur voler des moments de vie et les étaler au grand jour dans des livres que nul n’arrive à comprendre. Drôle de métier. L’auteur doit se retirer en soi et se couper des autres pour mieux offrir une histoire et des personnages aux lecteurs. 

 

Les gens des maisons voisines sont paisibles et se font peu entendre, à part quelques éclats de rire dominant les craquements du gril. Peut-être les maisons sont-elles devenues noires comme ça à force de fumigation des barbecues; se peut-il qu’elles aient été blanches à l’origine? Dans les flammes du gaz grille la chair des bêtes sacrifiées. On dirait que les hommes éprouvent toujours le besoin de tuer quelque chose, quand ils ne se tuent pas les uns les autres. (p.75)

 

Les mots perdent de leur poids. L’histoire devient une surface vierge avec certaines aspérités. Comme si l’écriture était tout le contraire de l’affirmation nette et précise. Comme s’il fallait s’effacer et s’oublier pour inventer une intrigue. Et certainement que les corbeaux qui griffent la tôle du toit répondent à l’auteur, deviennent l'écho de son travail. Une occupation de plus en plus futile. C’est peut-être tout ce qu’il peut faire, lacérer la page en laissant de moins en moins de traces. Ou encore, après toute une vie de travail, n'être plus qu'un nom sur une pierre tombale au bord du cimetière comme ce peintre étranger qui est venu mourir dans le village.

 

HISTOIRE

 

Les pages s’accumulent près de la machine. Je n’en saurai pas beaucoup sur ce couple à l’hôtel, un amour qui s’étiole, un homme et une femme que l’écrivain n’arrive pas à faire exister. C’est peut-être en lien avec la rupture qu’il vient de vivre. On le devine parce qu’il reçoit des lettres, en rédige, mais ne les expédie jamais. 

 

Si cette histoire finit par être publiée — ce dont je commence à douter —, je m’attends tout autant à ce que les futurs lecteurs aient l’impression de tout ignorer de mes personnages une fois le livre refermé. Mais c’est là que la question se pose, aussi bien pour Adrian Leverkühn que pour les amants dont j’écris l’histoire : a-t-on besoin de connaître les personnages d’un roman? Il suffit sans doute de les faire défiler dans l’imagination, comme dans un film. Ils disparaîtront de toute façon tôt ou tard dans la pénombre de l’oubli, comme nous tous. (p.82)

 

Sa mère téléphone, pour lui rappeler sa famille. Son éditeur qui voudrait bien avoir le manuscrit, prévoir la sortie et les affaires marchandes qui entourent la naissance d’un nouvel ouvrage. Mais rien ne va. 

L’écrivain avance sur un chemin de montagne, longe des précipices. C’est souvent une lutte sans merci. Parfois, l’auteur remporte la victoire. Ça peut aussi être le personnage. Il reste une accumulation de feuilles qui n’intéresse personne. Mais l’homme est têtu. Il sert à la vieille Olivetti sa ration de phrases.

 

Les caractères imprimés par la machine à écrire s’estompent continuellement. Quelqu’un a dit que les artistes peintres produisaient leurs meilleures œuvres quand ils étaient sur le point de devenir aveugles. Il se peut que les écrivains soient au pinacle quand leurs mots deviennent presque invisibles. (p.84)

 

La mer avec ses nuances et ses changements, ses mouvements prévus et étonnants, les espaces dans la montagne, les navires qui approchent et disparaissent. Le froid qui chasse tous les rires de l’été, l’enfermement dans la maison qui se transforme en tanière. Les catastrophes dans le monde viennent en écho par la radio. Un murmure que l’écrivain écoute, en attente de sa libération peut-être. Tout ça en quatre saisons, avec la musique de Vivaldi parfois.

 

Attentat suicide à Kaboul

Syrie : trois femmes tuées dans les émeutes.

Il n’y a plus d’été en Syrie. (p.119)

 

J’ai lu ce roman comme un récit ou encore un journal qui permet de s’attarder à quelques réflexions, qui colle à la marche des saisons. Des paragraphes, des sentences, une méditation sur un ouvrage et un auteur, un événement qui secoue le silence. Je me suis pris d’affection pour cet homme. Impossible de l’abandonner à sa solitude. J’aurais eu l’impression de m’enfuir et d’être lâche. Un tour de force que réalise Gyrôir Eliasson. Malgré un dépouillement extrême, le peu d’action et d’intrigues, une existence minimale et quasi végétative, il est parvenu à m’accrocher. Malgré l’absence de signes visibles sur la page, on s’y cramponne comme un naufragé à bout de force, quand le monde tient à un débris de navire. 

Magnifique et troublant. Un livre qui donne du poids à la vie dans ses manifestations les plus simples et les plus exigeantes. Un texte où l’oreille et le regard sont sollicités constamment. Un véritable piège qui se referme peu à peu sur le lecteur.

 

ELIASSON GYROIR, La fenêtre au sud, Éditions La Peuplade, 168 pages, 21,95 $.

http://lapeuplade.com/livres/fenetre/

vendredi 4 septembre 2020

UNE PAGE D’HISTOIRE MÉCONNUE

JOCELYN CULLITY visite une page du colonialisme, met en scène les idéologies qui ont dominé dans l’Empire britannique dans Amah et les pigeons aux ailes de soie. Comment concilier matérialisme et arts? Ce roman saisissant parle à l’œil, à l’odorat et à l’oreille. Un moment honteux dans la marche des nations, la grande aventure de ce que l’on nomme civilisation. D’autant plus que madame Cullity s’est inspirée du journal de son arrière-arrière arrière grand-tante qui vivait à Lucknow lors de ce conflit qui est vu comme l’une des premières étapes de la libération de l’Inde. Ce qui donne une touche réaliste à ce récit d’une belle justesse. Impossible de quitter ce roman avant la dernière phrase, le saccage de cette ville pas comme les autres. 


Il faut souvent recourir à la fiction pour comprendre cette longue période où l’Europe croyait que la planète lui appartenait et qu’elle n’avait qu’à se servir. Dans Amah et les pigeons aux ailes de soie, Jocelyn Cullity nous fait revivre un moment décisif de l’histoire de l’Inde. Il est vrai que nous masquons de plus en plus notre « maître le passé » et que nous cherchons à l’oublier. Nous proclamons être modernes, vissés au présent, ignorants d’un monde qui va tout de travers, drogués par les « tweets » d’un président qui jette de l’essence sur les braises, s’amuse dans un pays qui flirte avec le chaos, la violence et le racisme. 

Jocelyn Cullity nous parachute en Inde, en 1857, dans la ville de Lucknow renommée pour sa richesse, ses artistes, ses chanteurs et ses poètes, ses courtisanes et surtout pour sa façon de vivre. De quoi rêver et oublier nos «arts vivants qu’il faut repenser», la dictature de l’image, nos vedettes qui s’installent en résidence permanente au petit écran. 

Une ville où la culture domine et marque les gestes du quotidien. Si elle existait encore, cette cité, elle me donnerait envie de m’y réfugier pour écouter les dialogues versifiés des pigeons qui s’envolent et finissent toujours par revenir. Pourtant, j’aime assez les histoires de «mes» corneilles et les cris alarmistes des geais bleus, les rires des mésanges qui portent leur masque sans sourciller.

Lucknow en 1857. On y jouait Shakespeare. Les artisans fabriquaient des bijoux, peignaient des tableaux ou cousaient de riches vêtements. Au pays, sir John A. Macdonald s’installait à la tête du Canada. Il lançait son grand chantier, la construction du chemin de fer qui laisserait une terrible cicatrice en traversant le continent, bousculant les peuples qui y vivaient, particulièrement les métis. Ça vous dit quelque chose? C’est ce monsieur dont on vient de déboulonner la statue à Montréal et que notre ami Serge Bouchard déteste avec amour.

À Lucknow alors, le roi légitime est en exil et les conquérants britanniques ne se privent de rien.

 

Des milliers d’Anglais veulent s’emparer de Lucknow, et Amah, seule au milieu du marché grouillant, observe la vente aux enchères de la Compagnie anglaise des Indes occidentales. Les cris des animaux effrayés emplissent le ciel. Les Anglais ont vidé les écuries et les ménageries de toute la ville et vendent maintenant à des marchands étrangers les chevaux, les éléphants, les chameaux, les guépards et les pigeons aux ailes de soie. Le cheval favori d’Amah se trouve parmi eux : un waler à robe brune d’Australie, cadeau du roi, admiratif de ses talents d’écuyère. Des années d’entraînement et d’élevage attentif sont délibérément effacées comme par la gomme d’un crayon. Comme si on espérait effacer Sa Majesté. (p.21)

 

Tous subissent ce pillage en retenant leur souffle, savent que tout peut basculer d’un côté comme de l’autre. Des jours où un simple mot peut provoquer une catastrophe. 

 

GARDE

 

Amah fait partie de la garde d’élite de la famille royale. Cavalière émérite, elle manie le fusil, transmet des messages et devient les yeux et les oreilles de la souveraine Begam Sahiba. On échappe aux moules connus et ressassés dans les manuels d’histoire où les femmes plient devant la loi du maître barbu, essuient leurs larmes et protègent leur progéniture des prédateurs. 

Deux civilisations s’épient, deux manières de voir et de vivre se confrontent. Les Britanniques s’imposent par la puissance de leur armée. La meilleure au monde alors. Le Québec a subi ces militaires en 1837. Les habits rouges étaient là pour étouffer la révolte des patriotes en brûlant tout sur leur passage. C’est cette force aveugle qui permet aux commerçants de s’emparer de toutes les richesses de l’Inde. 

 

Durant les longues semaines qui suivent, des centaines d’Anglais s’abattent sur Lucknow comme une pluie torrentielle effeuillant les rosiers. Ils entrent de force dans les édifices royaux, achètent le départ des fonctionnaires municipaux du roi et se réapproprient les lieux. Les hommes de la Compagnie s’installent dans des locaux qu’ils ont aménagés à même les écuries royales. (p.46)

 

Voilà le raffinement, la poésie, le chant et la danse devant les canons et des arrivistes qui ne pensent qu’à s’enrichir. On se croirait à notre époque où la culture et les arts doivent survivre à une commercialisation outrancière. Deux mondes irréconciliables, il va sans dire, et la victoire des plus grossiers et des plus avides est à prévoir. 

 

RÉSISTANCE

 

Lucknow voudrait bien faire comprendre aux envahisseurs qu’ils doivent respecter leurs coutumes et surtout leur permettre de gérer leurs affaires comme ils l’ont toujours fait. La reine Begam Sahiba recrute des volontaires et une armée prend forme. Un autre gouverneur va être nommé et il connaît bien le pays et leur culture. Peut-être que tout peut s’arranger.

 

La ville est toujours une oasis sous le firmament étoilé, avec ses espaces grouillants, sa poésie, ses murmures, ses statues de dieux romains, ses secrets. Amah ressent un brin d’incertitude quant à la formation de la nouvelle armée, mais ce moment est vite dissipé. Tout ce que les Lakhnavis demandent, c’est de la tranquillité, se dit-elle. Tout ce qu’ils veulent, c’est retrouver le Lucknow d’autrefois. Tout ce qu’ils souhaitent, c’est ravoir leur vie d’avant l’occupation anglaise. (p.119)

 

La révolte éclate. Les Anglais se barricadent dans une place forte avec femmes et enfants, refusent tout compromis, attendent que la grande armée de Sa Majesté la reine Victoria (elle vient d’accoucher) arrive et écrase la racaille. 

Le bon sens ne triomphe jamais dans ce genre de confrontation. Les espions sont partout, la situation se dégrade et devient invivable.

 

Sir Henry Lawrence approuve ces Anglais qui regardent, en plissant les yeux, la foule de Lakhnavis, ces hommes en pantalons blancs et tuniques rouges qui plastronnent devant six pendus et devant les habitants de Lucknow, qui portent des mules de fils d’or et des châles de fils d’or, qui sont maintenant des gens mauvais à qui la mort des Indiens en uniformes kaki effilochés servira de leçon, tandis que les Anglais en tuniques de fils d’or partagent la fibre d’arrogance de leur chef, sir Henry Lawrence. Sa Majesté boit de l’eau glacée et vogue au loin pendant que sir Henry Lawrence n’interdit pas les cartouches enrobées de graisse interdite, mais choisit plutôt de rompre le cou de certains hommes avec de la corde de coco, cette corde qui sert habituellement à attacher les chèvres. La faible lueur d’espoir qu’entretenait Amah à l’égard des Anglais, cette faible lueur de luciole, s’est éteinte. (p.153)

 

Les soldats affamés, violents, capables de tout et surtout mieux armés et dirigés écrasent rapidement les forces rebelles. 

 

CIVILISATION

 

La brutalité a toujours le dernier mot. La ville des arts est saccagée. Une civilisation disparaît sous les bottes boueuses des militaires.

Il faudra l’arrivée de Gandhi, cent ans plus tard, pour chasser l’envahisseur avec une arme inédite. La non-violence redonnera l’Inde à ses populations. Ce retour de l’histoire se produit en 1947, juste après la catastrophe de la Deuxième Guerre mondiale en Europe. Gandhi a su profiter du terrible conflit avec l’Allemagne. L’Angleterre n’avait plus les ressources pour mater des populations hors de ses frontières. 

Cette révolte ébranlera l’Empire colonial britannique et amorce des changements qui arriveront une centaine d’années plus tard. Il faut toujours des sacrifiés pour que les choses bougent. 

Une très belle traduction, un texte qui oscille entre la poésie et la réalité brutale. Il suffit de suivre Amah et la magie opère.

 

CULLITY JOCELYN, Amah et les pigeons aux ailes de soie, Éditions La Pleine Lune, 312 pages, 27,95 $.

https://www.pleinelune.qc.ca/titre/513/amah-et-les-pigeons-aux-ailes-de-soie