LE NORD DEMEURE PEUT-ÊTRE
L’UN des rares territoires du Québec qui continue de fasciner ceux et celles qui
souhaitent connaître l’envers de notre monde aseptisé. Les lecteurs sont
familiers avec les écrits de Jean Désy, de Naomi Fontaine, Juliana
Léveillé-Trudel, Joséphine Bacon et An Antane Kapesh
qui
viennent enrichir le récit du Nunavit. Rares sont ceux qui y ont vu le jour cependant
ou qui y ont fait leurs premiers pas. C’est certainement pourquoi Élisapie
Isaac, née à Salluit,
touche comme chanteuse et fascine. Une rêverie qui remonte aux romans d’Yves Thériault qui a
été l’un des premiers à nous convier à l’aventure, à idéaliser ces manières de
vivre et de composer avec une nature souvent hostile. Un monde que les écrivains apprivoisent lentement. Un regard qui nous fait comprendre que l'aventure est encore possible.
Marie-Pier Poulin a grandi chez
les Inuit. Après, dans les villages qui ont poussé près des barrages. Elle
connaît les gens du Nord, a ressenti leurs élans, leurs peines et leur colère.
C’est pourquoi j’ai lu Débâcles avec respect et beaucoup d’attention. L’écrivaine présente des lieux peu fréquentés,
permet de voir avec d’autres yeux ces populations, leur vécu et leurs aspirations.
Les missionnaires, très tôt, ont
trouvé dans le Nord québécois, un terrain propice à l’évangélisation. Bien
plus, cet espace leur offrait l’aventure et une occasion d’éprouver leurs
croyances et leur foi. La fréquentation des autochtones aura souvent eu des
effets imprévus, contraires à leurs aspirations premières.
Beaucoup ont changé en vivant
avec ces nomades qui se déplaçaient avec les migrations des grands troupeaux de
caribous. Ils ont dû mettre de côté leurs prétentions et faire confiance à ceux
qu’ils venaient évangéliser. Ils ont rapidement réalisé que, dans ce pays
impitoyable, c’étaient les Inuit qui détenaient la vérité. « Nous les Dénés,
nous étions trop spirituels pour être religieux », expliquait un vieillard de
Bechoko, chasseur et chaman lors de son témoignage devant une commission
d’enquête sur les autochtones.
Ils se sont moulés à leurs
habitudes, subjugués souvent par des hommes qui étaient des chefs, des femmes
parfaitement adaptées à une nature qui ne fait jamais de faveurs. Malheureusement,
certains témoignages récents démasquent certains religieux, révèlent le côté agresseur
et prédateur de « ces porteurs de vérités ». C’est aussi ça la réalité,
l’exploitation dans ce qu’elle a de plus odieux. Les Blancs, depuis des
décennies, imposent leur façon de vivre dans ces territoires, bouleversent un
ordre qui perd sa raison d’être.
MISSION
Le père Arthur Benoît arrive dans
une communauté inuite où un commis de la Baie d’Hudson fait la loi, établit des
prix pour les fourrures qui laissent les chasseurs dans l’indigence. Personne n’ose
lui tenir tête. Tous finissent par céder le fruit de leurs trappages, n’ayant
aucun pouvoir de négocier. Le missionnaire est témoin de cette exploitation
éhontée, sans jamais pouvoir s’interposer.
Le grand chasseur de la toundra
avait traversé une multitude de kilomètres pour son dû. Il était fier.
Tristement, impuissant devant l’homme blanc, il finissait immanquablement par
plier. L’Inuk fixait alors l’Anglais d’un air mauvais, comme pour enregistrer
dans sa mémoire le visage de l’ennemi, et s’en retournait, claquant la porte
derrière lui. Wilson reprenait sa routine, mais ses mouvements nerveux trahissaient
son effroi. Il ne devrait jamais se perdre dans cet arrière-pays, car ces êtres
humiliés, telle une meute de loups blessés, l’attendraient au détour. (p.24)
Le jésuite observe comme un
anthropologue, garde une certaine distance, tombe vite sous les charmes de ces courageux
qui se plient aux caprices de la nature, des saisons, des animaux toujours en mouvement.
Le père Benoît est fasciné par un homme en particulier, l’un des guides de son
clan qui a réponse à tous les problèmes qui surgissent. Chaque jour, nourrir ses
proches et les membres de sa communauté, est un défi. Arnasuk devient son ami, son
mentor. Parti pour imposer ses croyances, le religieux est vite convaincu par ces
gens qui affrontent des dangers et des épreuves terribles. Surtout, il aime
leur regard sur la vie, la mort qui effarouche tant les chrétiens.
DRAME
Arnasuk et sa femme périssent
lors de la montée des eaux au printemps, quand la glace cède brusquement et
libère les rivières. La tragédie laisse Piari, leur jeune fils qui a été témoin
de la mort de ses parents, traumatisé, incapable de reprendre contact avec les siens.
Le père Benoît prend cet enfant sous son aile pour l’aider, lui faire oublier le
drame qui a cassé sa vie.
Il réussit à le sortir de sa
torpeur grâce aux livres. Le jeune garçon démontre un appétit d’apprendre qui
fascine le jésuite. Après un certain temps, il décide de retourner avec lui à
Montréal pour des études et des soins particuliers.
Après d’interminables discussions,
Arthur leur fit entendre que Piari n’était pas Arnasuk, qu’il était fragile,
sensible, et que l’état dépressif dans lequel il était depuis près de trois
mois permettait d’envisager le pire pour sa santé. Il avait besoin de soins
qu’on ne trouvait pas ici. Ce sont les aînés de la communauté qui finirent par
accepter l’évidence. Ils pouvaient faire confiance au missionnaire et savaient
qu’ils laisseraient Piari entre bonnes mains. (p.44)
L’adaptation en ville ne sera pas
facile pour le jeune garçon qui sent rapidement sa différence, le racisme de
ses collègues. Il vivra une solitude terrible, lui qui a été habitué à la
communauté, au groupe où tout appartient à tous sans distinction. Il se heurte
à un monde individualiste où chacun tente d’en profiter le plus possible. Il se
réfugie dans les livres, devient un premier de classe, choisira la médecine au
contact d’un juif qui a connu l’ostracisme et le racisme. Ces rencontres avec ce
psychologue humaniste transforment sa vie.
MUTATION
Piari s’impose par son savoir et
ses connaissances. Le voilà en voie de devenir un Blanc, de s’intégrer à la société
d’Anna son amoureuse. Toujours sous le regard bienveillant du jésuite qui
s’occupe de lui comme un père peut le faire d’un fils.
L’idée de renouer avec ses
racines et son peuple fait son chemin. Piari décide de retourner dans sa
communauté, de remplacer le médecin qui n’en peut plus après des années
d’efforts. Comment ne pas penser aux récits de Jean Désy qui se fait un plaisir
de partager ses expériences auprès des autochtones dans ses écrits. Anna pourra
le rejoindre un peu plus tard, quand un poste d’enseignante deviendra libre.
Piari a oublié les manières de
faire de son peuple. Même sa langue. Il doit réapprendre l’inuktitut de ses
parents. Peu à peu, le médecin comprend les préoccupations de la communauté, le
rôle des hommes et des femmes, la patience des sages, les agissements des
Blancs qui sont là pour les ressources naturelles, de ces étrangers qui imposent
leur vision des choses, ravagent de grands espaces, rendent des façons millénaires
de faire obsolètes. Bien plus, ces intervenants de passage se réfugient dans
leurs quartiers et ne se mêlent pas souvent aux Inuit. C’est presque
l’apartheid.
AFFRONTEMENT
Les chefs tentent de faire front
commun avec les Cris, leurs voisins, de faire connaître leurs revendications au
gouvernement du Québec face aux grands projets hydro-électriques. Peine perdue
! Ils ne sont jamais entendus ou écoutés. Les travaux sont annoncés. Les barrages
vont noyer une partie de leurs territoires, bouleverser le pays. Voilà le
résultat d’une invasion qui s’est faite lentement au cours des années.
Après ton départ, le père Benoît a
été remplacé... Puis les Blancs sont arrivés, toujours plus nombreux. Ils ont
ouvert le Comptoir de la Baie d’Hudson. Ils nous ont fourni des maisons de
bois, toutes faites, qui ne fondent pas. Pour nous, c’est devenu plus facile.
On pouvait se procurer toute sorte de choses en échange de quelques peaux.
Alors on a cessé de se déplacer à l’intérieur du territoire. Puis ils ont
imposé leurs lois. Des familles ont été relocalisées plus au nord. Des
policiers ont abattu nos chiens... (p.163)
On connaît la Paix des braves négociée par le
gouvernement de Bernard Landry avec les Cris, signée le 2 février 2002. Cette
entente ne concerne pas les Inuit qui ont été laissés pour contre. En dernier
recours, ces peuplades prennent les grands moyens, chassent les Québécois de
leur village pour marquer leur opposition au projet et être écoutés par les dirigeants
de Québec. Les étrangers doivent tout laisser derrière eux et monter dans l’avion.
Sidérés, les otages échangent des
regards inquiets. Malgré leur désir de comprendre, ils gardent le silence.
Leurs ravisseurs d’aujourd’hui sont tous des amis ou des voisins d’hier. Ils
savent qu’ils n’ont pas affaire à des êtres violents. Mais ce matin,
manifestement, les liens sont rompus. Les qallunaat
se résignent à patienter, tant bien que mal. Certains se dévêtent et
s’installent sur des chaises ou des matelas mis à leur disposition. Lentement,
les autres les imitent, et la tension s’estompe dans la grande pièce surchauffée.
(p.213)
Piari met ses pas dans ceux de
son père, découvre sa place auprès de Lisi. Il rompt avec Anna, celle qui
l’attend, qui espère encore venir le rejoindre. Peu à peu, Pierre s’efface et
Piari peut respirer.
Bien sûr, on commence à prendre
conscience des ravages de l’alcool et des drogues, de l’exploitation des Blancs
qui assujettissent ce peuple de toutes les manières imaginables, des milieux de
vie détruits, des projets qui ne tiennent jamais compte des rythmes des saisons
et des premiers occupants. Marie-Pier Poulin montre très bien la dureté de la
nature, sa beauté aussi, les changements brusques et le blizzard dans cette
toundra fascinante, la neige dans un territoire vaste comme le monde. Un espace
de paix, qui permet aux humains qui y habitent d’apprivoiser la solitude, une
forme de spiritualité ou de sagesse.
Une voix particulière que celle
de Marie-Pier Poulin qui décrit les revendications des Inuit qui n’en peuvent
plus de subir la loi du Sud, une révolte dont on trop peu parlée. Des personnages fascinants, un texte émouvant qui fait
encore une fois mieux voir ce pays du Nord, les contacts si mal vécus entre les
Blancs et ces populations nomades que l’on a sédentarisées de force. Une
découverte que ce premier roman de Marie-Pier Poulin, une voix qui touche et
s’impose.
POULIN
MARIE-PIER, DÉBÂCLES, Éditions SÉMAPHORE,
2019, 224 pages, 26,95 $.
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