mercredi 9 août 2023

DENISE BRASSARD DANS LES PAS DE KIKI

DENISE BRASSARD publiait, il y a quelque temps, Avec ou sans Kiki, un titre intrigant et un peu étrange. Liberté grande, la collection du Boréal dirigée par Robert Lévesque, où a paru l’ouvrage, propose des textes qui sortent des sentiers battus. J’y ai fait de belles découvertes. Je pense à En randonnée avec Simone de Beauvoir de Yann Hamel. Mais de quoi est-il question? Kiki est une femme qui a fait sa marque au début du siècle dernier à Paris. Chanteuse, modèle, peintre et écrivaine, elle était fort connue à son époque et adulée par nombre de créateurs. Je signale Jean Cocteau, Robert Desnos et Tristan Tzara que j’ai lu avec avidité au temps de ma jeunesse. Surtout L’homme approximatif que j’ai souligné et barbouillé d’un couvert à l’autre. Une vedette dans la faune de Montparnasse qui semblait s’ancrer dans les cafés et les bistrots d’alors. Des années folles, exubérantes, inventives et fascinantes. Madame Brassard devient un guide et nous entraîne dans le Paris de l’entre-deux guerre en se confiant sur ses difficultés avec l’écriture, ses amours, ses migrations et ses chagrins.

 

L’auteure parcourt Montparnasse, un arrondissement de Paris, avec crayons et stylos pour prendre des notes et repérer les lieux où vivaient des artistes qui ont marqué cette époque. Elle cherche l’atelier d’un peintre, les cabarets où un peu tout le monde faisait la fête, buvait, se bousculait pour parler de leur travail et de leur quête jusqu’aux petites heures du matin. Des créateurs importants s’y retrouvaient et les aventures amoureuses se multipliaient comme on s’en doute pour ces femmes et ces hommes qui refusaient toutes contraintes et obligations.

Kiki est née à Châtillon-sur-Seine, en 1901. Elle était une vedette alors et attirait tous les regards. Une étoile filante qui fascine l’auteure qui veut la surprendre sur les trottoirs, dans un bistrot ou sur la terrasse d’un café où elle croit entendre sa voix et son rire. 

 

«Pour le reste, il y a encore tous ces lieux à découvrir ou à redécouvrir, qui finiront bien, je me dis, par réveiller mon imagination. Car pour l’instant, j’ai beau ratisser les rues de Montparnasse, multiplier les lectures, rien n’y fait. Je suis muette.» (p.12)

 

Elle s’attarde dans les musées et scrute des tableaux qui ont marqué cette époque. De longues heures devant des chefs-d’œuvre, les analysant sous tous les angles pour écrire des pages magnifiques sur Bonnard, Soutine ou Gustave Moreau. Une agréable manière de s’imprégner de l’atmosphère de cette génération où chacun tentait de bousculer la réalité et de voir autrement. Denise Brassard en s’agitant ainsi pensait allumer une petite lampe qui lui permettrait de plonger dans la frénésie de la création, de suivre Kiki et de vivre pour ainsi dire dans la belle effervescence de cette époque. 

 

PERSONNEL

 

Tout en parcourant les rues de Paris, Denise Brassard évoque une pléiade d’artistes devenus mythiques. Utrillo, Man Ray, le photographe, Modigliani, Soutine, Foujita surgissent à chaque coin de rue. Le mouvement surréaliste s’impose alors avec André Breton qui malgré son côté rébarbatif se proclame le maître. Cocteau se faufile dans la fumée d’un bistrot comme un ange éthéré, admirateur de la chanteuse. Hemingway n’est pas très loin et on aurait pu voir surgir d'une ruelle Henry Miller avec Anaïs Nin. Robert Desnos rôde, fidèle et généreux, avec Tristan Tzara que Kiki n’aimait guère. Un Desnos victime de la folie des nazis plus tard. 

Tout comme Kiki, Denise Brassard a du mal avec ses hommes. Particulièrement avec un certain Claude. J’ai savouré ces glissements entre la vie de l’auteure et celle de l’interprète qui animait les nuits de Montparnasse. Peut-être que les angoisses et les aspirations se transmettent au-delà des générations, que nous sommes héritiers des créateurs qui nous ont précédés en prétendant faire table rase.

 

«Claude est un fauve, un être sans compromis, habité d’étranges contradictions. Fils illégitime d’un pilote américain et d’une agente de bord abénakise, il a été placé à la crèche à sa naissance. Tout de suite adopté par un couple qui l’a choyé et lui a donné toutes les chances de réussite. Il porte néanmoins en lui une béance qu’aucun amour ne semble pouvoir combler. Jamais satisfait, animé par mille projets, mais velléitaire, il ne tient pas en place. Il n’est pas sitôt lancé dans une entreprise qu’il s’en désintéresse. Il voudrait toujours être ailleurs et, dès qu’il s’y trouve, l’angoisse le prend ou bien il s’ennuie. Alors il boit, il se drogue, se remplit ou s’épuise comme il peut, rue dans les brancards, fait des bêtises.» (p.123)

 

Ce qui m’a fasciné dans cette lecture, c’est de vivre la naissance du livre comme si on se penchait sur l’épaule de l’écrivaine, que l’on ressentait toutes ses hésitations et ses questionnements. J’ai parcouru avec elle le lent et long processus qui marque la gestation d’une histoire qui se dérobe ou s’impose. Je me suis glissé dans l’ombre de Kiki avec l’auteure, éprouvant ses passions, ses peurs et ses obsessions, ses déceptions et ses désespérances. 

 

UN TOUT

 

Avec ou sans Kiki, tient à la fois du journal intime, du récit et de l’essai. J’aime ces moments où l’auteure s’attarde à décortiquer un tableau ou l’œuvre d’un peintre connu ou encore quand elle médite sur les propos de Kierkegaard, ce penseur qui avait tout du sociologue humaniste. 

 

«Si la plupart des philosophes tentent de répondre à des questions qui les concernent personnellement, peu l’ont fait de manière aussi frontale que Kierkegaard, qui a calé sa philosophie sur sa vie. Il prend le réel à bras-le-corps, et c’est ce qui me touche chez lui. D’ailleurs, il ne se présente pas comme un philosophe. La spéculation lui est odieuse. Quand il parle d’angoisse, il parle de celle qui hante nos nuits et nous coupe le souffle. La vérité à ses yeux n’est pas un concept. La pensée doit s’incarner dans l’expérience et n’a aucune valeur si elle ne change rien à l’existence.» (p.56)

 

Nous allons ainsi des berges du Saint-Laurent aux rues de Paris que Denise Brassard arpente quand le froid et l’humidité s’installent.

Nous voilà dedans et dehors à la fois, dans le magma de l’écriture, dans la poussée qui permet de naviguer dans les pulsions du texte, de plonger dans l’acte créateur, de percer l’esprit d’une époque que la légende a sans doute embelli. L’impression d’entendre des discussions, de vivre dans ce Paris qui attirait des artistes du monde entier. 

Kiki reste une étoile filante qui a traversé son temps, une vedette qui captait la lumière et qui a sombré dans l’oubli, peut-être parce qu’elle était femme. 

 

«Je traque les fantômes, mais je ne sais pas les faire parler. Kiki demeure prisonnière de cette toile d’araignée, ce fouillis de notes. Sa petite étoile se perd dans la nébuleuse. Je n’arrive pas à la voir avec les yeux de Dieu.» (p.186)

 

Avec ou sans Kiki a le grand mérite de remettre à l’avant-scène la chanteuse, la peintre et la modèle. Elle incarne parfaitement l’esprit de cette époque. 

Un essai captivant qui nous pousse dans l’intimité des créateurs. Nous vivons des passions, des amours, des trahisons, des ruptures et l’espoir de parvenir à faire sa marque, de toucher peut-être ce que nous nommons l’absolu et l’immortalité. 

 

BRASSARD DENISEAvec ou sans Kiki, Éditions du Boréal, Montréal, 272 pages.

https://www.editionsboreal.qc.ca/catalogue/livres/avec-sans-kiki-3965.html 

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