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dimanche 23 janvier 2011

Guy Lalancette aborde un sujet très difficile

Si j’ai bien compris, le récit de Guy Lalancette a été «exhumé des oubliettes où… il espérait» depuis un certain temps. La directrice littéraire de VLB Éditeur, Marie-Pierre Barathon, serait à l’origine de cette résurrection.
«Le bruit que fait la mort en tombant», quel titre magnifique, s’attarde à un accident de la route qui a emporté la sœur de l’écrivain. C’était l’hiver, la nuit peut-être, un vendredi, après le repas qui met fin à une semaine étourdissante. Il y a eu une sonnerie du téléphone, un appel du bout du monde. Une nouvelle du genre fige et laisse sans paroles. Possiblement alors que la Terre hésite une petite éternité avant de reprendre sa rotation. Les mots ne savent plus être les mots.
«C’est à distance que le  bruit est arrivé jusqu’à moi. Le bruit obsédant du téléphone, ce vendredi soir de janvier, à l’heure de la vaisselle.» (p.18)
La sœur, la complice des jeux d’enfance, celle qui a partagé ses secrets, ses lubies et ses mondes imaginaires vient de périr dans un accident imprévisible et inexplicable.
«Ta mort ne se raccommode pas. Je ne sais pas comment rapiécer ce manque que j’ai, cette absence bruyante qui tombe dans mes nuits surtout et réveille ton souvenir.» (p. 28)
Les souvenirs, les rires, les jours heureux, les peurs et les craintes reviennent dans un tourbillon. Tout le vécu se bouscule dans le présent.
«La mort, ça fait du bruit en tombant. C’est toujours un accident. Quand la mort tombe sur un plancher de bois, il y a tout l’écho que ça fait. Le bruit s’étend aux alentours, se heurte au lit des planches, s’incruste, marque et fend. L’éclat d’une cassure.» (p.17)

Cauchemar

Les frères et les sœurs se retrouvent autour du cercueil pour se rassurer, pour être certain de ne pas vivre une hallucination qui broie la mémoire.
«Elle est là, dans un grand cercueil rouge, verni, lustré, lumineux, habillé de coussins et de parements qui lui font un grand nuage ouvert sur une mort vive. On l’a couchée presque vivante dans sa blouse jaune à fleurs blanches, sa préférée, ses mains jointes sur le ventre d’un bonheur tranquille comme si l’on voulait la faire sourire encore un peu.» (p.16)
L’écrivain, le frère abandonné, prend conscience de ces drames qui font les manchettes des journaux et de la télévision. La banale tragédie ou le grand spectacle que sont devenus les guerres maintenant.
Une itinérante retrouvée gelée dans une ruelle de Montréal par un froid sibérien; une jeune fille qui s’est pendue dans le garage familial après une rupture; un homme qui tue sa femme et ses enfants avant de rater son suicide. Toutes ces morts traumatisent les proches et les témoins. Comme un écho à sa propre fin qui approchera un jour ou l’autre, sur la pointe des pieds ou dans une bourrasque.
«J’entends déjà le bourdonnement que fait ma propre mort comme un ventre habité. Une grossesse dévorante qui se nourrit aux murmures de chaque heure, de chaque journée, prenant aux battements du cœur tous les instants échappés.» (p.65)
La tragédie familiale s’amalgame à ces décès qui marquent les jours, témoignent des folies, de l’indifférence, de la haine qui aveugle partout, de l’absurdité de la vie d’une certaine manière.

Bouleversement

Un sujet difficile, une écriture rugueuse pour témoigner de ce grand bouleversement qui retourne l’être.
Le lecteur s’arrache à cette lecture en guettant ses gestes et ses mouvements. Sa propre respiration devient obsédante et douloureuse même. Il faut souvent cet arrachement pour vivre pleinement face au temps qui saccage tout.
Un pari audacieux que relève Guy Lalancette parce que nous n’aimons guère s’attarder à la mort dans nos sociétés, la refusant et la niant même. Le romancier ramène cette réalité que nous avons tous connue avec la perte d’un père, d’une mère, d’un frère ou d’une sœur. Un court récit senti et poignant.

«Le bruit que fait la mort en tombant» de Guy Lalancette est publié chez VLB Éditeur. 
http://www.edvlb.com/guy-lalancette/auteur/lala1001

Robert Lalonde fait de sa vie une aventure

Robert Lalonde revient à la manière de «Iotékha», au «Monde sur le flanc de la truite» et «Où vont mourir les sizerins flammés en été» dans «Le seul instant». Des lectures, des réflexions et des découvertes qui s’enchevêtrent d’une façon unique.
Le récit présente aussi des pastels et des aquarelles de l’auteur. Une autre manière d’explorer l’univers qui l’entoure et le fascine. Une belle surprise aussi ! J’ignorais que Lalonde usait de la couleur.
Du 15 mai au 15 septembre 2009, l’écrivain s’installe à Sainte-Cécile-de-Milton. Il pleut quasi à tous les jours. Un été de nuages et d’ondées avec un soleil peureux. Il se rabat sur certaines lectures, l’écriture et quelques travaux. Et il y a ce ciel barbouillé qu’il tente de peindre.
«J’essaie encore, cette fois à la gouache. Il me faut parvenir à confisquer ce continuel ciel de pluie qui commence à me taper sur les nerfs. Bien sûr, c’est plus facile – à tout le moins pour partir. Je mélange les bleus, les gris, un soupçon de noir avec le blanc opalin et badigeonne ou plutôt, tamponne à l’éponge la feuille de ma mixture charbonneuse, labile, grossièrement orageuse.» (p.41)
Il n’en fera qu’un gâchis, mais ce n’est pas ce qui importe !

Lecteur

Robert Lalonde passe de Teilhard de Chardin à Oscar Wilde, d’Enrique Vila-Matas à Wittgenstein. Les livres traînent partout et il y puise au hasard de ses occupations ou de ses préoccupations. Ils sont nombreux les compagnons qui le houspillent et le figent entre deux gestes.
«Je ferme les yeux et me récite à voix basse ces mots de Jacques Rivière, qui a lui aussi dix-sept ans et qui écrit à son ami Alain-Fournier  - je les ai lus hier et les ai appris par cœur, comme autrefois mes prières : «Le bonheur n’est que cette palpitation précaire de la main tendue vers son bien. Ce n’est que cela. Et rien ne permet d’appeler autre chose le bonheur, puisque nous ne connaissons que cela.» (p.15)
Des jours où il oscille entre les tentatives d’écriture, les tableaux, des randonnées, des instants magiques où il surprend des chevreuils dans un boisé ou une paruline qui fait un éclat de lumière dans la grisaille du jour. L’étang l’attire, la lisière du bois, le ciel qui distille les nuages. Il va avec le chien, son compagnon de promenades, le chat qui disparaît et revient. Il explore la forêt environnante parce que «lire, c’est traduire», bousculer le monde familier et souvent étonnant.
L’écriture tente de cerner tout cela et de comprendre peut-être.
«Ça se passera un jour de pluie, et il y aura des chats impatients, des mouches agaçantes, une vilaine brumasse accrochée aux arbres. Il y aura du désespoir, de la désolation, un soleil absent depuis trop longtemps. Et il y aura un personnage – moi et pas moi- à qui je donnerai des yeux doux et un cœur triste, un cœur faible, mais fidèle.» (p.79)
Des occupations qui poussent vers l’essentiel, les questions qui ne trouvent que rarement de réponses.
«Qui suis-je, au fond ? Un guetteur, un pisteur, un espion et un mouchard : un écrivain. Pour le reste, je suis comme chacun, celui qui se met en file, obéit et espère ressortir vivant (et toujours capable de voir) des échauffourées quotidiennes.» (p.68)
L’écrivain, par le biais de ses récits, nous entraîne dans l’hésitation, la rupture du temps où la vie prend son sens et trouve sa plénitude. Le grand tourmenté ne s’arrête jamais de battre la campagne et de secouer l’univers des mots. Il faut prendre le risque de suivre Robert Lalonde. Plonger dans l’un de ses carnets, c’est tout délaisser quand un ami se présente, se confie et se livre sans aucune retenue. Une expérience existentielle à chaque fois.

«Le seul instant» de Robert Lalonde est publié chez Boréal Éditeur.

dimanche 16 janvier 2011

Bertrand Gervais et les affres de la cinquantaine

Rémy Potvin déprime. Son dernier roman a été boudé par la critique. Un ouvrage volumineux qui demande des efforts à la lecture. Difficile de ne pas faire le lien avec «Les failles de l’Amérique» de Bertrand Gervais, un roman magistral passé dans une belle indifférence en 2005.
«Comme dans un film des frères Cohen», la dernière parution de Gervais, s’attarde à cet écrivain dans la cinquantaine qui sent le temps filer.
L’histoire s’amorce en Australie. Carole et Rémy visitent le pays des kangourous, un cadeau de leur fils peintre qui connaît le succès. Son premier vernissage l’a rendu célèbre ou presque. Ils circulent en auto et le GPS, par une voix de femme, guide le moindre de leurs gestes. La voix obsède Rémy et exaspère Carole. Gwyneth, c’est le nom de la guide, multiplie les indications et s’infiltre peu à peu dans leur vie.
«Vous êtes peut-être dans la même voiture, mais vous n’allez pas dans la même direction. L’Australie n’est pas un médicament. » Carole réagit violemment. Elle allume la radio à plein volume. Elle ne veut rien entendre des lapalissades que nous sert Gwyneth entre deux indications.» (p.22)
Cette «présence étrange» sent les tensions dans le couple. Peut-être une allusion à cette technologie qui aspire l’âme des individus qui se branchent sur toute une panoplie de gadgets.

Retour

Les choses ne s’arrangent pas en rentrant à Montréal. Rémy n’arrive plus à écrire et tourne comme un poisson dans un bocal. Il envie les succès de son fils, fantasme sur sa petite amie, tente de se justifier, mais n’arrive pas à retrouver son équilibre. Son dernier échec pèse lourd et ses contacts avec son éditeur ne le rassurent guère.
«C’est mon âme que je mets dans mes écrits. C’est ma vie qui est chaque fois en jeu. Pas celle de quelqu’un d’autre. Et quand un de mes romans fait un flop, je ne peux pas me cacher derrière des vices cachés ou un ralentissement économique, je ne peux blâmer le vendeur ou le client, il n’y a que moi. C’est uniquement ma faute. Et je suis le seul à en payer le prix.» (p.86)
Carole fait ses valises et Alexandre, le fils, prend ses distances. Et pour tourner le fer dans la plaie, un collègue remporte le prix du Gouverneur général du Canada. C’est la goutte qui fait déborder le vase. Rien de pire que les succès des autres quand les mots deviennent des ennemis.
Rémy a beau subir des examens à l’hôpital, il n’arrive pas à cerner ses peurs et ses angoisses. Il n’est plus qu’un objet devant le regard des spécialistes. La dépersonnalisation totale, la perte de son identité. Est-ce le sort de l’écrivain qui devient une chose sous l’oeil du lecteur ?
«Il n’y a pas à dire, la salle d’attente d’un hôpital bouleverse la beauté de la femme. Elle la cache comme le ferait un masque mortuaire. Quand elles pénètrent dans un hôpital, les femmes ne sont plus des femmes, mais des corps. Un ensemble d’organes soumis à des regards scrutateurs. Le corps dépersonnalisé a perdu tout érotisme.» (p.168)
Gervais ne trompe personne. C’est lui que Rémy projette dans ces femmes.

Travail

L’humour de Bertrand Gervais devient grinçant dans cet ouvrage où le cinéma multiplie les décors et les ambiances. L’écrivain est happé par la fiction qui triomphe de la réalité. Sa volonté de vivre est étouffée par une pulsion de mort et de destruction, les deux piliers de la création, dit-on souvent.
Bien sûr, un choc ramènera Rémy à une forme de conscience après avoir touché le fond. Il faut toujours le pire pour dessiller les yeux. Que s’est-il passé ? Peut-il revenir vers les siens ?
«J’ai cinquante ans. Je suis seul. Abandonné. En sursis. Carole est chez Manon ; Alexandre, chez Victor. Et Élisabeth Poignard passe des tests psychiatriques. On veut aussi m’en faire subir. Mes propos ont paru tout aussi incohérents que les siens. Je n’aurais jamais dû mentionner Gyyneth. Le rêve est pourtant rompu. Décapité.» (p.205)
L’écriture se situe au coeur de l’œuvre de Bertrand Gervais. Elle en est le moteur pour ainsi dire. Mais les muses, parfois, peuvent devenir des sirènes qui aspirent l’écrivain vers les ténèbres.
Le lecteur en sort de ce roman avec soulagement presque. Parce que la descente aux enfers de Rémy est déboussolante. Rien à voir avec la fable de «L’île des pas perdus» et les deux romans qui ont donné une suite pleine de fantaisie et de surprises.

«Comme dans un film des frères Cohen» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.
http://www.editionsxyz.com/auteur/55.html 

dimanche 9 janvier 2011

Anne Tremblay met fin à la saga des Gagné et des Rousseau

Anne Tremblay, avec «Au pied de l’oubli», termine sa saga historique. L’aventure s’amorçait en 1900, à l’aube du nouveau siècle avec «La colère du lac». Elle se termine avec ce quatrième ouvrage qui nous laisse au début des années 60.


Les Gagné et les Rousseau ont connu bien des épreuves depuis leur enfance dans le village de Jeanne-D’Arc, au Lac-Saint-Jean. La municipalité est disparue avec la montée des eaux et la construction des barrages. Le territoire est devenu le parc de Pointe-Taillon, le rendez-vous des cyclistes. Des plaquettes signalent encore la présence de ces colonisateurs du côté de la rivière Péribonka. Il suffit d’un peu d’attention pour retrouver les lieux de la fameuse fromagerie de François-Xavier. C’était à pointe Chevrette. Les habitués connaissent bien le secteur.
Les Rousseau ont migré à Roberval, Montréal, Saint-Ambroise avant de s’installer à Chicoutimi. Les Gagné ont suivi sensiblement le même parcours en plus de vivre un drame qui a disséminé toute la famille. L’incendie de la maison de Saint-Ambroise a laissé des marques indélébiles, en particulier chez Georges qui a sombré dans l’alcool. Il mettra des années à refaire surface et à pardonner à son fils Jean-Marie qu’il tient responsable de cette tragédie.
Julianna et François-Xavier ont connu leur part d’épreuves. Ce qui ne les empêche pas de relever la tête après les coups durs qui se multiplient.

Le couple

François-Xavier travaille dans une fromagerie pour un salaire de misère et Julianna tient le courrier du cœur au Progrès du Saguenay. Les frustrations quotidiennes deviennent des tragédies. Julianna a toujours eu de l’ambition pour dix et ne cesse d’inventer des tragédies. François-Xavier est plutôt le genre à baisser la tête et à encaisser les coups en serrant les dents.
Julianna est courtisée par le propriétaire du journal et il n’en faudrait pas beaucoup pour qu’elle réponde aux avances de cet homme charmant. Heureusement pour François-Xavier, les tabous sont les plus forts et elle n’ose commettre l’irréparable. Parce que Yves lui fait miroiter tout ce dont elle rêve depuis toujours.
Julianna, malgré ses humeurs, a des principes et ne peut se résoudre à tromper son mari. Le pauvre François-Xavier tente de suivre sa femme qui possède un courage qui lui fait défaut et une énergie inépuisable. Elle revendique la liberté, l’égalité entre les hommes et les femmes, souhaite ouvrir une maison qui s’occupera des épouses violentées et des mères célibataires. Elle se heurtera à l’indifférence du monde politique, même si la Révolution tranquille est là.
Familles

Georges a épousé une grenouille de bénitier en troisième noces. Yvette a du mal à se remettre de son aventure en France où elle a abandonné son fils. Henry a été élu député et se retrouve dans l’équipe du tonnerre de Jean Lesage. Il rêve de changer le monde.
Hélène relève la tête après une agression, mais n’a pas pour autant mis toutes les difficultés derrière elle. Son amour pour Chapeau, un Innu, fait prendre conscience des barrières qui séparent les deux peuples. Jean-Baptiste connaît le succès avec son entreprise de construction et Pierre trouve sa voie après un séjour difficile en Gaspésie. Un héritage lui permettra de prendre sa vie par le cou.
À la fin, le lecteur aimerait savoir si Hélène et Chapeau vont assumer leur amour. Le refus de Georges de dire oui au mariage de sa fille va-t-il résister au temps? Yvette, qui amorce une nouvelle étape dans sa carrière de chanteuse, semble apprivoiser le bonheur. Anne Tremblay est loin de nouer toutes les ficelles et laisse beaucoup de place au lecteur. À lui d'inventer la suite.
Les fidèles qui ont suivi la romancière depuis des années vivent un véritable deuil en refermant «Au pied de l’oubli». Quelle direction va prendre l’écrivaine maintenant? Son sens du dialogue et de l’action nous réserve certainement des surprises. 

« Au pied de l’oubli» d’Anne Tremblay est publié chez Guy Saint-Jean Éditeur. 
http://www.saint-jeanediteur.com/Default.aspx#auteur/ID/120/page/1

dimanche 26 décembre 2010

Les mondes étranges de Pascale Quiviger

Clara Chablis disparaît. Son entourage ne semble ni inquiet ni perturbé. La jeune femme a toujours été plus ou moins absente. Les témoignages ne révèlent rien de particulier sur cette solitaire qui apporte paix et bonheur à ceux qui la côtoient.
Quelques jours plus tard, les policiers retrouvent le corps atrocement mutilé d’une femme. La mère est formelle: c’est sa fille Clara. Daniel Kieffer, son amoureux, est tout aussi catégorique. Le corps retrouvé n’est pas celui de sa compagne. Tout se mélange et tous s’y perdent. L’enquête des policiers ne va nulle part.
Qui est Clara? Sa mère, son copain Daniel et Rose Jordan, une amie d’enfance, racontent des faits, mais la jeune femme demeure une énigme. Un mystère  aussi pour sa mère Cassandre qui a vécu de la prostitution et fait un séjour en prison. La fillette a connu les foyers d’accueil en attendant le retour de sa mère qu’elle idolâtrait.
«En réalité, je pense que les enfants avaient peur d’elle, avec sa tête d’adulte et ses jambes en cure-dents. On voyait bien qu’elle n’était pas normale, elle cachait quelque chose que personne n’osait lui demander d’expliquer, moi et mes parents pas plus que les autres. Personne ne faisait l’effort de vraiment la connaître, on la laissait seule mariner dans son jus, on se disait que, de toute façon, elle vivait dans son monde à elle. D’une certaine manière, je l’ai toujours connue disparue.» (p.80)
Charles E. Kieffer, le père de Daniel, est catégorique sur son lit de mort.
«Car Clara ne regardait pas elle voyait. Son œil noir pénétra dans ma poitrine comme la pointe blanche d’une lame pure.» (p.168)

Un don

La jeune femme possède un don qui lui vient de sa grand-mère Marie Elena qui avait un charisme qui ne laissait personne indifférent. Elle apaisait ceux qu’elle approchait.
Clara exerce la même fascination sur les gens. Elle les pousse vers ce qu’ils ont de meilleur en eux Elle sympathise avec les marginaux, Robert Durham en particulier, que des voix entraînent dans des gestes extrêmes. Clara calme le schizophrène par sa seule présence.
«Elle est venue s’asseoir avec moi. Elle tenait ses genoux serrés entre ses bras et elle regardait les flammes. Elle ne parlait pas. J’appréciais le fait qu’elle ne parle pas parce que c’était mon premier silence depuis tellement longtemps.» (p.106)
Pas étonnant qu’elle ait un peu de mal à vivre dans une société où tout repose sur les raisonnements et la logique. Elle n’a ni passeport, ni carte d’identification, aucune carte de crédit. Clara n’existe pas pour la communauté.
La jeune femme, un peu détachée de tout, tient à un carnet rouge qui lui vient de ses grands-parents Marie Elena Fromm et de Daniel Simons, des poètes et des créateurs. Des pages vierges que l’on transmet de génération en génération sans jamais y tracer un mot. Peut-être parce que toute vie s’écrit et s’efface à mesure que les jours s’écoulent.

Monde étrange

Pascale Quiviger possède l’art de plonger le lecteur dans des mondes étranges. Dans «La maison des temps rompus», elle se faufilait dans d’autres dimensions du temps. Dans «Pages à brûler» les personnages n’arrivent pas à élucider le mystère. Peut-être qu’il n’y a rien à expliquer. Certains hommes et certaines femmes échappent à toute définition, toute logique.
Tous les repères basculent. Madame Quiviger nous garde dans son histoire sans que nous sachions vraiment ce qui est vrai ou faux, possible ou impossible.
«Tant que je vis, elle vit/ puisque je l’aime elle avance/ son pas tient la mesure du ciel/ sa main l’atome/ qui nous rassemble tous.» (p.255)
Qui est Clara Chablis? La dernière d’une lignée familiale qui agit et s’exprime par elle? Personne n’arrive à trancher.
Une écriture maîtrisée, une intrigue qui soulève bien des questions. La magie de Pascale Quiviger s’exprime encore une fois. Un roman qui sort des normes pour notre plus grand bonheur. Un univers que l’écriture emporte et sauve d’une certaine façon. Parce que la mièvrerie pourrait bien avoir raison d’un tel propos. Heureusement pour Madame Quiviger, il n’en est rien.

«Pages è brûler» de Pascale Quiviger est publié aux Éditions du Boréal.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/pascale-quiviger-1609.html

dimanche 19 décembre 2010

Les rendez-vous manqués d'Esther Croft


Esther Croft est certainement l’une des meilleures nouvellistes du Québec avec Aude et Diane-Monique Daviau. Il n’y a qu’à consulter la liste des prix qu’elle a raflés pour s’en convaincre. Deux fois le prix Adrienne-Choquette, finaliste au Prix du Gouverneur général du Conseil des arts du Canada et du Grand Prix du livre de Montréal.
 Trois ans après «Le reste du temps», «Les rendez-vous manqués» présente un choix de dix nouvelles. Encore une fois l’intensité et l’acuité qui font la force de cette écrivaine sont là.
Certaines rencontres n’ont jamais lieu. Un geste, un mot, une hésitation et il est trop tard. Impossible de revenir en arrière. Pas besoin de circonstances exceptionnelles. Les personnages d’Esther Croft on peut les croiser dans la rue ou lors de certaines activités quotidiennes. Personne n’est épargné, la vie malmène tout le monde. Qui n’a pas vécu une séparation plus ou moins difficile, une aventure qui heurte ses proches. Ne reste que les regrets et les «j’aurais dû» qui n’arrangent rien.
Les frustrations s’accumulent. L’impossible arrive. Le mari ambitieux et travailleur est trouvé mort. Infarctus. Le couple s’était chicané sur une question domestique quelques heures auparavant. Il avait un peu plus de trente ans. La grande amie ne peut qu’écouter. Comment colmater ces fuites quand, dans sa propre vie, elle n’y arrive pas. Les mots lancés dans un moment d’humeur résonnent comme des gongs.
«Pourquoi c’est toujours quand on perd quelque chose ou quelqu’un qu’on en mesure toute l’importance ? Est-ce que tu le sais, toi, Karine ? On ne pourrait pas s’en rendre compte avant qu’il ne soit trop tard.» (p.55)
La vie est faite d’occasions ratées et de regrets qui finissent par endurcir l’être.

Des cas

Un père a élevé sa fille après la mort de sa compagne. Il l’a nié en ressassant sa douleur et ses souvenirs. Une femme n’a jamais désiré son fils. Il a eu l’impression de n’être rien à ses côtés. Ils se sont côtoyés sans jamais se voir et s’apprécier.
«Julien ne la dérangerait plus. Il ne tenterait aucune démarche ni pour la retrouver ni pour entrer en contact avec elle. Il se soumettrait jusqu’au bout à son besoin de retrait et de silence. Et pour ne pas être incommodé par ses propres besoins, il s’enfermerait dans une vie de plus en plus rétrécie, loin des regards et des sourires qui n’étaient pas pour lui. Mais il ne pourrait jamais renoncer tout à fait au désir de revoir un jour sa mère.» (p.52)
Une fille rebelle s’apaise un matin et sort pour ne jamais revenir. Cette fugue est pire que la mort pour la mère. Dans «Une fête nationale», les réjouissances collectives deviennent une manifestation sauvage de l’individualisme et de l’effronterie. Comment réagir au bout de sa vie, quand on se sent rejetée et inutile?
«Ce soir, pour la première fois de sa vie, Béatrice Longchamps n’assistera pas au spectacle de la Saint-Jean. Toute seule dans son appartement aux stores fermés, elle pensera à son père. Elle tentera de se consoler en se disant que lui, il ne comprenait peut-être pas toujours les insultes qu’on lui lançait dans une autre langue.» (p.100)
S’accumulent les silences, les frustrations, les blessures dont on ne guérit jamais.

Densité

La nouvelliste s’avère une observatrice rare. Des phrases anodines s’enfoncent comme des aiguilles et blessent à jamais. Une écriture précise, sans fioritures et un art de la chute qui étonne. Même que le retournement peut être spectaculaire. «Le boisé de l’université» nous laisse avec l’impression d’avoir mal lu ce texte troublant.
Esther Croft raffine son écriture dans «Les rendez-vous manqués». Un art de la concision et de la précision, une broderie qui nous emporte au cœur de la vie et de ses drames grands et petits. Nul n’est épargné. C’est peut-être que l’existence est constituée de blessures et de douleurs. Vivre serait-il apprendre à tolérer ses meurtrissures ? 

« Les rendez-vous manqués » d’Esther Croft est publié chez Lévesque éditeur. 

http://www.levesqueediteur.com/croft.php