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dimanche 12 décembre 2010

Michel Vézina réinvente le pays du Québec

Le lecteur doit imaginer qu’il plonge dans les années 2050 en ouvrant «Zone 5» de Michel Vézina. La Belle province est un état libre et indépendant pour le meilleur et le pire. Le nouveau pays possède de l’eau en abondance, une ressource de plus en plus rare sur la planète. Les États-Unis vivent le régime sec et demeurent une menace pour la petite contrée du nord. Les mines d’uranium suscitent aussi pas mal de convoitise.
Le gouvernement a décidé de fermer les régions. Ces espaces peu habités ne sont pas rentables économiquement. Subsiste quelques villes ici et là. Rimouski, sous une cloche de verre, bénéficie d’un climat tropical. Sept-Îles connaît un développement foudroyant à cause des mines. Le Saguenay-Lac-Saint-Jean est peut-être retourné à l’âge des fourrures et les castors aiguisent leurs dents inutilement devant des forêts rasées depuis belles lurettes.
À Montréal, les riches vivent avec les riches, les pauvres avec les pauvres. Il est possible de passer d’un secteur à l’autre en montrant patte blanche.
«C’est vers 2017 que les premières guérites seront érigées entre les quartiers d’Outremont et du Mille-End, puis aux entrées, un peu plus tard la même année, des autres quartiers chics de Montréal. Petit à petit, la ville, puis la région métropolitaine a complet, seront divisées en quatre catégories de zones distinctes…» (p.13)
On retourne à ces villes fortifiées qui prenaient l’allure d’un coffre-fort quand tombait la nuit au Moyen-Âge.

Contestation

Des expropriés, des déportés qui n’arrivent pas à se faire à la vie citadine, retournent vivre dans les régions. Ils doivent se faire discrets dans les ruines des anciens villages pour échapper aux patrouilles de l’armée québécoise qui ne fait pas de quartier. Ils sont emprisonnés s’ils sont découverts dans les zones interdites, passés le plus souvent par les armes.
À Blanc-Sablon, dans l’ancien village de la Côte-Nord, Élise, Jappy, Ender vivent dans la clandestinité, survivent en menant des expéditions de piratage dans le golfe Saint-Laurent pour trouver des denrées et des produits qui manquent.
Les rapines prennent de plus en plus d’importance. Les commandos arraisonnent des navires et coulent des pétroliers. Ces manœuvres deviennent inquiétantes pour les autorités qui ne peuvent tolérer pareil brigandage.
Les insurgés créent une coalition des squatters et tentent de provoquer la révolution. L’attaque d’un bateau de croisière tourne au désastre. Tous sont tués ou à peu près. Jappy est fait prisonnier et transporté à Montréal. Des conditions de détention inhumaines, des tortures, tout ce que l’on peut imaginer. Heureusement, il réussit à s’évader. Il ne manque pas de ressources ce pirate.
«Il affiche un sourire content même lorsque je l’accroche et l’attire vers moi, il sourit encore avant de se rendre compte qu’il est déjà en train de mourir. Même technique que pour le gardien. D’une efficacité redoutable. Trente secondes plus tard, je poursuis ma route, travesti sous ses vêtements,  son argent dans les poches, son attaché-case au bout du bras. Dans le creux de ma main, son œil droit. Ça passe comme dans du beurre.» (p.151)
Une violence qui peut faire sourciller.

Retour

Le corsaire trouve refuge à Rimouski, survit avec l’aide des résistants qui ont échappé au massacre et à la répression.
Il finit par retrouver Élise et son fils après bien des péripéties. Plus rien ne peut être pareil à Blanc-Sablon. La discorde s’installe. Tout est en place pour une suite. Une entreprise que poursuivent à la fois Laurent Chabin et Benoit Bouthillette dans leurs propres ouvrages. Une véritable saga.
C’est vivant, habile et plein de rebondissements. Tellement qu’il m’a donné envie de plonger dans ses romans précédents, particulièrement dans «Élise» ou «Sur les rives» pour en savoir plus de ces personnages qui échappent à la banalité.
Cette forme romanesque permet plein de clins d’œil, des projections et démontre l’absurdité de certaines décisions des gouvernements de maintenant. Un univers dur, sans pitié, parfois difficile à tolérer, mais le genre veut cela. Michel Vézina s’amuse et le lecteur suit sans une hésitation. Une belle manière de réinventer le Québec à partir de ses travers et ses forces.

«Zone 5» de Michel Vézina est publié aux Éditions Coups de Tête.

dimanche 5 décembre 2010

Émilie Andrewes ne cesse d’étonner

Émilie Andrewes, dans « Les mouches pauvres d’Ésope » et « Eldon d’or », déroutait le lecteur qui aime retrouver un univers familier quand il suit la démarche d’un écrivain.
Avec « Les cages humaines », l’écrivaine désoriente complètement le familier, le plongeant dans Hong-Kong. Cette ville dont le nom signifie littéralement « port aux parfums » demeure une énigme pour les étrangers. On y trouve un mélange de modernisme et de traditions, une densité de population difficile à imaginer avec plus de sept millions d’habitants. Tous vivent dans des appartements réduits, la pollution et le bruit qui ne se calme jamais.
Lian effectue un travail routinier et peu valorisant. Il fait de la sollicitation téléphonique et s’y livre avec frénésie. Il est un peu dépendant du jeu et partage un appartement avec Fushi, un homosexuel qui a du mal à accepter sa sexualité. Travail, cafés, jeux et visites dans les maisons closes occupent les deux amis. Rien de particulièrement attrayant.

Jeu virtuel

Lian devient rapidement obsédé par un jeu virtuel où une fille se déshabille. Il faut payer pour qu’elle enlève une pièce de ses vêtements, mais jamais il n’arrive à la voir nue. Cette femme semble vivante et devient une véritable hantise.
« Son visage flou a envahi l’écran au complet. Elle avait un visage humain. Un magnifique visage humain. Et j’ai entendu sa voix. Je pouvais presque sentir la douceur de sa peau. Je l’ai entendu parler à quelqu’un, un homme je crois, puis elle s’en est allée, contrariée. J’ai l’impression que ce n’est pas une femme qui est représentée. C’est un millier de femmes. Une usine à femmes. L’usine de destruction des anges. La loi de l’enfant unique. Tous ces bébés de sexe féminin, noyés dans la cuvette, égorgés, abandonnés… Ils sont là. » (p.25)
Le joueur y laisse pratiquement son salaire hebdomadaire. Il a besoin de plus d’argent et il tente de séduire la chance avec les oiseaux. Ces volatiles, dans la tradition chinoise, attirent la fortune quand on trouve l’espèce qui convient.
Dans ses visites dans les maisons particulières, il rencontre Mei, une femme aux cheveux blonds. C’est plutôt rare pour une Chinoise. Il devient amoureux de cette danseuse qui flirte avec la prostitution dès le premier regard. Elle est aussi poursuivie par un médecin canadien qui séjourne à Hong-Kong. Il ne la lâche pas.

La chance

Mei est une fille évanescente, une image qui se dérobe sans cesse. On apprend qu’elle est violoniste. Pourquoi cette plongée dans un monde sordide quand elle a une vie plutôt bien, des parents aimants ? La jeune femme veut retrouver sa virginité par une opération chirurgicale qui s’effectue à Montréal. Ce métier de danseuse est la seule façon d’amasser de l’argent. Jouer du violon aussi pour remporter des concours. Elle s’y livre avec frénésie.
Lian et Mei se retrouveront à Montréal à la fin de l’aventure, exploitant un dépanneur.
Si le lecteur hésite un peu au début, il s’attache rapidement à ces personnages qui donnent du poids à leur vie, finissent par accepter leurs travers. Fushi vivra plus librement son homosexualité et Mei connaît le grand amour avec Lian. Oui, l’amour triomphe chez Émilie Andrewes.
« Mei danse pour Lian. Elle danse incroyablement bien. De ses hanches à ses seins, il voit des courbes profondes à la puissante destinée. Le garçon lui donne beaucoup d’argent. Tout son argent. Quand elle dit qu’elle danserait gratuitement pour lui, ailleurs, à un autre moment, il dit « non, non, non » en riant, ce qui rend Mei triste. » (p.105)
L’univers de ce roman est souvent dur, mais aussi plein de tendresse et de moments magiques. À Hong-Kong tout s’achète, même la virginité. Des personnages obsédés jusqu’à un certain point qui confient leur destin à un oiseau, s’abandonnent à la musique et aux parfums qui enivrent.   
Une fable où les pulsions et les désirs font foi de tout. Il suffit de s’abandonner à cette écriture toute simple et envoûtante. Émilie Andrewes réussit là où plusieurs auraient trébuché. L’amour est possible en autant que l’on brise les barreaux de sa cage et que l’on fait confiance à l’avenir. Tout arrive alors.

« Les cages humaines » d’Émilie Andrewes est publié aux Éditions XYZ.

dimanche 28 novembre 2010

Dernier tout de piste pour Arlette Fortin

L’émotion est grande quand on se penche sur Clara Tremblay chesseldéenne d’Arlette Fortin. L’écrivaine décédait quelques mois après avoir terminé ce manuscrit, en août 2009.
La mort est venue mettre un point final à une carrière beaucoup trop courte. Une vieille dame navigue dans ses quatre-vingt-treize ans et vient d’emménager dans un CHLD. Sa famille lui a un peu forcé la main, il faut dire. Si elle possède toute sa lucidité, le corps lui connaît des ratés. Le temps est sans pitié. Clara a eu quinze enfants, vivant des joies et de grands malheurs. La mort de son fils Bruno, assassiné à coups de couteau, reste un moment qui la bouleverse encore, des années plus tard.
«Quand on a le corps en perdition comme je l’ai, les histoires se mélangent dans nos têtes. La vie tout autant que la mort s’emmêlent de nœuds pas défaisables.» (p.14)
Clara, qui a toujours été fière et indépendante, se retrouve dans un milieu où tous doivent faire face à l’inévitable. Elle garde la tête haute, s’occupe de ses voisines.
«Non, mais réalises-tu, ma pauvre enfant du bon Dieu, réalises-tu qu’avant d’être placée, j’mangeais en la présence de qui j’voulais sans devoir rendre de compte à personne. Pis quand j’avais envie de manger toute seule, j’mangeais toute seule.» (p.42)
C’est peut-être cela le pire. La perte de son intimité, de la direction de sa vie. Dans un CHLD, tout est organisé. Les bénéficiaires comme on dit ne décident de rien, perdant le volant de leur vie.

Dernier séjour

La confusion, les pertes de mémoire, l’incontinence et la solitude sont le quotidien de tous. Clara partage une chambre avec une vieille dame.
Elle est chanceuse malgré tout parce que sa fille Julienne lui rend visite une fois par semaine, faisant le voyage depuis son lointain Chicoutimi jusqu’à Québec.
«Parce que nous autres aussi on est du vrai monde. Même dérinchés, maganés d’la voiture, égarés pour d’aucuns, pas capables de grouiller pour d’autres, on est du monde pareil. Du vieux vrai monde  presque fini, mais du vrai monde.» (p.24)
Clara lutte pour la dignité et le respect. C’est tout ce qu’elle peut revendiquer quand la vie ne tient qu’à un fil, quand le bonheur s’accroche à un sourire ou à un léger attouchement. La considération dans un établissement où le personnel est débordé et qu’il ne peut leur consacrer que quelques minutes par jour est un grand bonheur.
«Y s’est passé ça pis y s’est passé aussi une très belle conversation avec la garde qui m’a aidée à me coucher. C’est bien pour dire qu’entre rien faire pour notre bien-être ou faire des presque riens de rien du tout, ça fait une différence très appréciable. Une grosse différence parce que c’est là, précisément dans cette différence-là, que la vie se reconnaît comme étant présente à soi pis aux autres. C’est pour ça que j’arrête pas de me chercher des petites activités de rien du tout.» (p.38)

Témoignage

Un témoignage incisif, une description minutieuse de la vieillesse, des lieux où des gens frappés par la maladie attendent le dernier virage. Clara voudrait bien bousculer les choses, avoir sa chambre et un peu d’intimité, organiser une sorte de campagne pour la dignité de ces humains qui sont trahis par l’âge. Elle n’y arrivera pas, perdant le contrôle de son corps. Alors tout devient impossible. La femme vive et indépendante vivra son dernier jour en chesseldéenne bien malgré elle. Juste exister devient une entreprise qui avale toutes ses forces.
Un récit bouleversant, une langue vigoureuse, tout près de l’oralité, qui va directement au sujet. Arlette Fortin savait certainement qu’elle écrivait là son dernier ouvrage. Elle jette un regard sans complaisance sur le vieillissement, une étape de la vie qu’elle n’aura malheureusement pas le droit d’explorer. Un sujet que la littérature ne fréquente guère et que l’on refuse souvent de voir. Un propos d’actualité avec les campagnes qui veulent sensibiliser la population aux mauvais traitements que subissent plusieurs aînés dans leur quotidien. 
Rappelons qu’Arlette Fortin, une jonquiéroise d’origine, a remporté le prix Robert-Cliche en 2001 avec «C’est la faute au bonheur».

«Clara Tremblay, chesseldéenne», d’Arlette Fortin est publié aux Éditions de La Bagnole.

dimanche 21 novembre 2010

Vincent Thibault poursuit son exploration

Ceux qui ont savouré «Les mémoires du Docteur Wilkinson» seront peut-être déboussolés par  La pureté» de Vincent Thibault. Cet écrivain a l’art de dérouter le lecteur et de surprendre à chacune de ses publications.
Dix nouvelles pour nous plonger dans un univers feutré où les éléments physiques de la campagne ou de la ville sont des agissants, accompagnant ou révélant le personnage qui vit un bouleversement intérieur.
«C’est alors que quelque chose de magique se produisit. Oui, vraiment, quelque chose de surnaturel. Lorsqu’il avisa l’horloge, un peu pour se détendre les yeux, il constata que deux heures étaient passées. Comme si, à son insu, le temps avait été réduit en charpie et les minutes immédiatement dispersées par la tempête.» (p.19)
Un pas de côté et le personnage bascule dans la marge, un univers connu et en même temps étrange. Il est aspiré hors de la course qui entraîne tout le monde entre deux périodes de sommeil. Il suffit de quelques heures ou d’un bouquet de secondes et tout se défait comme du verre qui éclate en mille morceaux.
«J’étais aveuglé, et quelque part au loin, j’entendais la voix de Naomi. J’eus le sentiment étrange d’avoir une décision à prendre, d’être à un point de non-retour. Je restai immobile sur le seuil de la porte. Je fermai les yeux dans la blancheur et inspirai à pleins poumons. J’avançai vers l’inconnu.» (p.86)
Partout, tout le temps, le personnage fait face à ce seuil. Il doit choisir. Avancer ou revenir sur ses pas. L’illumination ou l’aveuglement entraîne le narrateur dans une autre dimension. La conscience se déverrouille et change totalement la vie. Chez Thibault, il y a le concret, mais aussi cette réalité que l’on touche par la conscience et la méditation. Ces deux aspects de la vie sont souvent indissociables. Il suffit de s’ajuster pour voir réellement, sentir la pulsion qui anime l’univers.

Orientaux

Les narrateurs de «La pureté» sont d’origine orientale. Ils vivent au Québec ou ailleurs, suivent un fil qui guide leur vie. Un éblouissement les pousse vers un trop plein, une joie qui marquera leur existence. Cette rencontre se produit lors d’un événement anodin ou spectaculaire.
Un jeune moine, lors de sa promenade quotidienne dans un parc, passe sous un arbre où un pendu oscille. Un garçon de son âge. Le monde vibrant qui le nourrit et l’éblouit est aussi le lieu de la mort et du désespoir. Qu’est-ce qui révèle l’être? Le bonheur ou la catastrophe? Qu’est-ce qui touche l’âme? Chaque jour contient la joie et son contraire. Tout peut blesser ou permettre de passer dans la « vraie » réalité.
«La méditation n’a rien d’une échappatoire. On ne cherche pas à fuir la réalité, il s’agit plutôt de regarder les choses en face, d’apprendre à les voir telles qu’elles sont. C’est un processus d’ouverture continuelle, de lucide acceptation de la réalité. Et cette réalité peut être comprise grâce aux enseignements sur l’interdépendance.» (p.118)

Douceur

Tout est douceur dans ces textes concis, malgré les obsessions, les folies, les étourdissements dont la vie est friande. Pour être réellement, il suffit de s’arrêter et de fuir le flou, de se mettre un peu en retrait pour vivre autre chose, connaître une véritable expérience.
Des textes étranges parfois comme «Le grain noir» qui se transforme en une hantise destructrice. Ou le contraire, la méditation dans «Le promeneur» qui donne une plus grande conscience du monde.
«Il m’apparut ce jour-là qu’une part de la souffrance du monde provient de notre façon tronquée d’appréhender la réalité, discriminant confusément entre continuité et changement. Il s’avère pourtant que ces promenades n’étaient ni identiques, ni différentes.» (p.132)
Vincent Thibault fait ici un autre pas dans une carrière d’écrivain qui ne suit aucun sentier connu. Sa voix demeure intrigante et souvent déroutante. Il réussit ce parcours avec beaucoup de justesse et de talent. Un écrivain original qui tente par bien des façons de donner un sens à la vie. L’écriture peut servir aussi à cela. 

«La pureté» de Vincent Thibault est publié aux Éditions du Septentrion. 
http://www.septentrion.qc.ca/catalogue/Livre.asp?id=3027

dimanche 14 novembre 2010

Jean-Claude Germain raconte la bohème des années 60

Jean-Claude Germain continue son travail de mémorialiste. Dans «La femme nue habillait la nuit», il retrouve la bohème de sa jeunesse, ces années qui allaient mener le Québec à la Révolution tranquille.
Ce conteur intarissable nous entraîne dans les lieux mythiques de Montréal, les bistrots, les librairies et des lieux plus ou moins fréquentables. Des personnages connus défilent, ceux qui ont marqué leur temps et dont on se souvient. D’autres ont été emportés dans l’oubli pour le meilleur ou le pire. Claude Gauvreau, Patrick Straram, Tex Lecor, Henri Tranquille et bien d’autres secouaient les diktats du clergé alors.
«Au milieu des années 1960, la bohème tenait salon au Bistrot, rue de La Montagne, à quelques pas de Chez Bourgetel. L’endroit, habituellement bondé à ne pas pouvoir bouger, se vantait de posséder le premier zinc parisien authentique. Martino, qu’on n’avait pas vu depuis des années, ressemblait maintenant à un fantôme fraîchement rescapé du pays des Tarahumaras d’Antonin Artaud.» (p.17)

Époque

Une société ne se transforme pas en claquant des doigts. Il faut du temps, des précurseurs, des contestataires pour faire évoluer la pensée et les moeurs d’une population. Jean-Claude Germain a connu ces années où tous fonçaient avec un enthousiasme contagieux vers «l’âge d’or du Québec», ces années 70 qui allait tout bouleverser. La Révolution tranquille, bien sûr, mais aussi la Crise d’Octobre et la Loi des mesures de guerre.
Les écrivains, les photographes, les peintres, les comédiens et les musiciens menaient la marche et tentaient de secouer des façons de faire et de voir.
«La révolution a commencé par l’œil et sa modernité était dans le regard. Pour transformer le monde, il fallait d’abord le voir autrement. Il fallait casser sa représentation et libérer les formes et les couleurs pour la reconstruire. La seule vérité était celle de l’œil qui regardait. Einstein n’en pensait pas moins.» (p.20)
Un milieu effervescent, trépidant qui bouscule tout et fonce sans trop savoir quelle direction prendre.
Les cinéastes joueront alors un grand rôle. Gilles Groulx, Pierre Perreault et Arthur Lamothe se tournent vers le Québec et le scrutent comme jamais il ne l’a été. Gilles Carles n’était pas loin. Cela donnera les films de Perreault sur l’île aux Coudres et l’Abitibi qui marqueront l’imaginaire québécois tout comme les films de Lamothe qui s’est attardé auprès des autochtones.
Les signataires du Refus global trouvaient de plus en plus de disciples.

Témoignage

Jean-Claude Germain était étudiant quand il a découvert la magie des librairies et le cinéma. Des passions qu’il gardera toute sa vie. Des lectures, des spectacles et des films qui changent sa vie. Il nous pousse dans ces hauts lieux du livre où le clergé dirigeait les bonnes lectures et vouait certains écrivains aux flammes de l’enfer. Henri Tranquille aimait les livres défendus et il se faisait un devoir de les faire lire discrètement. Comment oublier la librairie Déom, rue Saint-Denis et certaines institutions anglophones qui ont joué un rôle particulier dans la vie intellectuelle de cette époque. Des temples tenus par des originaux par toujours facile d’accès.
Germain entraîne le lecteur dans des endroits où les mécréants risquaient de perdre leur âme. Dans ces lieux enfumés, certaines femmes se déshabillaient quand elles ne faisaient pas l’inverse. Lili Saint-Cyr a échappé aux lois de la moralité en se rhabillant sur scène. Des endroits que les contestataires fréquentaient et animaient.
«J’appartiens à une génération qui a salué la progression inexorable de la liberté dans chaque nouvel allégement du vêtement féminin. Chaque lisière de nudité libérée par les grands couturiers nous rapprochait du grand dépouillement. Dans les films, chaque bain de mousse, chaque douche derrière un rideau de moins en moins opaque, chaque tétin furtivement dévoilé, chaque chemise détrempée, qui collait au corps comme une deuxième peau, comptaient pour autant de victoires sur le front de la censure.» (p.117)
Une décennie brossée à grands traits, une période d’ébullition qui remettait tout en question. Les vérités immuables s’effritaient et les portes du Québec moderne s’ouvraient. Jean-Claude Germain témoigne avec humour d’un moment fascinant où tout était possible. L’envers de maintenant où tout semble avoir été expérimenté.

«La femme nue habillait la nuit» de Jean-Claude Germain est paru aux Éditions Hurtubise.

dimanche 7 novembre 2010

Louis Hamelin plonge dans la crise d’octobre

 «La constellation du lynx» de Louis Hamelin est un ouvrage impressionnant avec ses 600 pages, ses multiples personnages. Une immersion totale dans les années 70 et les événements d’octobre. Des moments qui ont marqué l’histoire du Québec contemporain. Cette balafre difficile à ignorer, ce «trou de mémoire collectif en forme de mise à mort», peu de littérateurs ont osé l’explorer.
Les Québécois se souviennent plus ou moins des événements d’octobre. L’enlèvement de James Richard Cross, diplomate britannique à Montréal et du ministre du Travail de l’époque ne doit certainement pas dire beaucoup de chose à ceux qui ont moins de trente ans. Pierre Laporte mourrait dans des circonstances nébuleuses tandis que James Richard Cross était libéré par ses ravisseurs qui prenaient la direction de Cuba.
Il ne faut pas croire que le Québec était alors un cas sur la planète Terre. Ces événements tragiques s’inscrivaient dans un grand mouvement de contestation qui toucha l’Amérique et l’Europe. En France, en Italie et en Allemagne des groupes prônaient l’usage de la force et de la violence pour atteindre leur but. Au Québec, cela prenait la couleur de la libération nationale par la souveraineté.

Événements

Louis Hamelin avait onze ans quand les soldats de l’armée canadienne ont envahi Montréal et quelques villes du Québec. Ottawa entrait en guerre contre les membres du FLQ. La Belle province devenait territoire occupé. Hommes, femmes, écrivains, poètes et militants étaient incarcérés manu militari. Aucune explication nécessaire. La loi spéciale permettait d’arrêter n’importe qui, n’importe quand. J’ai même eu droit à une visite de la police à Montréal.
Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur ces événements. Mémoires, récits par des membres du FLQ, témoignages et aussi des silences qui font surgir plus de questions que de réponses.
Le romancier tente de reconstituer le puzzle et de suivre la démarche des révolutionnaires, met en scène des hommes et des femmes qui s’activaient dans le mouvement clandestin et cherchaient à libérer le Québec du Canada, à mettre fin à l’exploitation par l’instauration du socialisme. Certains personnages enquêtent, tentent de débusquer la vérité et fouinent un peu partout sans pour autant tomber sur les bonnes réponses.
Le lecteur doit faire preuve de patience avant d’être emporté par ce thriller. Les intervenants se multiplient et il est difficile de comprendre où l’écrivain veut nous entraîner. Il faut une bonne centaine de pages avant de se sentir à l’aise et de renoncer à coller la fiction sur l’histoire. Nous avons tous le réflexe de prendre «La constellation du lynx» au premier degré, de croire qu’il s’agit d’une reconstitution exacte des événements. Bien sûr on reconnaît certains personnages, mais ce n’est pas là le but de l’aventure.

Infiltration

Il semble bien que les membres du Front de libération du Québec étaient connus de la police et leurs déplacements suivis à la seconde près. La maison du 140 de la rue Collins, où le ministre Laporte a été détenu, était truffée de micros. Les policiers savaient tout ce qui se tramait. Même que la maison voisine aurait été occupée par les forces policières. Pourquoi ils ne sont pas intervenus, mystère.
Le romancier va plus loin. Les groupes felquistes, selon lui, étaient infiltrés et manipulés jusqu’à un certain point par les forces de l’ordre. On pourrait croire que les services secrets tiraient les ficelles. Pourquoi les autorités auraient agi ainsi? Pour casser toute idée de révolte, pour briser les reins du mouvement souverainiste? Pareilles hypothèses donnent des frissons dans le dos. Un tel machiavélisme est à peine imaginable dans une société démocratique.

Roman policier

Il est rare que notre littérature s’aventure sur ces terrains minés. Peu d’écrivains ont l’audace de s’attaquer aux problèmes sociaux et politiques. Pourtant, l’actualité est souvent plus étonnante que la plus folle des fictions.
Une véritable aventure, un roman touffu et nécessaire. Une page d’histoire qui reste nébuleuse malgré tous les efforts de l’écrivain. Ce n’est qu’à la toute fin que le puzzle tombe en place et que le lecteur comprend à peu près ce qui est arrivé. «La constellation du lynx» ne ferme pas définitivement le dossier du FLQ, mais il pose les bonnes questions. Le défi était immense et Louis Hamelin le relève avec brio. À lire absolument pour mieux comprendre un moment important de notre histoire. Une fresque fascinante.

«La constellation du lynx» de Louis Hamelin est paru aux Éditions du Boréal.