C’EST
DE PLUS EN PLUS difficile de garder son équilibre dans une société qui tente
de faire de vous des machines qui produisent et consomment sans jamais lever la
tête. Pourtant l’humain a besoin d’espace, d’espoir, de faire confiance à demain,
à un idéal pour s’épanouir. Il semble que ces idées battent de l’aile et que
les fabricants de questions sont devenus obsolètes. Le syndrome de takotsuko est rapidement devenu une aventure de
lecture et m’a laissé souvent entre deux questions, à me demander ce qui se
passe et dans quel monde je respirais. J’aime qu’une écrivaine me pousse dans des
instants de vie où hommes et femmes arrivent mal à se garder dans le réel.
Je découvre Mireille
Gagné avec ce recueil de dix-sept nouvelles. Elle a pourtant quelques
publications derrière l’épaule. De la poésie et des nouvelles. Le titre a
attiré mon attention avec ce mot japonais. Je prends toujours le temps de
soupeser un titre avant de tourner les pages. La coiffe d’un roman ou d’un
recueil de nouvelles est la clef qui permet d’ouvrir une porte et d’entrer dans
une maison que vous visitez pour une première fois en retenant votre souffle. Certains
ouvrages ne disent rien ou encore peuvent vous rebuter. J’examine l’illustration,
tente de deviner la direction que je vais devoir prendre et quel monde me
suggère l’écrivain. Mireille Gagné me proposait l’inconnu.
Je me suis
attardé à la liste de ses publications et j’avoue qu’un ouvrage comme Les hommes sont des chevreuils qui ne
s’appartiennent pas et Minuit moins
deux avant la fin du monde m’ont intrigué. Ces publications m’ont donné
l’impression d’avoir raté quelque chose. Je me suis juré de retourner sur les
pas de cette écrivaine qui me semble originale. Et pour me déculpabiliser
peut-être, je répète que l’aventure de la lecture veut cela. Les écrivains au
Québec se reproduisent aussi rapidement que les lapins et même en lisant
plusieurs heures par jour, je n’arrive pas à suivre la cadence. Pour un ancien marathonien,
c’est difficile à accepter. Il y a de plus en plus d’écrivains que je n’aurai jamais
la chance de découvrir et de lire. Les hasards de mon parcours de lecteur
incorrigible veulent que ce soit ainsi. Je fais toujours des choix même quand
je veux en faire le moins possible.
PRÉLIMINAIRE
Le syndrome de takotsubo, aussi appelé « syndrome du cœur
brisé », a été initialement observé dans les années 1990 par des cardiologues
japonais. Cette condition se définit par une forme rapide et transitoire de défaillance cardiaque aiguë, déclenchée
par un stress, émotionnel ou physique, intense. À l’échocardiographie, elle se
distingue par une ballonisation ventriculaire qui ressemble au takotsubo, mot
japonais désignant les pièges à goulot étroit servant à capturer les pieuvres.
Le cœur n’arrive
plus à contrôler le stress et le rythme que la vie impose à un individu. Tout
se dérègle. La mort comme dans une implosion du cœur. J’ai lu quelque part que de
jeunes Japonais n’arrivent plus à suivre le rythme que le travail leur impose
et ils meurent d’un arrêt cardiaque à trente ans. Le corps cède devant la somme
de travail et le stress.
Après avoir
lu ce texte préliminaire, une sorte d’avertissement, je me suis avancé dans La fois où j’ai perdu le nord sur la pointe
des pieds. Je ne voulais surtout pas me faire piéger ou happer.
« Dans la vie
je ne dors pas ». J’ai hésité et relu l’incipit plusieurs fois. Certains textes
frappent comme l’éclair. Quelques secondes, l'éblouissement et tout bascule.
Vous voilà dans un tsunami qui broie le corps et l’esprit.
Quand le soleil descend à l’horizon, une angoisse
innommable grimpe le long de mes jambes, de ma colonne, pour s’installer
insidieusement dans ma poitrine. Le temps, les minutes, les heures se confondent,
accélèrent, ralentissent. Je ne distingue plus le tic-tac de l’horloge de mes
propres battements de cœur. (p.9)
Des
obsessions qui vous poussent en marge du monde et vous empêchent de respirer
normalement. Comme si vous deveniez aveugle et sourd. Des moments où la réalité
et les fantasmes se confondent, où vous perdez le sens du
dehors pour vous retrouver enfermé dans vos fantasmes.
Des moments à
la limite de ce que le corps et l’esprit peuvent tolérer. Une sorte de
flottement d’être qui vous pousse entre la vie et la mort. Il semble que
certains individus par le sport ou des exploits extrêmes recherchent ces secondes
de fulgurance où ils se sentent invulnérables et immortels.
TRAGÉDIE
Accident
cardio-vasculaire, perte de contrôle de son véhicule sur la route et vous êtes
de l’autre côté de la vitre. Une seconde se fracasse et il n’est plus possible de
revenir en arrière. Le corps peut l’encaisser et vous permettre d’en réchapper
ou encore il a atteint une limite qu’il ne peut dépasser. Le cœur s’affole et
la vie s'échappe. Le temps se compresse pour faire de vous une virgule à
la dérive dans l’espace.
Je n’aurais jamais cru que mon père aurait si peur de
mourir à la fin, lui qui avait passé sa vie à tuer. Était-ce dû au fait que,
pour une fois, il n’était pas du bon côté du fusil ? Ou connaissait-il trop
bien cet instant précis dans le corps où la vie bascule et qu’il n’y a plus
aucun retour en arrière possible. Je le regardais dans son lit d’hôpital,
recroquevillé sous sa jaquette bleue, les yeux hagards, et je me sentais
traquée, comme lui, un territoire de nerfs. (p.39)
L’écrivaine
nous place dans des situations où il est impossible de tricher ou de faire semblant.
Des phobies et des peurs qui s’imposent et repoussent la raison. Vous devenez la
bête qui s’affole. La vie et la mort se toisent. Ça devient facilement
intolérable et ce peut aussi être un magnifique moment de lucidité.
Puis une bourrasque fait tomber un premier pétale. Avril ne
cligne pas des yeux jusqu’à ce qu’il touche le sol. Un autre coup de vent
frappe, plus violent cette fois ; un, deux, trois pétales se détachent et,
ensuite, c’est le grand déchirement, la tempête. Skurafubumki. Soufflée par tant de beauté, c’est à ce moment précis
qu’elle disparaît. Sans témoin. Sur son visage, un calme absolu, une lumière,
et le sourire de Bouddha qui efface tout. (p.88)
J’aime ces
textes qui tiennent sur un fil, vous poussent tout doucement vers le précipice,
vous laissent sur un pied, dans une situation où vous ne savez plus comment
réagir. La nouvelliste cherche une forme de vérité, de point d’ancrage où il
est possible de respirer.
Ce matin, la dernière feuille de mon bonsaï s’est détachée.
Je l’ai vu virevolter dans les airs jusque sur le plancher. Telle une brique,
elle a fracassé mon crâne. J’ai attendu plusieurs minutes avant de déterrer le
bonsaï. Avec précaution, je l’ai extirpé de son substrat. Je l’ai examiné de
près. Étrangement, il y avait un gros trou dans le cœur des racines. J’ai eu
beau chercher la bestiole qui les aurait grugées, je ne l’ai pas trouvée. Un
frisson a parcouru mon échine et ma tête
s’est mise à tourner. (p.101)
Pour
quelqu’un qui possède des bonsaïs depuis des décennies, ce texte me touche
particulièrement. Ces arbres que l’on examine feuille par feuille, que l’on
étudie, que l’on scrute sous tous les angles, nous renvoient toujours à
l’essentiel. S’occuper d’un bonsaï, c’est apprendre à lire en soi. En perdre un
devient un drame, surtout après des années d’attention et de réflexions.
Des textes
étonnants qui se referment dans la plus grande des violences ou une fascinante
douceur. L’écrivaine sait jusqu’où aller et les méandres de ses textes vous
font douter de la réalité, de ce que nous appelons l’équilibre qui hante les
humains depuis qu’une certaine Lucy s’est redressée dans une savane africaine. Des
nouvelles senties qui font voyager dans les obsessions humaines, certaines folies
et des comportements qui ne peuvent s’expliquer.
LE SYNDROME DE TAKOTSUBO, nouvelles de MIREILLE GAGNÉ publiées aux
Éditions SÉMAPHORE, 2018, 120 pages, 17,95 $.
https://www.editionssemaphore.qc.ca/catalogue/le-syndrome-de-takotsubo/
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