DANS TOUTES les familles, des faits et des événements sont tus. Personne n’aborde ces sujets et tous respectent ce silence, sauf les écrivains, ces détrousseurs de secrets, qui en font un récit ou un roman. Ils mettent ainsi des mots sur un mutisme généralisé, tentent de comprendre les gestes d’un père, d’une mère ou d’une grand-mère qui ont modifié le parcours des enfants. Je pense à Anaïs Barbeau-Lavalette, qui s’est aventurée sur les traces de sa grand-mère dans La femme qui fuit, à Louise Desjardins, qui a souvent rôdé autour de son paternel. J’ai emprunté une même direction dans La mort d’Alexandre et Les oiseaux de glace. Louise Dupré, dans L’homme au camion, se retrouve devant des faits dont personne n’a parlé. Ses oncles et son père ont été placés dans un orphelinat à bas âge. Ses grands-parents se sont séparés. Ce n’était pas une décision fréquente au début du siècle dernier. C’était peut-être une faute terrible que de briser les liens du mariage alors.
Louise Dupré a souvent parlé de sa mère dans ses écrits. Le père est demeuré une figure lointaine, un peu en retrait de la famille. Une sorte d’étranger. J’ai connu cela dans mon plus jeune âge. Mon père s’exilait pour de longues périodes en forêt. Quand il revenait, après plusieurs semaines, parfois des mois, c’était le survenant qui bousculait tout. Nous avions appris à négocier avec ma mère même si ce n’était jamais facile. Et cet inconnu changeait tout dans la maison, devenait celui qui exerçait un pouvoir que nous ne pouvions contester. Nous avions hâte qu’il reparte pour retrouver nos repères.
C’est un peu ce qu’a connu Louise Dupré. Non pas qu’il était absent physiquement, mais il travaillait beaucoup et était assez silencieux quand il rentrait le soir. Il parlait bien, mais de sujets anodins et racontait des anecdotes vécues pendant sa journée.
Tout bascule quand son frère fait des recherches pour identifier des ancêtres, pour constituer son arbre généalogique, et ce, jusqu’aux Dupré venus de France. Un vide dans mon cas, ne pouvant remonter plus loin que mes grands-parents.
Un événement ignoré de tous secoue la famille : son père et ses oncles se sont retrouvés à l’orphelinat. Pourquoi personne n’a abordé cet événement qui a marqué tout le monde, certainement ?
« En 1911, mes grands-parents ne vivent donc plus ensemble, et ma grand-mère a été recueillie par son frère. Elle a dû se séparer de ses autres enfants. Au même recensement, l’orphelinat de Saint-Hyacinthe inscrit les quatre frères comme orphelins, même si les deux parents sont encore vivants. Étrange, peut-être était-ce une habitude à l’époque. » (p.15)
Tout se met à tourner dans la tête de Louise Dupré. Que s’est-il passé ? Pourquoi cette séparation ? Pourquoi tous ont évité le sujet lors des rencontres familiales ? Un événement, de la violence, une infidélité qui a bousculé la vie de tous et laissé des séquelles. Surtout que les couples ne se défaisaient pas facilement au siècle dernier. On était ensemble pour le meilleur et le pire, unis par les liens sacrés du mariage jusqu’à la mort. Et quand un parent décédait, les enfants étaient habituellement éparpillés chez des oncles et des tantes. Ils étaient pris « en élevage » comme on disait alors.
« Je souhaite seulement mettre des mots sur le silence de plomb qu’il y a eu dans la famille. Je souhaite comprendre, essayer de m’approcher le plus près possible d’une vérité que je ne réussirai jamais à toucher, sinon du bout des doigts. » (p.36)
Savoir ce qui s’est passé dans la vie de ses grands-parents, pour comprendre peut-être les agissements de son père, son silence et sa façon d’être.
Étonnant qu’il n’ait jamais parlé de sa vie à l’orphelinat, de ce terrible isolement. Les frères se sont connus plus tard, quand ils étaient devenus des adultes. Elle regarde son père avec d’autres yeux. Cet homme travaillant, peu instruit et quasi analphabète, blagueur, a vécu de gros traumatismes, certainement. Silencieux, mais joyeux avec ses cousines et ses petits-enfants. L’écrivaine devine une blessure, un passé lourd qu’il n’a jamais osé aborder parce que trop douloureux.
« Des cinq frères, c’est lui qui s’en est le moins bien tiré, lui, le petit dernier de la famille, sans doute le plus écorché. Jean-Paul m’écrira, Papa a toujours vécu dans l’ombre de ses frères. Phrase très juste, qui me fait mal. Aurait-il pu en être autrement ? » (p.50)
Son père, un homme doux, renfermé comme l’étaient beaucoup d’hommes à l’époque. Tous étaient des taiseux avec les émotions et les problèmes personnels. Mon père n’était guère loquace. Il s’animait pourtant quand un oncle ou un visiteur débarquaient à la maison. Il devenait blagueur, drôle et étonnant. Je ne reconnaissais plus celui qui se berçait dans sa chaise après sa journée de travail.
ÉCRITURE
Louise Dupré tente de reconstituer la vie de ses grands-parents avec les fragments d’un miroir éclaté. Elle revoit la petite fille qu’elle était, celle qui aimait les études, la lecture, un univers étranger à son père. Tout en demeurant près de sa mère et de sa grand-mère pourtant. Le contact s’établissant plus naturellement entre les femmes de la famille, plus à l’aise avec les mots et les émotions.
Elle ressasse des événements, fouille dans sa tête et ce passé toujours un peu flou pour trouver un indice, un incident qui n’a pas retenu son attention alors qu’elle était tout à la griserie de découvrir le monde et les livres.
« Ce qu’en pensait mon père, je l’ignore. Que je fasse des études n’était pas son désir à lui, mais il ne s’y est pas opposé, il n’a pas dit, comme beaucoup d’hommes de l’époque. Elle n’aura pas besoin d’études pour changer des couches. Croyait-il pour autant à l’éducation, lui qui avait du mal à lire et à écrire, avait cessé de fréquenter l’école à sa sortie de l’orphelinat ? » (p.78)
Une distanciation que bien des garçons et des filles de ma génération ont vécue, devenant ce que l’on nomme des transfuges de classe. Une famille de travailleurs, de petits ouvriers qui effectuent mille métiers et des enfants qui vont à l’école, s’instruisent et s’aventurent dans une vie qui demeure obscure pour les parents.
Ce fut mon cas.
Je fus le premier de la fratrie, j’étais pourtant le neuvième de dix enfants, à faire des études secondaires et à m’asseoir sur les bancs de l’université. Le premier à me risquer dans le monde des livres que je découvrais avec bonheur, mais aussi avec un malaise certain. Qui j’étais ? D’où je venais ? Je me suis rapidement senti comme un renégat face aux hommes de ma famille, celui qui avait refusé de suivre les traces du père et qui, au lieu de s’enfoncer dans la forêt, avait pris la direction de la ville pour explorer les sentiers du savoir. Ce fut encore plus flagrant quand j’ai décidé d’écrire, hésitant longtemps à dire que j’étais écrivain.
Tous les élans contradictoires qui nous habitent alors. Louise Dupré a vécu la honte, comme je l’ai connue, étant différente, étrange, devenant certainement une traîtresse par moment.
PORTRAIT
L’auteure et enseignante se penche sur son parcours, ses désirs, ses passions, son premier mariage, les réactions de son père quand elle a divorcé. Ça devait remuer des choses terribles en lui, lui rappeler des événements qu’il avait refoulés au plus profond de sa mémoire.
Et lorsqu’il a été forcé de quitter son travail, ce fut le grand saut dans le vide. Il s’est retrouvé démuni, perdu, ne sachant plus quoi faire de ses jours. Ce fut la détresse qu’a vécue mon père quand il s’est senti évincé du monde et qu’il dissimulait les tremblements qui le secouaient jour et nuit. Avec la maladie de Parkinson, il ne pouvait plus effectuer les tâches dont il était si fier et, surtout, partir en forêt.
Je n’en dis pas plus sur le désarroi du père de Louise Dupré, qu’elle décrit avec justesse et beaucoup de tendresse, sur des événements qui traumatiseront la famille et surtout sa mère.
Tenter de comprendre est nécessaire, mais toujours douloureux. C’est aussi un effort de guérison que d’accepter tout ce que la vie apporte, même si les cicatrices restent fragiles.
Louise Dupré n'oubliera pas.
La résilience est un mot souvent galvaudé qui n’efface jamais la peine, des gestes que nous ne pouvons expliquer. La mort de son père, un sujet délicat que l’écrivaine aborde avec finesse et retenue.
Un récit bouleversant, comme il s’en fait peu. Un texte intime, touchant, plein d’attention. J’ai ravalé en lisant Louise Dupré, son parcours familial, sa vie et ses espérances. Elle tente de comprendre, plus que de guérir. Et peut-être que défaire des nœuds, que tout remettre en perspective est déjà un apaisement. Un ouvrage remarquable d’empathie. Un récit tout en finesse et de retenue qui nous pousse devant ce qu’il y a de plus important : l’amour des parents et tout ce qu’ils nous ont légué malgré des fragilités qu’ils ont eu tant de mal à surmonter. Surtout, ne souhaitant pas transmettre ces manques à leurs enfants.
DUPRÉ LOUISE : L’homme au camion, Éditions Héliotrope, Montréal, 162 pages.
Aucun commentaire:
Publier un commentaire