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jeudi 8 novembre 2007

Un vrai bonheur signé Lise Tremblay

Pour connaître un peu Lise Tremblay, j’ai eu l’impression tout au long de ma lecture de l’entendre rire, raconter ses histoires avec l’humour qui lui est propre. Difficile de ne pas confondre la narratrice avec la romancière qui nous ramène à Chicoutimi-Nord, rue Mésy, à la fin des années soixante.
Son héroïne, une jeune fille de douze ans, voit sa vie basculer pendant ce qui devait être l’été de tous les enchantements.
Claire, la sœur de Judith, sa meilleure amie, la plus belle fille de la ville, doit rencontrer Bruce des Sultans et l’accompagner lors de sa grande tournée d’adieu. La danseuse à gogo est victime d’un accident d’auto et les rêves s’effritent. Même son mariage n’est plus possible avec le fils des Blackburn, un futur médecin. Marius, le garçon qui capte tous les regards, trahit en épousant une fille ordinaire en délaissant son uniforme de joueur de baseball. Le monde s’effrite.
Surtout, la fillette prend la relève de sa mère pour «faire le ménage», surveiller ses frères et garder chez des voisins pour amasser un peu d’argent. Elle confronte la violence, la mort, la folie, la sexualité et s’éloigne peu à peu de Judith. À Chicoutimi-Nord, comme partout au Québec, l’époque est incertaine en ce début de Révolution tranquille. Comme si tous les secrets de famille sortaient sur la galerie pour se promener au grand jour.

Fillette inoubliable

Des personnages fascinants. Une mère qui a sacrifié ses rêves en se mariant, mais qui est demeurée rétive, ne jurant que par l’éducation, refusant les chimères qui font soupirer les adolescentes et bomber le torse aux garçons. La politique la fascine et elle n’hésite surtout pas à faire connaître ses idées.
«Ça fait deux semaines que l’école est finie. Je ne peux pas beaucoup sortir parce que ma mère est toujours partie le soir. Elle fait du porte-à-porte dans le quartier pour faire élire un nouveau maire parce que l’autre, celui qui est là depuis vingt ans, est un vrai voleur et c’est le temps que les choses changent. Je n’aime pas qu’elle se mêle de cela, même monsieur Bolduc l’a dit à mon père, il ne laisserait pas madame Bolduc faire de la politique ainsi. Ce n’est pas la place des femmes.» (p.37)
Peu à peu le lecteur surprend des drames, des obsessions et des vies ratées dans ce quartier pourtant bien tranquille. La rue Mésy est un champ d’initiation qui glisse vers l’avenir et défait le passé. Il y a aussi cette passion pour les livres et des découvertes qui font espérer un monde autre. Tout peut être différent, peut-être…

Thèmes marquants

On retrouve dans «La sœur de Judith», une fascination pour la nourriture, l’obésité et les livres. Des thèmes qui marquent tous les ouvrages de Lise Tremblay.
«Le bonhomme Soucy n’était toujours pas réapparu. J’ai écouté ce que ma mère disait au téléphone à madame Bolduc. Après, elle a explosé : elle m’a dit d’arrêter de l’espionner comme ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris mais j’ai explosé moi aussi. Ça m’arrive parfois, je ne peux pas m’en empêcher. Je lui ai crié qu’elle ne voulait jamais que je sorte, qu’elle trouvait toujours des défauts à mes amies. Je me demandais bien où je pouvais aller, je ne pouvais pas disparaître. Je ne voulais pas, mais je me suis mise à pleurer. Je suis partie dans ma chambre. J’ai pris un «Brigitte» et comme toujours, quand je commence à lire, j’oublie et je cesse de pleurer.» (p.80)
Un portrait saisissant! Qui sait, la rue Mésy à Chicoutimi-Nord deviendra peut-être aussi connue que la rue Fabre de Michel Tremblay un jour. Sans doute à cause de la mère qui subjugue malgré ses sautes d’humeur, du père si compréhensif qui doit s’exiler dans la forêt et tous les malmenées qui viennent se confier dans cette cuisine qui fait honte à la narratrice. Un véritable éloge du quotidien et de la vie dans ce qu’elle a de plus simple.
Cette fois, plus que jamais, l’écriture de Lise Tremblay laisse la place aux personnages et ne cherche jamais à compliquer les choses. Un pur bonheur.

«La sœur de Judith» de Lise Tremblay est paru chez Boréal Éditeur.
http://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/auteurs/lise-tremblay-1586.html

jeudi 1 novembre 2007

Christian Mistral : l’écrivain avant tout

Dans «Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral, j’ai retrouvé l’écriture qui m’a accroché dans «Vamp» et «Vautour». Cette fois, Mistral nous attire dans le carré Saint-Louis, un lieu connu des artistes et de la bohème montréalaise. Dans les années 70, avant que la rue Prince-Arthur ne devienne un lieu touristique fréquenté et une très belle chanson de Pierre Flynn, on pouvait y croiser tout le milieu littéraire.
Léon affirme être romancier, mais il est incapable d’écrire l’œuvre qui le sortirait de l’anonymat. Il a sillonné une partie de l’Amérique avec son ami Coco qui vit dans sa bulle et déclame les poèmes d’un certain Mulligan. Un schizophrène qui tente d’écrire, mais n’arrive qu’à répéter les poèmes de son idole.
Une étrange amitié lit ces êtres dissemblables. Un duo qui n’est pas sans rappeler George et Lennie, les inséparables compagnons inventés par John Steinbeck dans «Des souris et des hommes».
«Les origines de leur association demeuraient mystérieuses pour la plupart des gens. Rares étaient ceux qui savaient d’où ces deux-là sortaient, depuis quand ils se connaissaient, pourquoi ils restaient ensemble. Non pas qu’on pût les accuser de délibérément nourrir l’énigme, mais ils n’en parlaient jamais. Seulement, quiconque les observait quelques jours s’ébahissait de leur parenté d’esprit hors du commun, de l’affection mêlée de dépit les unissant, et de la rude tendresse qui sous-tendait leurs simulacres de querelles, comme une paire de jumeaux qui se sautent à la gorge lorsqu’ils sont ensemble et ne trouvent pas le sommeil dès qu’on les sépare; comme un couple de vieux mariés qui se disent leur amour à grandes tapes sur la gueule.» (p.59)
Coco et Léon sont liés par un amour inconditionnel qui se traduit par des gestes tendres et une générosité qui n’exige rien en retour. Une fraternité qui intrigue et fascine.

Le rêve

Les deux rentrent à Montréal après un long exil, dénichent un appartement qu’ils partagent avec un chauffeur de taxi. Ils survivent grâce à de mystérieux chèques que reçoit Coco à tous les mois. Léon s’attaque à la grande œuvre, sillonne le carré Saint-Louis, s’attarde auprès de John, un chanteur de rue plutôt arrogant, se lie d’amitié avec les prostituées. Incapable d’écrire une page qui trouve grâce à ses yeux, il songe à porter son rêve dans une autre ville. Coco pour une fois en décidera autrement. Le lecteur finit par comprendre que Mistral a inventé une fable autour du poète Émile Nelligan, l’imaginant dans notre époque, vivant de ses droits d’auteur, partageant la rue et les parcs avec les éclopés qui poursuivent des songes inaccessibles.
Plus que tout, Montréal est mis en scène, le secteur du carré Saint-Louis. Il en fait un personnage qui respire, vibre et séduit. Comme si la ville accueillait les éclopés et les protégeait à sa façon. C’est ce qui rend ce court roman fort attachant.
«Un tapis d’herbe bleue, jaune et verte bordait le trottoir, et quelques pissenlits pointaient çà et là vers le ciel obscurci de nuages irritables et ronds comme des femmes enceintes. Hormis ces pousses rares, rien ne venait troubler la plate unité du sol, par un brin de gazon plus court que ses voisins, pas une plaque dissemblable; qu’une vaste étendue de pelouse municipale, soigneusement entretenue par la voirie, débarrassée des reliefs de la fête qui, aux jeunes heures du matin, lui mettaient un peu de rose aux joues. Car la terre a un visage, des pores qui respirent, des oreilles qui entendent et une voix qui murmure.» (p.99)
Il faut plonger dans les livres de Mistral pour découvrir un écrivain formidable, Surtout, il faut oublier toutes les rumeurs qui collent au personnage.

«Léon, Coco et Mulligan» de Christian Mistral est publié chez Boréal Éditeur.

jeudi 25 octobre 2007

Bertrand Gervais crée une belle féerie

Après «Les failles de l’Amérique» le volumineux roman de Bertrand Gervais qui entraînait le lecteur en Californie, mettant en scène un Québécois obsédé par les tueurs en série, je m’attendais à tout. Cet ouvrage époustouflant, oscillant entre le fantasme et le réel, m’avait troublé particulièrement en 2005.
Cette fois, Gervais s’abandonne aux avenues de l’imaginaire et de la fantaisie, invente un Montréal familier et étrange. «L’île des Pas perdus», à la fois conte et fable, plonge le lecteur dans le monde de l’imprimé, le véhicule par excellence du merveilleux. Pour Caroline, la jeune héroïne du roman, tout passe par l’écrit. Elle doit être une lointaine cousine d’Alice de Lewis Carroll.

Trame dramatique

Pour oublier sa douleur, le père de Caroline, qui a perdu sa femme dans un accident de voiture, a inventé une île où un architecte a créé un monde merveilleux. Une manière de rendre hommage à son épouse décédée dans des circonstances tragiques. Les deux histoires se chevauchent. Un monde initiatique, paradisiaque et séduisant que la jeune fille croit réel. Fiction et réalité se bousculent dans son esprit.
À la recherche de ses pouces qu’elle a perdus en oubliant sa promesse de ne plus les sucer, elle fugue, découvre un Montréal gothique où les zuggies et les Gardiens de Gutenberg se partagent difficilement le territoire. Un monde de violence dure et aveugle, où des enfants abandonnés s’inventent un univers en marge du monde adulte pour survivre.
Rapidement l’écrit occupe tout l’espace. Les Gardiens de Gutenberg, réfugiés dans le Palais du livre, vendent des livres au coin des rues, fuyant les zuggies qui haïssent tout savoir et terrorisent tout le monde. Marginalisés, la culture et l’imprimé deviennent un sujet de recherche pour un professeur de l’Université du Québec à Montréal qui a inventé l’écriture transgénique.
« Disons qu’on veuille moderniser le tout. On prend un gène d’un autre auteur, disons de Vladimir Nabokov- c’est un compatriote, ils devraient pouvoir s’entendre-. Et on l’insère dans cette phrase de Léon. Qu’est-ce que ça donne ? Écoute à nouveau. Tu verras, la différence est appréciable: «Toutes les familles heureuses sont plus ou moins différentes, toutes les familles malheureuses se ressemblent plus ou moins.» Ce n’est plus aussi naïf ! Et ça nous parle directement. » (p.88)
Un monde onirique, semblable au nôtre avec ses violences, ses folies et ses obsessions; un monde où le merveilleux permet de triompher des pires douleurs et, peut-être, de transcender la mort de ceux que l’on aime.
«Tous les temps sont liés, comprends-tu? Le passé, le présent et le futur. Et c’est notre pensée qui les relie. Notre esprit. Sans lui, les temps s’éparpillent, ils fuient dans tous les sens comme une foule qui panique. C’est notre imagination qui les fait travailler ensemble. C’est de cette façon que les secrets deviennent les signes de l’avenir.» (p.109)

Rôle de l’écrit

L’écrit devient un outil qui ligote le temps et permet de faire revivre les êtres qui disparaissent prématurément. Il donne ainsi une chance à l’avenir.
«Et si tu veux que ton amie reste vivante non seulement pour toi, mais pour tous, pour moi ou pour ton papa, il faut simplement que tu mettes par écrit ce que tu as imaginé dans ta tête. Comme ça, ton amie vivra pour tout le monde qui te lira. C’est presque révolutionnaire!» (p.176)
Bertrand Gervais démontre dans «L’île des Pas perdus» sa grande virtuosité et se laisser porter par son imaginaire pour notre plus grand bonheur. Un magnifique plaidoyer pour l’écrit et le droit à l’invention.
«Le Palais des livres est un endroit féerique. Pour un bibliophile, du moins. Il n’y a que ça à perte de vue. Des livres, des livres et encore des livres. Sur cinq étages. Un escalier central, illuminé par un puits de lumière, donne au lieu un charme espagnol, et pas un seul mur n’est libre d’étagères toutes encore remplies de bouquins aux dos délavés par le temps.» (p.95)
Une restriction peut-être? Les longs extraits de «L’île des Pas perdus» d’un certain J.R. Berger, un nom inventé à partir de celui de l’auteur. L’action s’étiole dans les descriptions qui nous coupe de la quête de Caroline.

«L’île des Pas perdus» de Bertrand Gervais est publié chez XYZ Éditeur.

jeudi 18 octobre 2007

Gilles Jobidon nous entraîne ailleurs

Je connaissais Gilles Jobidon de nom. Le hasard a fait que je suis passé à côté de ses romans. Les chemins de la lecture sont pleins de détours, de poussées et de raccourcis difficiles à expliquer. Ses ouvrages pourtant ont retenu l’attention de la critique et je n’ai lu que de bons mots pour «La route des petits matins» (le beau titre !) et «L’âme frère». Son premier roman raflait le Robert-Cliche, le prix Anne-Hébert et le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec.
Je me suis faufilé dans l’œuvre de cet écrivain par la petite porte si l’on veut. «D’ailleurs», un recueil de sept nouvelles vient de paraître chez VLB Éditeur. À peine si l’ensemble couvre quatre-vingt pages, mais c’est bien suffisant pour vous entraîner dans un pays du Sud, à Paris et en Afrique sans rompre avec le Québec. Ces «ailleurs» troublent et dérangent. À chaque fois la vie se rompt et laisse l’âme à la dérive malgré un humour subtil et parfaitement maîtrisé. Dans «Ly Sanh», un enfant perd sa grand-mère et la retrouve «dans une urne funéraire».
«Trois jours plus tard mamie Ly était revenue. Le problème, c’est qu’elle n’était pas tout à fait dans son assiette, c’est une façon de parler. En fait, elle était en poudre. C’est fou comme c’est petit une grand-mère en poudre, comparée à une vraie grand-mère dinosaure précambien. Maman nous a expliqué à mon frère et moi qu’elle était mourue, qu’on l’avait fait entrer dans le cinérateur et qu’elle en était ressortie comme ça, en poudre.» (p.40)

Les bascules

Toutes les nouvelles sont constituées d’événements qui bouleversent les personnages. Un incident et la vie bifurque brutalement. Monsieur Henry décide d’annoncer à son épouse qu’il s’est résolu à vendre son restaurant. Il est foudroyé en comprenant que sa femme aime son meilleur ami. Une photographe participe à un safari africain avec son modèle et inspiratrice. Une tragédie la ramène à Montréal. Elle délaisse son art, s’abandonne à la dérive. L’élan créateur est disparu.
«La beauté constitue alors pour Patricia une véritable obsession. En quelques années, son œuvre a glissé lentement de l’esthétique des objets à la splendeur de la nature. Ensuite, elle a exploré la beauté féminine grâce à son amie Sara, une métisse aux ancêtres navajos et africains du côté maternel, scandinaves du côté paternel. Une beauté rare, fascinante.» (p.51)
Des fausses confidences à New York, «un pull» obsède un Montréalais de passage à Paris, un homme marié tourne autour d’un jeune homme comme un papillon de nuit. Le texte le plus étonnant met en scène Théodausse Pierrrichon, président d’une compagnie d’assurances et iconoclaste. Il entraîne le lecteur dans les aberrations d’une humanité qui tout au long de son histoire brûle les livres, le symbole de la connaissance. Un bijou d’humour et d’érudition.
«L’homme devint intarissable lorsque le récit s’engagea sur une des périodes les plus noires de l’humanité, si ce n’est la plus carbonifère pour l’histoire du livre, curieusement appelée la Sainte Inquisition. Son père décrivait non sans humour cette « lumineuse » période durant laquelle un nombre incalculable de brasiers « éclairèrent » la nuit qui s’était abattue sur l’Ancien et bientôt le Nouveau Monde. Cette « sainte » avait en effet sévi durant plus de trois cents ans. L’auteur précisait que, pour les millénaristes et les démagogues de tout acabit, seuls les illettrés sauvent le monde des visions mégalomanes des libres penseurs, des scientifiques, et des artistes, bien sûr.» (p.69)

Un orfèvre

Gilles Jobidon, on l’a souvent souligné, est un écrivain qui cultive une écriture très personnelle. Il trouve dans ses nouvelles un ton, une manière qui fait éclater les balises, brosse sa phrase, la peaufine, trouve le mot juste, n’hésite jamais à nous étourdir un peu malgré une apparente limpidité. Un délice pour le lecteur qui aime se faire surprendre, apprécie les textes qui évoquent les délicatesses de la porcelaine.
Oui, je me tourne vers ses romans pour savourer cette écriture et découvrir des univers. L’important, c’est que j’ai fini par croiser cet écrivain particulièrement original, malgré les routes qui nous avaient éloignés jusqu’à maintenant.

«D’ailleurs» de Gilles Jobidon est publié chez VLB Éditeur.

mardi 16 octobre 2007

Sergio Kokis ne cesse d’inventer des mondes

Sergio Kokis, depuis «Le pavillon des miroirs» paru en 1994, a publié quatorze romans. Une cadence époustouflante quand on sait qu’il ne dédaigne pas les gros ouvrages qui prennent la dimension de véritables fresques.
Il a même osé entraîner le lecteur dans une trilogie mettant en scène les personnages d’un cirque qui fuient l’Europe lors de la Deuxième Guerre mondiale. «Saltimbanques», «Kaléidoscope brisé» et «Le magicien» révèlent les coulisses de la dictature en Amérique du Sud. Un univers fait de grandeur et de démence. Des pages époustouflantes.
En 2003, il publiait «Les amants de l’Alfama», un ouvrage magnifique et captivant. L’an dernier, il surprenait avec «La gare», un texte où toutes les références basculent et confondent le lecteur.
Bien sûr, tout n’est pas égal dans cette production foisonnante. J’ai un peu tiqué en lisant «Le maître de jeu» où il n’hésite pas à convoquer Dieu pour discuter et argumenter. Pourtant, Kokis trouve là encore le moyen de surprendre par son propos et son imaginaire.
Il s’attaque aussi à des sujets que peu d’écrivains abordent. Je pense à la contrefaçon en peinture dans «L’art du maquillage». Une trame romanesque un peu faible, mais un regard percutant sur le sujet par un écrivain qui est aussi peintre. Il illustre toutes les jaquettes de ses romans.

Rebelle

Sergio Kokis est un rebelle et je le soupçonne d’être un tantinet têtu. Il nous entraîne dans les hautes sphères même si, parfois, il néglige un peu son écriture, se laissant emporter par son propos. S’il était impeccable dans «La gare», il a fait vite dans «Le fou de Bosch», sa dernière parution. L’écriture est moins serrée, un peu bavarde même. Nous sommes loin de «Negao et Doralice» ou «Les amants de l’Alfama». Cela a un peu gâché mon plaisir, je l’avoue.
Cette fois, il suit Lukas Steiner qui se croit victime d’une machination universelle. Ce Steiner vit à Montréal, se sent espionné par tout le monde à la bibliothèque municipale. Tous en veulent à sa peau, y compris les concepteurs de la Grande bibliothèque du Québec qui est encore en projet. Un personnage qui permet tous les délires et de jongler avec tous les préjugés. Kokis s’en donne à cœur joie. Il a cet art de suivre des marginaux qui voient le monde à travers des verres déformants.
«Cet immense trou bétonné, carré, disgracieux, tel un sordide dépotoir atomique deviendrait inexorablement le parking souterrain d’un bâtiment moderne, sans cave ni grenier, sans recoins où se cacher, entièrement informatisé, illuminé de partout, envahi de lecteurs avides et indisciplinés qui se serviraient à leur guise et sans scrupules des livres chers à son cœur.» (p.29)
Et voilà que Steiner se «reconnaît» dans les fresques de Jérôme Bosch, un peintre né en 1453 et décédé en 1516. Convaincu d’avoir servi de modèle à l’auteur du «Jardin des délices», il explore l’univers étonnant de ce peintre. C’est le meilleur du roman. Steiner prendra la fuite et traversera une partie de l’Europe en marchant vers Saint-Jacques de Compostelle. Un parcours que le romancier a fait, il y a quelques mois, en chaussant les bottes du pèlerin.

Le mal

De magnifiques pages sur Jérôme Bosch, l’obsession du mal qui hante les fresques que Steiner retrouve et admire un peu partout dans les musées des pays qu’il traverse.
Malheureusement, Sergio Kokis résiste mal au plaisir de donner des petits coups de griffes un peu puérils. Des phrases assassines sur Jacques Parizeau ou encore les Québécois font hausser les épaules. Des fadaises qui heurtent un peu le lecteur admiratif que je suis.
«… Steiner reconnut aussi de manière indiscutable le visage gras, haineux et rempli d’arrogance de l’ancien premier ministre Jacques Parizeau… … Steiner détestait ce politicien, qu’il qualifiait volontiers de paradigme du grand bourgeois fat, impertinent et proche du racisme par sa haine des étrangers.» (p. 63)
Bien sûr, le personnage permet ce genre de propos, mais Kokis a trop de talent pour se complaire dans ce genre de balivernes.
Malgré ses outrances, son machisme, son obsession de la putain, ses tics, son côté un peu brouillon et ses jugements à l’emporte-pièce, Sergio Kokis demeure une voix unique au Québec et un écrivain qui ne cesse de surprendre et d’éblouir.

«Le fou de Bosch» de Sergio Kokis est publié aux Éditions XYZ.

jeudi 11 octobre 2007

Stanley Péan bouscule notre réalité

Stanley Péan, avec «La nuit démasque» et le «Cabinet du Docteur K», a entrepris de rassembler des nouvelles qu’il a éparpillées dans différentes revues ou rédigées pour une lecture publique. «Autochtones de la nuit» vient compléter ce cycle avec une vingtaine de textes. La plus ancienne nouvelle remonte à 1993 et l’ensemble du recueil a été écrit à partir des années 2000. Le tout offre une unité remarquable.
Stanley Péan a une prédilection pour les jeunes qui décrochent et basculent dans l’envers de la société bien pensante. À peine sortis de l’enfance, ses personnages s’égarent dans la nuit pour survivre de rapines, de prostitution et d’expédients. Agressés par des proches, leurs blessures ne se cicatrisent jamais, les poussant dans une marginalité et une violence terrible. Des êtres qui se battent pour manger et qui risquent leur corps à chaque instant, des univers que l’on retrouve dans les bulletins d’information ou qui font les manchettes des journaux.
L’écrivain nous entraîne dans ces zones troubles, effleure des pulsions que nous n’aimons guère évoquer, se faufile derrière le sensationnalisme, aborde des drames que les dirigeants refusent souvent de considérer et ne savent comment aborder. Un monde dur, violent où toutes les perversions dominent et broient les âmes. Une société malade, gangrenée qui va vers sa perte peut-être…
«Les plus anciens s’en souviennent mieux que moi. Terrible fut notre débandade le matin où nos châteaux en Espagne s’écroulèrent tels des châteaux de cartes. Secoués depuis leurs fondations par le chant fatidique de mille trompettes, les tours chancelèrent, frappées de plein fouet par la riposte inévitable des laissés-pour-compte que nous avions dédaigneusement condamnés à vivre dans les soubassements infects de l’empire. Paniqués, certains d’entre nous ont préféré sauter dans le vide plutôt que d’être pulvérisés dans l’irrémédiable effritement.» (p.12)

Réussite

Il y a ceux qui ont tout fait pour réussir et qui transgressent des frontières pour se prouver qu’ils sont vivants et ressentir de vraies sensations. Dans «Sévices amoureux», un homme d’affaires paie un tortionnaire pour violer et torturer la femme qui menace de le quitter.
«La véritable surprise se trouve sous le coupe-vent: cet attaché-case de design italien, elle le reconnaîtrait entre mille, elle l’avait elle-même offert à Richard à Noël, il y a sept ans. À l’intérieur, un contrat au bas duquel son mari avait apposé sa griffe. Dans la pénombre, elle déchiffre difficilement les termes de l’entente, mais n’en a plus vraiment besoin pour déduire les tenants et aboutissants de sa séquestration. Elle tressaille au son de cette voix qu’elle a appris à redouter au fil des derniers jours et qui, pour la première fois, s’adresse directement à elle.
- J’ai été naïf de penser que ta thérapie était finie et que t’étais prête à retourner à la maison. Ça a l’air que t’es plus coriace que la moyenne. Tant pis, va falloir que M. Champagneur prenne son mal en patience!» (p.142)

Part de soi

Stanley Péan n’hésite pas à puiser dans sa vie pour étayer sa fiction. Les voyages entre Québec et Montréal font partie de son quotidien, le Saguenay surgit ici et là, la musique de jazz colle à ses personnages et crée un monde envoûtant.
Il faut s’attarder particulièrement aux «interludes» où l’auteur reprend son souffle, rêve la vie, évoque des circonstances qui font que des amours s’étiolent en ne laissant que quelques impressions. Une méditation sur l’impossibilité de retenir le temps qui va sans jamais se retourner.
«Nous trinquerons une dernière fois, mon amour, à nos spectres que nous traînons de dérive en dérive. Je t’embrasserais peut-être encore, chastement, en te retenant au creux de mes bras maigres comme pour écraser ta beauté contre ma poitrine. Ensuite… Ensuite, avant que la nuit s’impose, irrévocable, il me faudrait continuer ma route, aller de l’avant.» (p.228)
Doué pour créer des atmosphères, à la manière de Miles Davis, son musicien préféré, Stanley Péan sollicite tous nos sens. De plus, dans ses histoires, il a cet art de retourner la situation par une fin qui laisse au bord du précipice.

«Autochtones de la nuit», de Stanley Péan est publié aux Éditions de la Courte échelle.