vendredi 13 août 2021

LARRY TREMBLAY CROISE FRANCIS BACON

L’ARRIVÉE D’UN NOUVEAU ROMAN de Larry Tremblay est une véritable fête pour moi et j’ai toujours hâte de voir dans quel monde l’auteur de Abraham Lincoln va au théâtre va m’entraîner. Cette fois, il s’inspire du peintre Francis Bacon dans Tableau final de l’amour, un Irlandais né à Dublin en 1909 et décédé à Madrid en 1992. Portraitiste, l’homme a attiré l’attention par sa vie que l’on a qualifiée de scandaleuse et la violence omniprésente dans ses toiles. Un artiste qui n’a pas hésité à puiser dans ses amitiés et ses amours (qui ne le fait pas?) pour réaliser une œuvre importante. La vente de son triptyque consacré à Lucien Freud a atteint la somme vertigineuse de 140,4 millions $ lors d’un encan, battant Le cri d’Edward Munch qui a trouvé preneur à 120 millions $. Un autodidacte qui a été marqué par le travail de Picasso, de Vélasquez et de Vincent Van Gogh. 

 

Larry Tremblay, dans ce roman étonnant s’attarde aux relations mouvementées de Bacon et de George Dyer, un proche, un amant qui s’est suicidé en 1970, pendant l’exposition au Grand Palais de Paris, un moment charnière dans la carrière de Bacon. Une amitié tumultueuse comme la vie de cet artiste qui a été malmené par son père, brutalisé même et rejeté à cause de son homosexualité.  

 

Pour me punir de manquer d’air, mon père me donnait le fouet. Il me croyait menteur, comédien et hypocrite. Il n’admettait pas que la chair de sa chair soit cette chose secouée, faible, qui tétait l’air, le recrachait, le perdait, ne le trouvait plus. Il me haïssait. Et j’avais envie de lui. Et il me fouettait comme il le faisait avec les chevaux qui lui résistaient. Il ne connaissait pas d’autre mode d’emploi pour corriger et pour aimer. (p.26)

 

Bien assez pour traumatiser un petit garçon, amalgamer désir, violence et sexualité qui marqueront l’enfant et l’adulte. Ce serait tentant de se laisser entraîner par la vie de cet artiste sulfureux, obsédé et maniaque, d’oublier jusqu’à un certain point la réflexion de Larry Tremblay qui prend ses distances avec l’homme tout en secouant sa façon de voir ses proches et le monde. Nous avons l’impression que l’écrivain se substitue au peintre, se glisse devant des modèles qui déclenchaient des pulsions chez Bacon qui lui permettaient de s’approprier son sujet et de le malmener d’une certaine façon.

 

CORPS

 

Larry Tremblay questionne le corps, la sexualité, le plaisir qui, dans l’esprit de Bacon, est lié à la violence. Des contacts qui ressemblent souvent à des agressions et des affrontements qui peuvent devenir insupportables.

 

J’étais fasciné par ton corps, sa musculature qui annonçait d’autres combats. Je détectais sur ta peau l’odeur blanche du métal. Ton haleine n’était pas fraîche, pas désagréable pour autant. Elle s’accordait à tes histoires de vol, de rançon, d’errance. Je ne voulais pas t’admirer, seulement te cadrer, profiter de ton corps, le fourrer dans ma peinture. Tu étais le sac de sensations que je cherchais, le contenant que je désirais vider et lancer à grands jets sur ma toile. (p.31)

 

Voilà des propos qui font frémir. Le corps vu comme un objet que l’on triture, transforme pour en faire une chose. Le modèle est réduit à «un sac de sensations», une substance malléable que l’artiste régurgite sur la toile. C’est de l’ordre du rapt et du viol, la plus terrible des appropriations et des dépossessions. Comme si l’autre permettait d’exprimer tous ses fantasmes et ses pulsions. Voilà ce qui porte le roman de Larry Tremblay. Il n’y a jamais de jeux amoureux, de scénarios ou de danses amoureuses chez Bacon comme le décrit si bien Nancy Huston dans Ultraviolet. Tous les rapprochements physiques sont brutaux, souvent bestiaux et teintés d’une forme de masochisme. Un appétit marqué pour la souffrance. Le contact sexuel devient un choc comparable à celui de deux planètes qui se heurtent et se pulvérisent. Bacon reste obsédé par son enfance, le désir qui mène à la possession la plus totale.

 

Deux lutteurs entremêlés sans que personne ne sache où l’un commence et l’autre finit. Voilà ce à quoi je rêvais dans les premiers temps. (p.25)

 

Jusqu’où aller, comment montrer ce qui se passe dans sa tête devant un homme et une femme qui se livrent à notre regard? Que faire de la couleur et des formes? Bacon parvenait à exprimer ce qui le troublait dans ses modèles. Il peignait ce que lui ressentait en luttant avec l’autre. Ça donne des toiles étranges, difficiles et qui provoquent un grand malaise. Que dire de ces portraits grugés et mangés par l’ombre (la mort certainement), ces vivants mordus par le temps et la décrépitude? Ça grince et fait mal à l’esprit. Tremblay fait naître le tableau devant nos yeux et nous ne pouvons que le suivre, aspiré par cette appropriation dérangeante.

 

L’animal en moi captait la chose en toi. La chose, oui, c’était bien le mot qui me venait. Le seul qui me convenait. Il y avait en toi cette chose et j’aspirais à la rendre visible sur la toile, à la mettre en cage pour de bon. C’était risible, pourtant affolant. Tu n’avais aucune idée de ce que je fabriquais. Tu fumais, parlais, m’oubliais. Je peignais. Sans dessiner. Juste des giclées de couleur que je rattrapais, ramassais en petits tas, étalais. Je faisais de la boue, j’espérais qu’une forme en émerge. (p.39)

 

QUÊTE

 

Le corps est soufflé par le désir, dans cet affrontement où le réel et l’imaginaire se télescopent. C’est aussi une plongée en soi pour secouer des pulsions que la société masque depuis fort longtemps. Une répression que l’on nomme civilisation et qui permet de se côtoyer sans s’agresser.

Larry Tremblay va très loin dans cette approche où toutes les notions du beau et de l’affreux se confondent. Elles sont perturbantes ces grandes toiles de Bacon où l’on se faufile dans un interdit et un naufrage. Quel terrible malaise nous pouvons ressentir devant ces autoportraits. Il bouscule toutes les conventions et les regards, fait une place au monstre qui se dissimule dans nos esprits.

 

Je peignais, me disaient-ils, le corps humain comme s’il jouait sa vie et sa mort de façon simultanée. (p.159)

 

Voilà un roman qui déstabilise et met en pièces les romances que l’on invente autour de l’amour et des contacts physiques. Par l’œil de Francis Bacon, c’est le monde des choses que Larry Tremblay affronte, une société où tout est objet que l’on peut manipuler et transformer. Une approche terriblement organique qui exige la mobilisation de tous les sens. 

Le peintre recrache les fantasmes, les peurs et les craintes qui se terrent dans le cerveau de tous les humains. C’est le choc des corps dans l’agression amoureuse qui crée un être différent et étrange. C’est le rapt et l’appropriation de l’autre par l’œuvre d’art. N’est-ce pas ce que fait l’écrivain quand il tourne autour d’une histoire ou d’un événement pour le régurgiter dans une sculpture ou un roman? Il viole en quelque sorte son sujet et le fait sien, le modifie par son regard pour en faire son objet. Voilà une remise en question de la représentation, de l’œuvre qui est autant soi que le modèle. Devant ce sujet transformé, c’est le moi de l’artiste qui heurte et touche mes plus grandes terreurs. C’est certainement pourquoi Francis Bacon a réalisé autant d’autoportraits. Il voulait saisir celui qui se dissimulait en lui, comme l’a fait Van Gogh dans ses portraits étranges et singuliers. 

 

J’avais mis en scène, d’un tableau à l’autre, l’absurdité de la condition humaine, son désespoir, sa cruauté, et l’absence de toute éternité salvatrice. En cela, un réalisme indéniable se dégageait de ma peinture, puisque le monde qu’il visait dépassait en horreur ce que mes pauvres toiles jetaient au regard. (p.194)

 

Un roman dense, perturbant qui bouscule ce que je croyais être des certitudes dans mes façons de voir et de composer avec mes pulsions et mes désirs. Tableau final de l’amour permet d’aller au-delà de la représentation et de la perception, de basculer dans un non-lieu où tout se transforme et mute. Une dimension qui abolit le temps et masque les histoires que nous nous inventons. Le mal se niche dans le beau et l’horreur, dans la douceur et la plus innocente des fictions. Un fil ténu que Larry Tremblay suit en virtuose.

 

TREMBLAY LARRYTableau final de l’amour, Éditions La Peuplade, Saguenay, 2021, 21,95 $.

https://lapeuplade.com/archives/livres/tableau-final-de-lamour 

Aucun commentaire:

Publier un commentaire