YVES THÉRIAULT OCCUPE UNE place importante dans
notre littérature et pourtant peu de spécialistes s’y attardent. Ce pionnier a
inventé pour ainsi dire le métier d’écrivain professionnel au Québec, vivant de
sa plume, dépensant sa grande énergie dans de nombreux médias, multipliant des textes
qui ont été diffusés au Canada anglais et au Québec. Auteurs de livres à succès,
il est aussi l’un des premiers à rêver le Nord, un territoire qui continue de
fasciner nombre de romanciers contemporains. Un précurseur également en faisant
une place aux autochtones dans ses récits, ouvrant le chemin aux Innus et Inuit
qui s’imposent depuis quelques années. Autodidacte, cet original a encore
beaucoup à nous dire et c’est pourquoi il faut retourner à ses écrits les plus marquants.
Sa fille Marie José Thériault, avec les Éditions
Le dernier havre, met en valeur
l’œuvre de son père avec l’aide de quelques collaborateurs, dont Renald Bérubé.
Yves Thériault mériterait amplement d’avoir une biographie fouillée qui prolongerait
le travail de Victor-Lévy Beaulieu qui lui a consacré un essai en 1999 avec Un loup nommé Yves Thériault.
J’ai croisé Yves Thériault une fois, au Salon du livre de
Montréal. Il venait de publier L’herbe de
tendresse chez VLB Éditeur. J’y présentais La mort d’Alexandre. C’était en 1982. L’écrivain m’impressionnait.
J’avais connu alors un redoutable vendeur qui m’avait accueilli dans le stand
comme si nous nous avions vécu dans le même village depuis toujours. Il interpellait
les visiteurs, discutait avec tout le monde, me présentait à tous, me montrant
qu’un auteur devait se démener pour qu’un livre trouve son lecteur. Je ne
pouvais que demeurer un peu en retrait, pas du tout convaincu de pouvoir en
faire autant.
J’ai parcouru Agaguk
il y a bien longtemps et il y a encore bien des romans et des récits de cet
écrivain qui m’attendent. Et pour signaler mes carences, Renald Bérubé, ça ne
peut venir que de lui, m’a fait parvenir Cahiers
Yves Thériault 2 et la réédition de Contes
pour homme seul. Grand savant et connaisseur des textes courts (Bérubé a
publié une remarquable synthèse de la nouvelle et de la « short story » aux États-Unis),
l’enseignant dirige cette deuxième mouture des cahiers où des écrivains et des
chercheurs se penchent sur le travail de Thériault, démontrant la place particulière
qu’il occupe dans notre monde de la fiction.
Les universitaires arpentent la littérature (du moins ceux qui
lisent) et arrivent à ranimer des œuvres qui sombrent dans l’oubli malgré leurs
qualités.
L’occasion est bonne pour s’attarder à Yves Thériault. L’année 2019
marque le 75e anniversaire de la parution de Contes pour un homme seul publié en 1944 aux Éditions de l’Arbre,
la maison qui offrira aussi Le torrent
d’Anne Hébert.
Un groupe dirigé par Renald Bérubé remet dans l’actualité des
ouvrages que l’on a tendance à oublier, happés que nous sommes par les publications
contemporaines qui se multiplient comme les pains d’un boulanger qui a perdu le sens de la mesure. Pourtant,
une littérature ne peut exister sans les fictions qui ont ouvert des pistes et secoué
des problématiques qui sont toujours bien présentes dans notre société. Il faut
connaître les chemins des écrivains pour mieux saisir les romans de maintenant.
Les études de Cahiers
Yves Thériault 2 présentent la géographie des textes, quelques personnages
qui traversent ses histoires et donnent une forme d’ossature à une œuvre qui prend
des directions souvent étonnantes.
Conteur avant tout, c’est lui qui l’a répété, Contes pour un homme seul, le titre le
dit bien, est marqué par le genre. Rarement dans la tradition orale on
s’attarde aux lieux et à l’époque. « Il était une fois » et nous voilà dans un
monde rêvé et plus vrai que le réel. Thériault a gardé cette habitude. Le Nord,
la Gaspésie, la Côte-Nord, la mer, le fleuve. Juste assez pour ne pas avoir le
vertige, pour s’inventer une topographie personnelle du conte et ne pas perdre
pied.
TÂCHE
IMMENSE
Pas une tâche facile que de traverser la production de
Thériault. Ses textes courts et ses contes pour la radio font environ 7000
pages selon les spécialistes. Et, ce qui est moins su du grand public, une
partie de son travail a été écrit en anglais et reste à découvrir par les
lecteurs francophones.
Comment aborder une œuvre aussi foisonnante qui a secoué le
Québec, une littérature qui a enfoncé ses racines en cette terre d’Amérique
qu’il fallait montrer et inventer par les mots ? Les participants à ce deuxième
cahier, une douzaine en tout, décrivent l’importance des autochtones dans ses
récits, la présence du Nord, la nature obsédante qui devient souvent un
personnage terrifiant, les « invasions barbares » des Blancs qui bouleversent
l’espace physique et humain des Innus et des Inuit.
La dernière campagne électorale fédérale a placé l’environnement
et les changements climatiques parmi les priorités des politiciens, donnant
ainsi raison à Yves Thériault qui était sensible à cette question il y a 70 ans.
Avec Agaguk en 1958, il
met en scène la vie de ces nomades que les contacts avec les Blancs bousculent
et altèrent à jamais. On connaît les difficultés que vivent ces femmes et ces
hommes. Chaque nouvelle publication qui nous entraîne dans les pays du Grand
Nord ajoute une page à la tragédie sans nom. Je signale le dernier roman de
Felicia Mihali, Le tarot de Cheffersville
qui donne froid dans le dos.
Thériault a été l’un des premiers à s’éloigner des villes pour plonger
dans le vertige et la perte de sens, une nature que l’on saccage, à
s’intéresser à ces populations que l’on a déboussolées et désorientées. En ce
sens, Audrée Wilhelmy avec Blanc Résine,
renoue avec le grand-père spirituel qu’est l’auteur du Dompteur d’ours en confrontant le nomadisme et le sédentarisme, en
décrivant les ravages effectués par une exploitation minière qui s’installe
dans ce milieu fragile.
Plusieurs romanciers sont les héritiers de ce grand conteur et
homme de paroles qu’a été Yves Thériault. Je pense à Jean Désy, Paul Bussières,
Isabelle Larouche, Marie-Pier Poulin et Juliana Léveillée-Trudel. La liste peut
s’allonger comme ces rivières qui baignent le Nunavut et font saliver
Hydro-Québec. Une manière de passer la parole aux écrivaines autochtones qui savent
si bien décrire leur réalité. Il faut lire Naomie Fontaine, Natasha Kanapée Fontaine,
Joséphine Bacon et Marie-André Gill qui sont de plus en plus entendues ici
comme ailleurs.
Les textes de Thériault font comprendre que la littérature, la
nécessaire, se moque du temps, des balises et des enfermements. Tout comme le
grand rire de Renald Bérubé secoue les rives du Saint-Laurent et devient
contagieux quand il aborde l’univers de ses écrivains préférés.
CONTES
POUR…
N’ayant pas parcouru Contes
pour un homme seul ou ne me souvenant pas l’avoir fait, je devais remédier
à cette carence. Que de trous dans ma culture, étant un lecteur sauvage qui se
laisse entraîner souvent dans des sentiers que je n’avais pas remarqués ! Je me suis
avancé sur la pointe des pieds, un soir de lune, alors que le vent dormait dans
la dune.
J’aime les contes, tout le monde le sait. Je me suis souvent risqué
dans des histoires traditionnelles ou personnelles devant des gens qui ne
demandaient qu’à croire mes menteries. Je ne suis pas Fred Pellerin, mais je
connais deux ou trois récits qui ont fait frémir bien des spectateurs, surtout
quand je m’attarde aux premiers bâillements de mon village de La Doré.
Cette parole qui se faufile entre l’oralité et l’écrit dans Contes pour un homme seul m’a saisi dès
les premières pages. Thériault manipule la langue et la pousse dans des dimensions étonnantes.
C’est plus encore : des battements des tambours qui vous emportent
au loin, dans un monde où le réel et l’imaginaire cohabitent et donnent une
autre dimension à la vie.
Quel plaisir de suivre le Troublé, ce marginal qui se tient loin
des villageois, ce prophète que certains croient idiot et qui se montre un mage.
Un héros qui migrera dans la littérature de Thériault, mais qui s’imposera
aussi dans nombre d’oeuvres au Québec. Chez Thériault, la folie est une forme
de conscience aiguë de l’existence et des épreuves que nous devons traverser.
L’écrivain confronte cette fatalité qui broie ses personnages,
les maintient entre la vie et la mort, provoque des drames qui dépassent
l’entendement. Certaines réalités s’accrochent aux épaules des hommes et des
femmes même s’ils se croient immunisés et capables de tout.
TRAVAIL
IMPORTANT
Renald Bérubé et Marie José Thériault nous offrent une mémoire
et un passé toujours vivants et signifiants. Ils permettent ainsi de suivre la
démarche d’un créateur dans toutes ses dimensions et surtout, de comprendre
comment la pensée et les thèmes porteurs de notre société s’enracinent dans les
œuvres de certains précurseurs. Thériault a été un capteur de rêves et un sourcier.
Cet écrivain a marqué son époque et il est important qu’on lui
donne sa place. Surtout qu’on signale son originalité. L’homme a échappé à
toutes les théories de la littérature pour créer son propre chemin, s’appuyant
sur une oralité qui a nourri notre imaginaire pendant des siècles. Nous avons
tous le devoir de nous arrêter pour voir et entendre ceux qui ont élevé la voix
il n’y a pas si longtemps. Cahiers Yves
Thériault 1 et 2 comblent en partie cette carence. Il reste beaucoup à
faire, on le comprend parce qu’Yves Thériault a su cerner notre appartenance au
territoire américain comme pas un, le métissage et les grands problèmes qui se
sont accentués depuis la publication de ses œuvres phares. Il est plus
contemporain que jamais, toujours là, au cœur de l’actualité.
UNE VERSION DE CETTE CHRONIQUE EST PARUE DANS LETTRES
QUÉBÉCOISES, DÉCEMBRE 2019.
CAHIERS YVES THÉRIAULT 2, sous la direction de RENALD BÉRUBÉ, Éditions LE DERNIER HAVRE,
286 pages, 14,95 $.
CONTES POUR UN HOMME SEUL, YVES THÉRIAULT, Éditions LE DERNIER HAVRE, 174 pages, 12,95 $.
BRÈVE HISTOIRE DE LA NOUVELLE (SHORT STORY) AUX ÉTATS-UNIS, RENALD BÉRUBÉ, Éditions LÉVESQUE
ÉDITEUR, 2015, 232 pages, 27,00 $.
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