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dimanche 15 mars 2009

Robert Lalonde réussit à nous perturber

Il arrive d’arriver au bout d’un livre en claudiquant. Comme si le poids du monde vous écrasait. Les mots ne viennent plus. Il faut de grandes plages de temps pour s’arracher à une lecture qui retourne l’esprit.
«Un cœur rouge dans la glace» de Robert Lalonde, un recueil de trois nouvelles, étourdit et secoue. C’est toujours ce qui arrive quand on se risque dans le monde de cet écrivain. Il tricote des textes tendus comme une corde de violon. Il frôle la rupture, remue, questionne votre façon d’être au monde. Il lance ses grandes questions sans réponse, cherche une direction quand l’horizon colle au sol. Il vous laisse souvent avec l’impression d’être abandonné de Dieu et des hommes.
«C’était un lundi d’avril, chaud comme un jour d’été. Tout aurait dû m’étonner, me réveiller, me remettre en vie, ce jour-là. C’était enfin le printemps, et je tournais sur moi-même dans une cour d’école déserte, affolé par ces innombrables craquelures dans l’asphalte. Ces lignes brisées, ces alvéoles à la fois irrégulières et semblables, ce vaste diagramme imitant la multiplication folle de cellules détraquées : c’était ma vie que la disparition d’Annie avait définitivement fêlée.» (p.13)
Trois nouvelles qui s’attardent à la perte d’un proche, d’un amour ou d’un frère. Où trouver les mots, que valent les phrases quand il n’y a plus de direction qui s’ouvre, quand on tourne en soi comme dans une tempête d’hiver qui efface toutes les directions. Il reste peut-être la lecture d’un écrivain qui vous accompagne et vous hante depuis toujours. Il devient alors un double, l’ombre avec qui le dialogue est possible.

Les sources

Virginia Woolf a toujours fasciné Robert Lalonde. Il retourne régulièrement à l’œuvre de cette écrivaine. Il y a Annie Dillard, Jane Austen et quelques autres. Elles s’imposent plus que des êtres réels à force de les lire et de les relire. Dans «Souvent je prononce un adieu», Virginia Woolf accompagne l’auteur, le houspille avec ses phrases incisives comme des lames de rasoir. Elle est la désespérance, l’obsession, la folie du verbe qui fait que l’on garde la tête hors l’eau. Respirer encore.
«Écrire, ce n’est pas raconter une histoire. C’est s’attaquer à l’indicible, c’est chercher la transparence. Si ce que tu écris ne te plaît pas, brûle-le et recommence. Écris vite, impétueusement, travaille sans t’arrêter jamais.» (p.17)
Woolf va, vient, revient et le pousse vers une étudiante qui vient de tenter de se suicider. Vers l’écriture peut-être…

Grand Meaulnes

C’est Antoine dans «Un cœur rouge dans la glace» qui fonce dans la tempête pour retracer un frère qui se débat dans les pires excès depuis que les parents sont morts dans un accident d’auto. Il poursuit un fantôme, le retrouve grâce à Nicolas, un ange qui sauve de la désespérance, un «grand Meaulnes» qui rôde au-delà des apparences. C’est encore Alison Donahue que l’auteur suit près de la mer, à la lisière de la vie et de la folie. Elle trace des poèmes sur le sable et il traduit. Ils dialoguent, s’effleurent, se touchent, se perdent et se voient comme dans les miroirs de deux langues étrangères.
«Darling, les mots sont des petites têtes chercheuses et ils trouvent toujours leur chemin dans le fabuleux chaos de l’univers!» (p.225)
Le réel, la vie et la mort, voilà le vrai questionnement de Robert Lalonde depuis sa première parution. Ses livres posent toujours les mêmes questions sans jamais esquisser de réponses.
«Le roman que depuis toujours j’échafaudais mais n’écrivais pas m’avait fait prendre martre pour renard et voilà que je me réveillais, tout mon texte effacé et le cœur au ralenti. Ce n’était pas la fatigue qui m’écrasait sur ce banc, mais la fin abrupte d’un ensorcellement que j’avais manigancé tout seul et qui s’achevait dans une gare triste, où des inconnus me dévisageaient comme s’ils savaient.» (p.151)
Des nouvelles qui laissent abasourdi, debout entre deux jours, devant un matin aveuglant à la lisière de la mer ou d’un lac qui boit la lumière à petites gorgées. Avec toujours cette angoisse d’être un vivant.
Lire Robert Lalonde, c’est courir un risque, s’égarer, avoir du mal à respirer et à refaire surface. On s’en réchappe un peu changé, troublé, hésitant à mettre un pied devant l’autre.

«Un cœur rouge dans la glace» de Robert Lalonde est paru aux Éditions du Boréal.

dimanche 8 mars 2009

Francine Allard a l’art de raconter une histoire

Dans un quart de page paru dans Le Devoir, l’éditeur affirmait que ce roman en était rendu à son huitième mille. Un best-seller au Québec quand on sait que la moyenne des ventes romanesques effleure à peine les 500 exemplaires. Pourtant, il me semble que la plus grande des discrétions a entouré la parution, en août 2008, de ce roman à saveur historique.
C’était assez pour que je me penche sur le premier tome de cette saga. Francine Allard promet une suite au nom évocateur: «La vengeance de la veuve noire». J’ai été solidement ferré, comme on dit dans le langage de la pêche sportive. Les personnages, des femmes surtout, m’ont retenu tout au long de ces 300 pages. Madame Allard a l’art de faire rebondir une histoire, de transformer le quotidien de ses héroïnes en une véritable aventure.
«En 1910 vivaient à Lachine, sur les rives – ou du moins assez près – du lac Saint-Louis, noir d’encre à cet endroit, un homme et une femme parmi les jeunes familles les plus vivantes et les plus malchanceuses de ce début du siècle. Lui s’appelait Josaphat Trudel: elle, portait le joli nom d’Adélina Landry.» (p.7) Un véritable conte pour lancer cette histoire. Le récit en a toutes les caractéristiques. Des personnages bien ancrés, des rebondissements qui nous poussent en avant à chacun des chapitres. Tout l’art de Francine Allard est là. Elle est une excellente conteuse qui fait en sorte que ses personnages retombent sur leurs pieds malgré les tragédies et les épreuves qui se multiplient.

Deux femmes

Le lecteur s’attache à Émilia, une fillette au début de l’histoire, la fille de Josaphat et Adélina qui meure en accouchant de son deuxième enfant. Elle deviendra couturière. Donatienne, la sage-femme, une voisine qui résiste mal aux beaux yeux de Josaphat, se retrouve enceinte après la mort d’Adélina et s’exile à Oka. Une mère seule, au début du siècle dernier, n’avait guère la cote.
La crise n’épargne personne, les femmes sont presque toujours enceintes, les hommes sont menteurs et manipulateurs. Émilia s’en sort grâce à son talent pour la couture, attendant le grand amour qui provoque les frissons et les plus grands espoirs. Donatienne se lance en affaires avec Bill Tiwasha, un Amérindien qui disparaît de façon tragique. Elle mettra sur pied une herboristerie réputée, fabriquera du cidre et un peu plus tard, grâce à la complicité de deux moines d’Oka, du calvados. Impossible de résister à ces femmes qui ne reculent devant rien. Elles refusent le petit pain reçu à la naissance.
«Une femme, c’est pas juste fait pour rester à maison à tricoter pis à faire des biscuits à la mélasse», lance Donatienne.

Des femmes vivantes

Les femmes aiment l’amour physique et ne s’en privent pas même si la grossesse est là comme une malédiction.
«Il la frôlait maintenant et Émilia remarqua que son pantalon se gonflait toujours davantage. Rosette lui avait déjà parlé de cette réaction bizarre chez ses frères lorsqu’ils se levaient au petit matin. Elle n’avait fait qu’une allusion ou deux, les yeux baissés, de cette chose qui grossissait lorsqu’ils se trouvaient devant des filles à moitié vêtues.» (p.124)
Elles découvrent la sexualité selon les aléas de la vie. Émilia quittera son travail après l’agression de son patron, Monsieur Bernstein. Un mal pour un bien puisqu’elle sera employée par de riches familles. Une aventure d’un soir avec Bernard, le fils gâté, un séducteur irresponsable, ébranlera sa belle confiance et fera qu’elle se méfiera des hommes.
Les femmes de Francine Allard sont vivantes, impulsives, fidèles, pleine de ressources et capables de sauver leurs proches. Donatienne sort ses voisins de la misère avec son commerce illicite d’alcool pendant qu’Émilia pourvoit aux besoins des siens frappés par la crise économique.
Un peu manichéen pourtant. Les hommes sont sournois, menteurs, fourbes, irresponsables et obsédés. Il y a quelques exceptions bien sûr. Joseph, fils de Donatienne, le frère d’Émilia, mais pour les autres, il est difficile de dénicher la perle rare.
Beaucoup de dialogues qui vont droit au but. Une écriture simple, efficace et pleine de rebondissements. Une bonne histoire belle de surprises et très actuelle.

«La Couturière, Les aiguilles du temps» de Francine Allard est paru aux Éditions Trois-Pistoles. 
http://www.editiontrois-pistoles.com/viewAuteur.php?id=423

dimanche 1 mars 2009

Nos sociétés ont-elles perdu leur imaginaire?

Bertrand Gervais donne une suite à «L’Île des Pas perdus», un roman fort original paru en 2007. «Le maître du Château rouge» permet au lecteur de retrouver Caroline Pas de Pouces, la jeune héroïne que nous avons appréciée.
Tout rétrécit sur l’Île des Pas perdus. Les œuvres uniques et irremplaçables de Saul Adde s’effritent. Sculptures, palais, jardins luxuriants, maisons et villages tombent en poussière. Bien sûr, une explication logique est possible, même quand l’imaginaire galope à en perdre le souffle.
«Tout être vivant est composé de deux sortes d’éléments, des particules réelles et des particules imaginaires. Les réelles sont inertes, comme de la pierre ; elles servent de socle sur lequel se déploient le corps et la vie. Les imaginaires assurent à l’être sa vie et son dynamisme.» (p.39)
Le professeur Aarvi identifie le phénomène, mais il faut trouver la cause de cette implosion.
«Si l’île se résorbe, si ses particules imaginaires se compriment jusqu’à affecter sa géographie, c’est qu’un grave problème a surgi.» (p.39)
Les particules imaginaires se raréfient, entraînant une suite de catastrophes qui laisse deviner la destruction totale du pays.
«C’est la composition même de l’île qui est en train de se modifier, s’impatiente le professeur. La FSA a perdu de vue sa nature essentielle. À l’imagination, elle a substitué la préservation. C’est une erreur flagrante. Vous avez voulu fixer les particules imaginaires dans du réel et vous avez changé l’équilibre des forces. Il y a maintenant trop de particules réelles, comprenez-vous? Ça vous rassure peut-être, mais vous transformez l’île en cadavre!» (p.68)

Allégorie

L’allégorie n’est pas sans évoquer nos sociétés qui viennent de basculer dans une crise sans précédent. L’économie déglingue, les bulletins d’informations le martèlent à tous les jours. Tout s’effrite. Les dirigeants se sont transformés en gestionnaires myopes, sans autres objectifs que d’aligner les chiffres au nom de la rentabilité et du profit à tout prix. Les mesures conservatrices semblent accentuer encore ce déclin et provoquer l’effritement d’institutions centenaires. La perte ou la négation de l’imaginaire, du rêve, des pulsions créatrices met les sociétés en danger.
Bertrand Gervais aborde une problématique qui remet en question les fondements de nos sociétés. Éric Lint, l’inventeur de l’écriture transgénique, a inséré un gène étranger dans le récit et a ouvert la porte à la catastrophe. La spéculation, les profits à outrance, les butins que se partagent les dirigeants d’entreprises sont-ils «des virus» qui font chanceler l’édifice?
«Ce n’est pas une nouvelle gestion qu’il faut, c’est un nouvel imaginaire», clame le professeur Aarvi.
«Le maître du Château rouge» prend la forme d’un roman jeunesse. Il ne faut pourtant pas se fourvoyer. Le questionnement est fort judicieux et démontre qu’une société qui tourne le dos à la création ne peut que régresser. Le Front de libération de l’Île des Pas perdus travaille à faire éclater les mesures coercitives qui tuent l’invention créatrice. Il en faut autant dans nos institutions où les données comptables menottent tous les projets. Recommencer est plus difficile qu’on ne le pense. Pour y arriver, il faudrait tourner le dos à des habitudes qui nous ont menés au désastre et plonger dans une utopie où les balises n’existent pas.

Suspense

Caroline, avec l’aide de Théo, tente de mettre un frein au grand dérèglement en se rendant au château du grand capitan, l’épicentre du désastre. Ils foncent, croisent des personnages étranges, déjouent les forces de l’ordre qui profitent de la situation pour instaurer la répression et un régime totalitaire.
La jeune fille devra abandonner l’île avec son père. Le pays a été contaminé par des gestionnaires sans imagination qui ne s’intéressent qu’au pouvoir et à leurs privilèges.
«Existe-t-il quelque chose hors des murs de notre imagination? a-t-elle encore le temps de se demander. De la matière, sûrement. Et de la vie, tout aussi insaisissable que de l’encre qui se détache d’une feuille.» (p.193)
Un ouvrage qui permet plusieurs niveaux de lecture, ce qui en fait une œuvre forte malgré les apparences. Pour ceux et celles qui veulent renouer avec l’utopie et l’avenir.

«Le maître du Château rouge» de Bertrand Gervais est paru chez XYZ Éditeur.

dimanche 22 février 2009

Nadine Bismuth scrute la vie des filles

«Êtes-vous mariée à un psychopathe?» La question fait sourciller. Voilà pourtant le titre qui coiffe les dix nouvelles du plus récent recueil de Nadine Bismuth.
Elles ont dans la trentaine et n’arrivent pas à retenir un homme. Tout se dilue dans la banalité du quotidien. L’amour qui coupait le souffle aux débuts meurt d’inanition. Pourquoi continuer alors, même si le pire des malheurs, pour les héroïnes de Bismuth, semble la vie de célibataire.
Femmes et hommes cherchent à se réfugier dans le cocon du couple, même s’ils vivent dans des mondes irréconciliables. Les femmes misent sur le long terme quand les hommes ne jurent que par le présent. C’est souvent la source de conflits et de ruptures.
«… nous inspirons de la pitié : nous sommes douces et gentilles, ma foi souvent même jolies, nous sommes drôles et intelligentes, alors bon sang, qu’est-ce qui cloche? Pourquoi sommes-nous seules ? Est-ce à cause d’un conflit irrésolu avec notre père? D’un traumatisme vécu dans le ventre de notre mère? Si vous trouvez la réponse, de grâce, dites-le-nous, car notre psy commence à nous coûter cher.» (p.12)
 Les hommes fuient les engagements, regardent la porte quand leurs compagnes veulent imaginer un peu l’avenir.
«- Alors, tu vois ce que je veux dire? C’est une pression pour moi. La pression de savoir que tu crois qu’on sera ensemble dans un an.» (p.139)
Difficile d’avoir des enfants dans ces conditions. Avoir un enfant, c’est miser sur le long terme, l’avenir et les hommes refusent cette aventure. Même la vie à deux n’est guère rassurante.
«Elle affirme que je vis sur une autre planète depuis que je sors avec Juju. Elle dit que je suis devenue une fille qui passe ses journées à traîner au Rockland, à faire du yoga et à coordonner l’arrivée de sa femme de ménage, et que rien de constructif ne ressort de tout ça. «Tu vis aux crochets d’un mec. Tu vas faire quoi s’il te quitte demain matin? Un soufflé au fromage?» (p.53)
Le mal vient souvent du regard de la meilleure amie qui sait tout de la vie, même si elle est tout croche dans la sienne.

Solitude

Nadine Bismuth emboîte le pas de Séfani Meunier, Mélanie Vincelette, Anick Fortin et Sophie Bouchard qui s’attardent à la fragilité des couples qui résistent mal aux ressacs du quotidien.
Les filles cherchent frénétiquement l’âme sœur et s’accrochent. Mais plus le temps passe, plus cela devient difficile. La perle rare a une vie de couple ailleurs et il ne rompra jamais avec sa femme.
«Geneviève s’était tant attardée au récit de chacun des menus détails qui l’avaient amenée à se séparer de Mathieu qu’elles n’avaient pas osé l’interrompre. Il avait été question du comportement ambivalent de Mathieu, des espoirs déçus de Geneviève, du cahotement de leur relation, du constant besoin de Geneviève d’être rassurée et, enfin, le clou dans le cercueil : la sempiternelle hésitation de Mathieu à envisager la cohabitation avec elle.» (p.82)
Au moins, une forme de solidarité existe du côté des femmes. Elles partagent des confidences, se prodiguent des conseils qui tournent mal. C’est beaucoup moins fréquent chez les hommes.

Modernité

Avec ironie et humour, Nadine Bismuth plonge dans le drame des femmes qui n’arrivent pas à s’épanouir aux côtés d’hommes manquant de maturité. Une question, un regard et le monde s’écroule. Elles deviennent un peu hystériques, angoissées, peu sûres d’elles, ne demandant qu’à se faire rassurer par le premier venu. Des candidates idéales pour les thérapies sans fin.
Madame Bismuth a l’oeil perçant, le sens du détail. Elle échafaude des drames sur la banalité du quotidien et possède un sens du détail assez remarquable. L’écrivaine nous entraîne dans l’envers d’une société où tout doit être envoûtant, étonnant et exaltant. Même le quotidien doit devenir un numéro de haute voltige, une frénésie qui brûle chaque seconde. Ce qui importe, ce sont les pulsions et le désir qui coupent le souffle, les amours qui calcinent l’âme et le corps. Autant dire l’impossible.
Méfiez-vous des nouvelles de Nadine Bismuth. Elles troublent, remuent et laissent un goût étrange dans la bouche.

«Etes-vous mariée à un psychopathe?» de Nadine Bismuth est paru chez Boréal Éditeur.

dimanche 15 février 2009

Roman sensuel comme un solo de Miles Davis


Jacques Folch-Ribas ne m’a jamais attiré comme écrivain. Un bref contact en 1989, lors de la publication de «La chair de pierre» ne m’avait guère rassuré. J’avais abandonné après une cinquantaine de pages. Ce qui m’arrive rarement.
Difficile d’expliquer pourquoi des écrivains vous fascinent et d’autres vous laissent sur la touche. Pourquoi vous vous précipitez vers la plus récente parution de Jacques Poulin ou Robert Lalonde et pas vers d’autres. Certains, malgré une œuvre impressionnante, n’arrivent pas à vous accrocher. Les titres? Les sujets? Les hasards des pérégrinations livresques ou la multiplication des parutions… Tout cela fait que des sentiers ne se croisent jamais.
«Les pélicans de Géorgie», un court roman, est arrivé sur ma table. Il était temps d’oser ce rendez-vous, de plonger dans un roman où tout est attente. Folch-Ribas nous entraîne dans la touffeur du sud des États-Unis, dans Savannah où les passions couvent depuis des années.

L’art en question

Un marchand de tableaux voyage. Il rencontre des collectionneurs qui se soucient peu des signatures ou de l’authenticité des œuvres, des obsédés qui achètent par compulsion, collectionnent en avares, sans jamais exposer les objets de leur convoitise. Ils jouissent d’un tableau en solitaire, ne partagent jamais leur plaisir. Ils aiment l’appropriation avant tout, la possession.
«… un privé est un véritable amateur, que l’on nomme aussi un puro dans notre confrérie, un amoureux, un collectionneur, l’homme atteint par le virus de la rareté, voire de l’exclusivité. Qu’est-ce qu’une collection pure sinon le rassemblement de ce que d’autres ne possèdent pas… Le puro déteste les amateurs ses semblables, qu’il préfère ignorer de peur d’être saisi d’une haine meurtrière.» (p.29)
Le hasard fait qu’il retrouve une ancienne amie avec qui il a étudié l’architecture à Paris. Il n’en fallait pas plus pour que la nostalgie s’installe comme un air de jazz obsédant.
«Savannah est devenue ma ville préférée. Elle le fut dès mon premier voyage en Géorgie, sans aucun doute à cause de ma rencontre avec Marie. Ainsi donc, ma compagne en architecture, à Paris, celle que j’avais un peu beaucoup aimée, celle aussi qui avait disparu au bras d’un autre, avait abouti là, à Savannah, où elle semblait exercer la respectable profession de propriétaire, ou gérante peut-être ? d’un de ces établissements très nouveaux que l’on appelait des clubs…» (p.23)
Une histoire d’amour qui prend fin avant d’avoir vraiment commencé. Marie collectionne les hommes comme les œuvres d’art. Notre marchand d’art se berce dans ses souvenirs, amorce une aventure avec Ada, une fille magnifique qu’il tente de dessiner sans y parvenir.

Atmosphère

La chaleur colle à la peau comme un vêtement dans «Les pélicans de Géorgie». Le rythme s’alanguit avec la plainte d’un saxophone qui s’étouffe dans un bar où l’alcool attise le désir. Une sensualité obsédante qui brouille la raison.
«Marie a souri, je crois bien que c’était la première fois depuis que j’étais là, non, la première fois depuis toujours. Une petite chute de la bouche, à droite, minuscule, craintive, de cette ligne si belle et si difficile à dessiner, entre les deux lèvres, elle bouge tout le temps. Une tendresse de la joue aussi, qui m’a surpris, un fard ténu sous la peau si blanche. Elle a encore répété : Patronne de club à Savannah, Géorgie, oui. Puis, comme on condescend à une confidence parce qu’elle ne tire pas à conséquence, elle voulut bien me raconter. Rien. Presque rien. Une bribe de son histoire.» (p.91)
La passion peut-elle se rallumer après tant d’années? Les protagonistes s’avancent sur des braises qui, au moindre souffle, peuvent tout enflammer.
Un roman trouble comme les eaux d’un fleuve où maraudent des alligators. Un goût de sel sur les lèvres, une langueur qui pousse les hommes vers des amours impossibles. Marie, est cette flamme vive qui brûle les téméraires qui s’approchent un peu trop.
L’écriture de Folch-Ribas se fait suggestive, glisse dans des atmosphères étouffantes. Une montée lente, une folie et des espoirs portés par la nostalgie. Une passion qui aveugle et étouffe les personnages.
Comme un air de Miles Davis qui envoûte, une langueur qui retourne l’âme et le corps. Une méditation sur l’art, la vie et le désir. Un roman magnifique de sensualité et de passions refoulées. Tout pour devenir un lecteur fidèle de Jacques Folch-Ribas.

«Les pélicans de Géorgie» de Jacques Folch-Ribas est paru chez Boréal Éditeur. 

http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/jacques-folch-ribas-1612.html

dimanche 8 février 2009

Comment recoller les morceaux de sa vie?

«Ils me disent que Georgie ne reviendra pas, que je suis fou, que je n’arriverai pas à recoller les morceaux. Mais ce n’est pas vrai. Ils me disent: «Regarde autour. Regarde. Il n’y a que la ville, les arbres, les gens et les  chiens.» Ils me disent que je dois m’accrocher à ce qui est.» (p.13)  
Un garçon, perdu dans sa tête, cherche sa soeur Georgie. Elle est disparue, on ne  sait où ni comment. Voilà comment le lecteur plonge dans l’univers de «Joies», un court roman d’Anne Guilbault.
Le frère sillonne la ville, reconstitue les parcours que lui et sa sœur ont empruntés des centaines de fois. Si la vie n’est que circuits qui se croisent, il est possible peut-être de tout recommencer. Il marche, se débattant avec des images et des souvenirs après avoir fui l’institut psychiatrique où sa mère l’a enfermé. Peu à peu le lecteur identifie des moments de bonheur, des tragédies qui ont fait éclater l’enfance comme une boule de cristal.
«Tout ce que je vois m’avale. Je marche sans te chercher réellement. J’essaie seulement de retrouver un peu de toi dans ma mémoire. Car j’ai bien compris- il faut bien que je m’y fasse- tu n’es pas perdue dans la ville mais en moi. Voilà pourquoi je me suis arrêté ici, dans cette ruelle. Je dois me convaincre de la réalité, alors que mon instinct me dit que je me trompe. Je dois me faire violence contre tout ce qui bat en moi. Mon instinct me dit que tu ne peux pas disparaître alors que je sais bien que tu as disparu. Je n’ai plus d’instinct qui tienne quand il s’agit de toi. L’espoir est plus fort que la réalité. Mon instinct se moule à la forme de mon espoir.» (p.39)
Il finit par la cerner cette réalité après avoir plongé au plus creux de son existence et de ses souvenirs.

Puzzle

Peu à peu le lecteur découvre ce qui pousse ce garçon dans son délire. Sa vie est un puzzle à reconstituer avec patience. Il cherche à échapper à cette malédiction qui a emporté sa sœur bien-aimée. Pour empoigner les événements qui ont fait basculer son univers et celui de Georgie.
«Ils se tiennent par la main et tombent, font une étoile, forment une ligne droite, un cercle, Georgie rit, on regarde, on regarde, ils planent, la descente n’en finit plus… Puis les parachutes s’ouvrent: un bleu, un rouge, un jaune. On cherche le vert. Il n’est pas là, le vert ! Il n’y a que le bleu, le rouge et le jaune qui se déploient! Les applaudissements de la foule cessent. Puis: le silence… Le silence… le silence… Mère nous enfouit dans sa jupe. Elle tremble. On nous emmène loin d’elle. Pas assez vite. Son cri nous fait hurler aussi.» (p.80)
Georgie n’arrivera jamais à oublier la mort de son père, cette chute fatidique. Elle finira par tomber ou se jeter en bas d’un pont.
«C’est l’histoire d’un tout petit anéantissement personnel, dans la somme des anéantissements de l’humanité. Rien ne m’avait préparé à la chute de ma sœur, bien que je l’eusse attendue à tout moment. On pense se préparer, prévoir les coups… On se croit sans force et déjà anéanti à la seule idée de la catastrophe… mais quand soudain vient le grand craquement, le métal grince et le vacarme s’engouffre en nous. Nous devenons sourds. La parole s’éteint.» (p.88)
Le narrateur, après avoir épuisé l’errance, après avoir retrouvé Tomasz, l’amant de Georgie, recolle les fragments de sa vie par l’écriture. Il peut enfin s’approcher des drames qui ont soufflé sa vie, imaginer une forme de sérénité.
«Au commencement, je ne sais rien du son de ton corps qui éclate en touchant l’eau. Au commencement, il y a le soleil dans tes cheveux. Et ça fait un mal fou dans la tête, la joie.» (p.94)
Il est possible alors de donner une nouvelle direction à la vie. La fin devient un recommencement.
Une écriture d’une densité qui laisse muet. Un souffle qui vous tient à la limite du supportable, de la douleur et de la beauté. Un roman comme un frémissement,  de la première à la dernière phrase.

«Joies» d’Anne Guilbault est paru chez XYZ Éditeur.