TOUS LES ÉCRIVAINS JONGLENT avec le pourquoi et le comment de l’écriture. Pourquoi tous s’isolent pendant des heures pour retourner les mots dans tous les sens ? Pourquoi se lancer dans un roman plutôt qu’une nouvelle ? Rien n’est jamais assuré et tout est à refaire devant un texte. Le travailleur de l’écrit cherche toujours un ton, une forme, la cadence qui convient. Ce que je nomme « la petite musique interne ». Peut-être que certains ne s’embarrassent pas de tant d’hésitations et de doutes, mais je me sens souvent comme un aveugle qui tâtonne dans le noir quand je m’aventure dans une fiction. Pour me sortir de l’impasse, je multiplie les versions, bouscule l’intrigue et mes amis, les personnages. C'est peut-être aussi pourquoi j'aime tant lire les carnets d'écrivains. Ça m'aide à trouver mon chemin à travers les mots et les phrases.
Gaëtan Brulotte aime les carnets d’écrivains et c’était inévitable qu’il tente l’aventure. Dans Nulle part qu’en haut désir, un titre plutôt énigmatique, il multiplie les hypothèses comme les pièces d’un puzzle. Chacune de ses définitions de l’écriture mériterait que l’on s’y attarde. On le fait pour mille raisons, mais surtout pour devenir « une conscience » dans sa vie et la société.
Pour développer une attention extrême au monde, stimuler la vigilance, maintenir un état d’alerte. Pour sonder et redorer d’émerveillement l’insignifiant et le plus modeste recoin du réel. (p.10)
J’aime bien cette « attention », ce regard inquisiteur qui se méfie des apparences et cherche à montrer ce qui se cache derrière les paravents.
Gaëtan Brulotte se montre particulièrement généreux et c’est au lecteur de choisir ce qui lui convient. J’ai souvent répété que j’écrivais pour apprendre à voir la société dans laquelle je m’étourdis dans un tourbillon d’occupations plus ou moins étranges. L’auteur est celui qui ouvre les rideaux pour découvrir une certaine réalité (ce que nous nommons la réalité). C’est aussi pour se dessiller les yeux et comprendre les agissements de ses contemporains, les hantises que nous partageons et que l’on tente d’oublier la plupart du temps. Je répétais à mes stagiaires, quand je donnais des ateliers d’écriture, que je souhaitais en faire des lecteurs qui prennent un certain recul devant leur récit pour surprendre leur texte comme s’il appartenait à quelqu’un d’autre.
PIÈGE
Plusieurs, quand ils s’aventurent dans un carnet, s’égarent dans les sentiers de leur propre histoire, cherchent à tout expliquer par l’enfance. Gaëtan Brulotte ne prend pas cette direction. Né dans une famille modeste, comme la plupart des écrivains du Québec, l’enseignant préfère se concentrer sur l’acte, le comment d’un roman ou d’un récit. C’est le processus qui le fascine et qui happe toute son intelligence.
Écrire pour aller à la découverte de cette humanité dans ses altérités, pour se rendre plus attentifs aux diversifications qui font le genre humain, ce qui peut signifier de devoir rompre avec son monde familier pour aller étudier cette richesse à loisir. (p.59)
Que fait ce manieur de mots lorsqu’il décide de secouer la réalité, de donner une version qui peut devenir suspecte pour ses contemporains ? Brulotte le fait par la critique (il est universitaire), dans un langage plus pointu ou en empruntant les sentiers de la fiction pour nous plonger dans des lieux que l’on pense connaître.
Par conséquent, je suis toujours dans la même sphère de travail, et une sorte de symbiose s’opère entre les deux activités : je lis des œuvres littéraires, j’en enseigne, je les critique et j’en écris. Il y a continuité. Ces diverses activités me nourrissent quand j’arrive devant la page blanche ou l’écran. La critique littéraire me donne aussi la joie de découvrir la richesse des autres, ce qui me passionne au plus haut point. (p.89)
L’auteur de Nulle part qu’en haut désir n’aborde pas ce sujet qui m’a longtemps hanté : pourquoi on tourne le dos à son père, à sa mère, ses frères et sœurs pour s’enfoncer dans l’écriture ? J’ai tenté de répondre à cette question dans L’enfant qui ne voulait plus dormir et L’orpheline de visage. Parce que choisir le parti pris des mots, c’est rejeter un héritage et emprunter un chemin où le risque de s’égarer est grand. C’est devenir un survenant condamné à sillonner son passé et une dot qui fascine et rebute en même temps.
Brulotte réfléchit à la charpente, je dirais, l’incipit et l’excipit par exemple. Comment amorcer un texte et comment en sortir ? Comment retenir le lecteur ? Gabriel Garcia Marquez parlait de pêche à la ligne. L’incipit est un leurre, affirmait-il, qui attire la truite. Quand elle mord, l’écrivain doit tout faire pour la garder.
Il y a des débuts célèbres, dont celui de Marcel Proust. « Longtemps je me suis couché de bonne heure » est connu de tous. J’aime particulièrement l’entrée spectaculaire de Prochain épisode d’Hubert Aquin. « Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses. » La première phrase d’une nouvelle ou d’un roman peut marquer l’imaginaire.
EXIL
Gaëtan Brulotte a vécu aux États-Unis. Tout comme Madeleine Monette qui réside à New York depuis des années sans couper les liens avec le Québec. Marie-Claire Blais passe la plupart de son temps à Key West. Cela marque certainement leur écriture même s’ils restent fidèles au français. Anne Hébert s’est installée en France tout en gardant l’œil sur le Québec. Rares sont ceux et celles cependant qui font le saut comme Nancy Huston. En choisissant Paris, madame Huston a changé de langue. Elle explique dans ses nombreux romans qu’un écrivain doit échapper à soi et son passé pour arriver à se dire. Ce recul permet de mieux lire sa société et d’aller au bout de soi.
L’exil offre la chance d’un nouveau commencement, d’un style de vie non conventionnel, d’une carrière différente, excentrique. L’exilé ne répond pas à la logique de la convention, mais à celle de l’audace, il représente le changement, le mouvement en avant. Je fais partie de ces écrivains mobiles qui partent avec l’aisance d’un tour de clef dans une serrure, qui changent de pays et de visions pour trouver dans les différences une identité forcément hybride, métissée. (p.61)
Nous devenons tous des exilés quand on choisit les chemins de la fiction. Un migrant de l’intérieur dans mon cas, celui qui a abandonné le monde défini de son lieu d’origine pour la grande ville et la confusion, pour rentrer après quelques années et se sentir un étranger. Tous les écrivains sont des voyageurs qui tentent souvent de guérir une blessure.
Victor-Lévy Beaulieu est l’un de ceux qui a vécu l’exil à Montréal avant de revenir dans ses Trois-Pistoles. Je ne sais comment cela a influencé son écriture, mais son installation en retrait de son village tant fréquenté par les mots, est important. C’est peut-être le propre de l’écrivain que d’être un marginal qui rôde autour d’un univers mal défini.
NOUVELLE
J’ai relu la partie où Gaëtan Brulotte s’attarde à la nouvelle, à l’histoire courte que j’ai si peu fréquentée, cet art du concis, du direct et de l’essentiel. C’est formidablement intéressant.
Ce sont là que quelques-unes des raisons qui me poussent vers les textes brefs. C’est la voie du renouveau, de l’intensité, du saut, de l’ailleurs, ouverte à une grande flexibilité de pensée et de formes. J’aime l’audace et la liberté créatrice que permet cet art du bref, liberté du contenu autant que du contenant. (p.108)
Belle leçon que ce carnet qui effleure les balises de la prose et de la critique nous apprend certainement à voir autrement. L’écrivain devient ce que je nommerais une « conscience écrivante ». Peut-être aussi que Nulle part qu’en haut désir touchera plus les écrivains que les lecteurs qui se contentent d’une histoire bien menée sans trop se poser de questions. Et pourquoi ne pas terminer le tout par une nouvelle où il se moque des contorsions langagières des universitaires ? Promesse de conclusion donne le vertige.
Gaëtan Brulotte m’a entraîné dans toutes les dimensions de l’écriture, celles que l’on doit sillonner quand on s’aventure dans les phrases et qu’il faut nager jusqu’à l’autre rive.
Un regard percutant qui nous en apprend beaucoup sur l’art de dire et de lire le monde. Parce que l’écriture, banalement, c’est peut-être le bonheur de raconter une histoire ou de construire des fictions en se penchant sur les livres de ses contemporains. Mais toujours, l’écrivain doit faire face à l’exigence du texte qui ne demande jamais de compromis.
BRULOTTE GAËTAN, Nulle part qu’en haut désir, Lévesque Éditeur, Montréal, 2021, 24,95 $.
"Promesse de conclusion" met intelligemment fin à cet ouvrage qui vaut amplement le détour. J'ai savouré cette nouvelle mordante et ironique.
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