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mardi 30 juillet 2024

QUI N’A JAMAIS PERDU PIED DANS LA VIE

HORS DE SOI, un recueil de nouvelles dirigé par Mattia Scarpulla nous propose des textes fascinants. Quatre femmes et quatre hommes se risquent dans l’aventure de perdre le contrôle de leur vie, ici comme ailleurs, dans un passé lointain ou un maintenant sans retour. Tous suivent Hector de Saint-Denys Garneau qui, dans son célèbre poème, se dissocie de soi. «Je marche à côté de moi en joie/j’entends mon pas en joie qui marche à côté de moi/mais je ne puis changer de place sur le trottoir/je ne puis pas mettre mes pieds dans ces pas-là/et dire voilà c’est moi.» Une expérience qui peut être atroce, difficile ou la seule manière de survivre et d’échapper à un environnement toxique. 

 

Un collectif, un thème et une direction. Tous les participants y vont avec leur façon d’être, de voir et de réagir dans un milieu qui peut être inquiétant. Dès le début, Sara Lazzaroni, dans Basse-Ville, nous pousse dans l’errance, le froid qui happe le personnage qui doit bouger pour demeurer vivante. Un véritable chemin de croix pour celle qui n’a plus de repères et que la rue avale. Un dépouillement de l’être pour n’être, peut-être, plus que son ombre, le bruit de ses pas sur le trottoir gelé.

 

«Un jour, elle s’est réveillée sans visage. La ville s’était totalement emparée d’elle. De ses yeux, de sa bouche, de ses mains, il ne restait plus rien. Aucun souvenir de son ancienne vie, de cette réalité faite de chair et de sang. Elle en avait même oublié son propre prénom. À compter de ce jour, elle est devenue pareille aux pierres, aux arbres, aux gouttières, aux pavés. Entièrement libre. Une chose qui traîne dans le paysage, qu’on oublie.» (p.15)

 

Madame Lazzaroni, dans cette nouvelle saisissante, suit une itinérante dans Québec. Une femme d’un certain âge qui n’a plus que l’espace et qui, pour survivre, marche dans les rues que le froid paralyse. Un pas et un autre pas pour rester vivante, pour atteindre certains refuges, réduite à l’état de bête.

 

TROUBLANT

 

Karine Légeron dans Welcome to Arabia m’a ébranlé. Un séjour en Arabie saoudite en 1996 se transforme en véritable cauchemar. Elle est réduite à l’état d'enfant qu’un adulte (un homme bien sûr) doit accompagner partout quand elle sort de sa maison. Parce que dans ce pays, elle le découvre rapidement, une femme n’a pas droit à l’espace public et ne peut s’aventurer seule dans les rues de la ville sans devenir un animal que l’on traque.

 

«J’avais oublié d’attacher mes cheveux et je n’avais pas d’élastique. Pour les retenir, garder l’abaya fermée et héler un taxi, il m’aurait fallu une troisième main. Tant pis pour les mèches. Les voitures ralentissaient à mon niveau, klaxonnaient, on me sifflait, on me détaillait comme une pièce de viande sur l’étal d’un boucher. Un jeune gars dans un bolide de luxe est repassé à trois reprises au pas avant de s’arrêter devant moi, vitre baissée, sourire obscène, hilare quand je l’ai insulté en anglais. Il a redémarré dans un crissement de pneus, sous un tonnerre de coups de klaxon comme autant d’applaudissements. Un taxi a fini par m’embarquer, immédiatement encadré par trois voitures qui l’empêchaient d’avancer. Je regardais mes pieds, j’aurais voulu me fondre à la banquette.» (p.35)

 

Un texte révoltant. Vivre une telle expérience est certainement un moment que l’on n’oublie pas.

 

CAUSES

 

Et au fil de la lecture, je suis tombé sur des phrases qui flottent comme des drapeaux qui vous font lever la tête. Un temps où il faut revenir sur les mots pour en saisir toute la beauté et la quintessence. Un texte de Félix Villeneuve, Océan intérieur, des images qui vibrent et se gravent en vous.  

 

«Les femmes intéressantes sonnent toujours en la majeur, en do majeur ou septième, en simineur. Et elles cachent une croche en mi quelque part.» (p.108)

 

Ou encore Résonnance de Chantal Garand. Une fuite pour échapper à la malédiction maternelle, un milieu asphyxiant. J’ai songé à Une saison dans la vie d’Emmanuel de Marie-Claire Blais, à son univers de misère et d’étouffements qui tue Jean Le Maigre et Éloïse. Leur famille et la paroisse écrasent tout.

 

«J’ai quitté mon village il y a vingt ans. Ou quinze, ou sept, l’éternité ne se compte pas en nombre d’années. J’ai fui pour ne pas mourir, pour me sauver de Mom, de sa présence perfide et de l’acrimonie de ses humeurs, par refus d’être enterrée vivante dans l’atmosphère mortifère qu’elle nous faisait respirer dans ce trou perdu, au cœur de la Norvège» (p.126)

 

Chose certaine, les femmes n’échappent pas aux contraintes sociales de la même manière que les hommes. Et il y a des gestes qui vous suivent toute la vie et que l’on n’arrive pas à oublier, peu importe les efforts et les migrations. Garand nous le prouve de façon vertigineuse dans Errances.

 

«Rosie avait dû fuir son pays. Elles aussi. Elle avait dû enjamber des cadavres qui jonchaient le sol. Elles aussi. Elle ne savait pas si elle reverrait sa famille. Elles non plus. Elle avait dû se cacher. Rosie avait été violée. Elles aussi. Leurs coups de tambour faisaient résonner leurs histoires dans une langue commune. Leurs voix ne faisaient qu’une. Une soirée magique.» (p.130)

 

J’ai embarqué dans ces textes déstabilisants, me heurtant à des murs que certains hommes et femmes doivent franchir pour respirer tout simplement. Certains luttent et d’autres s’enlisent sans vraiment parvenir à s’échapper. 

Un pas de côté, des plongées dans la marge de la vie, des épisodes pathétiques. Parce que tous, à un moment de nos vies, nous nous retrouvons à côté de soi ou dans un lieu où nous ne devrions pas être. 

Ça me fait penser à mon arrivée à Montréal à l’âge de vingt ans. L’impression de changer de planète, d’avoir emprunté les vêtements d’Antoine Roquentin de La nausée de Jean-Paul Sartre. Une aventure qui m’a permis de ramasser tous mes morceaux et de devenir écrivain, certainement. Surtout de prendre la direction de la lecture pour m’accrocher et ne pas sombrer.

Un bémol cependant. La postface de Mattia Scarpulla qui n’apporte pas grand-chose au recueil. On peut tenter de sortir de soi sans arriver à être percutant. Malheureusement.

 

SCARPULLA MATTIA : Hors de soi, Éditions Tête première, Montréal, 168 pages

https://tetepremiere.com/livre/hors-de-soi/ 

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