JOSÉE BILODEAU, dans Au milieu des vivants, aborde un sujet qui nous touche tous, qu’on le
veuille ou non. La mort. Pas la sienne qu’on tente de repousser le plus loin
possible et de biffer de nos pensées, mais celle d’un compagnon qui était le
soleil autour duquel la narratrice gravitait. Un coup de vent, une neige
nouvelle, un claquement des doigts et l’homme de tous ses désirs flanche à
l’urgence, à l’hôpital où on est censé sauver tout le monde. Le cœur. Véritable
coup de couteau entre les omoplates, la femme n’arrive pas à comprendre,
foudroyée par la douleur. Comment peut-elle respirer encore, habiter un corps
qui ne sait plus rien de la vie ?
Peut-on s’habituer à l’absence de l’être aimé ? J’allais écrire
à la réalité de la tragédie qu’est la mort. Il faut certainement parler du vide
terrible que creuse cette disparition, de l’hébétude qui se niche dans la tête
quand cela vous heurte, de façon subite ou après une longue maladie. Cet autre,
cette présence, ce regard qui vous permet d’avancer à peu près correctement
dans les rues du jour, n’est plus. La mort d’un frère, d’une sœur, du père ou de
la mère, c’est être amputé d’un grand bout de son histoire, de sa propre conscience.
Tous ces amis qui vous accompagnent pendant des années et qui brusquement, un
matin, sont aspirés hors du temps. Et l’après, ce proche devenu un corps
étranger flottant dans l’indifférence.
J’ai affronté souvent la mort. L’impression qu’une fatalité
frappait aveuglément à gauche et à droite dans ma famille. Comme si elle m’arrachait
un pan de mon âme et que j’étais privé d’une partie de mon vécu, éloigné des
chemins que je fréquentais.
La mort, on peut arriver à l’apprivoiser quand la maladie pousse
vers ce saut inéluctable, mais il y a la fin que personne ne prévoit. Cet homme
si présent il y a quelques heures à peine et qui disparaît dans le claquement d’une
porte.
BASCULE
Une seconde, le temps d’un soupir et l’univers bascule. L’amoureux
n’est plus, ne reviendra jamais et c’est la dérive sans aucune chance de s’accrocher
à quoi que ce soit.
J’apprends sa mort brutale un soir de décembre. La première
tempête de l’hiver a transformé le paysage, les voitures ensevelies. Pas un
chien ne traîne dans la rue, les bruits de la ville sont étouffés par la neige
dans la nuit qui tombe. Tout est si blanc déjà. (p.13)
Tout s’arrête dans la ville et c’est comme si la narratrice
était poussée à l’écart. La Terre cesse de tourner et l’air manque. Le jour, lui enlève
son homme et ces instants privilégiés, la prive de ses regards, de ses gestes
et de ses mots. Pas un cri ne peut changer cette réalité, pas une larme ne peut
provoquer le retour en arrière. Le monde s’écroule. Comment respirer encore, demeurer
debout dans les abîmes du jour ? Un trou noir l’aspire, lui arrache la peau du cœur
et de l’âme.
Que faire avec son corps, cette mécanique souffrante, cette
apparence de femme qui va au bout de son souffle ? Celui qui l’animait, la
réveillait, la stimulait, la caressait et la faisait se sentir si vivante n’est
plus, ne reviendra pas, ne lui montrera plus jamais qu’elle est belle quand il
la découvrait avec ses mains.
Le monde, désormais, n’a plus la même texture. Les gens, les
repas, les heures sont de papier sablé. Une guerre éclate et je frémis à peine.
Je ne sais plus lire ; tout m’est opaque. Les jours passent sans me toucher.
L’hiver, le printemps n’arrivent plus à m’émouvoir. (p.17)
Comment s’accrocher à des mots et avancer sur les chemins du
quotidien ? Quels bouts de phrases peuvent apaiser la douleur, l’absence, l’amputation
de l’être ? Comment écrire ce qui étouffe, broie la poitrine, vous abandonne
dans les murmures d’une résidence mortuaire où la famille ne sait plus où
se tenir. Que faire devant ce corps fossilisé, cet étranger maquillé et
méconnaissable ? Quelle mutation les responsables ont imposée à cet homme si
proche et si présent il y a quelques heures à peine ?
SITUATION
Elle était l’étrangère, celle qui menaçait l’équilibre de cette
famille, celle qu’il abandonnait souvent, celle du deuxième paragraphe, de
l’autre chapitre. Il était le compagnon de cette épouse et le père de ces enfants,
elle attendait sa présence, ces éclaircies qui permettaient un bout de chemin
ensemble. La maîtresse est privée de tout, même de sa douleur et de ses larmes
dans ce lieu funéraire où elle est un fantôme que tous évitent.
Quelques semaines après cette tragédie, n’en pouvant plus, elle
s’éloigne de ce décor qui la pousse seconde après seconde vers ce qui ne peut
plus être. Elle s’exile pour retrouver son corps, mettre une distance, respirer
mieux peut-être.
Il existe au Mexique des fils apparents et des passeurs pour
l’autre rive. La mort, là-bas, a quelques visages auxquels on peut s’adresser,
la Catrina, la Santa Muerte, la Pelona. Les Mexicains célèbrent leurs morts —
avec respect, avec excès, avec joie. Ils leur dressent des autels magnifiques
pour partager encore un repas, boire un autre verre avec eux. (p.21)
Une réfugiée de l’amour, une convalescence pour donner du temps
à son corps et peut-être apprivoiser ce moment qui l’a foudroyée. Revenir en
elle, se tenir la tête hors de la douleur, respirer dans le chaud du monde.
Nous sommes si gauches avec nos disparus, ne savons plus comment
nous en séparer, quoi dire depuis que les rites de la religion catholique sont
devenus désuets. Et quand on les sort des boules à mites, ces formules, elles
sonnent si creux. Je l’ai vécu récemment lors du décès de mon neveu. Des textes
répétés machinalement, des mots qui roulent comme des billes sur un plancher de
bois franc. Des phrases qui ne touchent plus personne. Et que faire de celui
qui entreprend le voyage sans retour ? Les cendres dispersées à tous les vents pour
ne plus jamais y penser, annihiler une présence dérangeante. Ou
encore ces salons dans les funérariums, ce mur qui ressemble aux casiers de la
poste que jamais personne ne viendra ouvrir. Tout pour éviter les cimetières,
le recueillement, la méditation devant une pierre tombale où un nom résiste aux
intempéries, entre deux dates qui coincent une existence, compresse une vie
longue ou courte.
Les heures font leur chemin. Le corps se faufile dans les méandres
du jour. Peu à peu, la narratrice retrouve le petit espace de son être et peut
se tenir droite après un séjour dans ce pays du Mexique où la mort est une fête,
où l’on invite « les morts à table » pour paraphraser Léo Ferré. Il faut bien
revenir à soi un jour, rentrer à la maison, reprendre sa place, parcourir sa
rue et retourner au travail.
Je pense à la vie qui m’attend, aux espérances si élevées des
gens, aux souvenirs partagés qui forment la texture du temps. Je pense à ses
cendres qui virevoltent quelque part loin d’ici, mêlées aux feuilles mortes,
aux tourbillons de poussière, éparpillées dans le bruissement des arbres et le
chant des oiseaux. Nos secrets n’habitent qu’en moi. D’en être la seule
dépositaire les rend moins réels et plus blessants. Je ne sais pas où vont les
sentiments des morts, ni leur mémoire, s’ils n’existent que dans l’esprit de
ceux qui restent derrière, déformés et grotesques. Je suis fatiguée. (p.113)
Josée Bilodeau nous fait vivre un voyage dans le pays du deuil
et de la perte, d’un amour kidnappé en plein jour, dans la beauté d’une
première neige. Que dire devant un tel récit, sinon se recueillir et baisser la
tête. Les mots peuvent si peu quand la mort frappe autour de vous. Réfugiée du
silence, l’écrivaine retrouve le souffle pour continuer son métier de
femme. La vie est plus forte que tout, nous le savons et nous devons secouer des
souvenirs qui deviennent flous, hésitants avant de n’être plus qu’une photo ou une
lettre qui jaunit. Nous semons des artéfacts qui s’éloignent peu à peu de leur
signification et il faut certainement cela pour s’avancer à son tour vers le
dernier rendez-vous.
Je fais toujours ce rêve. Il vente à écorner les bœufs. Je marche
en tenant fermement contre moi son urne funéraire. Arrivée au bord d’une
falaise, j’ouvre l’urne et l’offre au vent. Nos secrets s’éparpillent, se
transforment en flocons fous dans lesquels les oiseaux se perdent. Ils vont un
à un s’écraser sur le roc de la falaise. (p.139)
Une bourrasque, un souffle, des souvenirs qui s’effacent peu à
peu et le chemin se replie derrière et devant. C’est la vie, le temps des terribles
expériences. Nous ne pourrons jamais gagner sur cet adversaire qui vous guette dans l’ombre. C’est la tragédie du vivant et sa fascinante beauté. Josée
Bilodeau est poignante dans ces pages lues tout doucement, avec dévotion pour
communier je dirais avec cette douleur, ce courage patient qui la pousse à réinventer
ses jours. Elle m’a fait me retourner vers mes morts si nombreux qui viennent
me visiter parfois, dans un matin de grands vents, quand les pensées bondissent
dans toutes les directions avec les corneilles qui se plaignent de la longueur
des heures. Un récit, des confidences, une entreprise de survie, une avalanche devant
la perte et l’absence. Toute cette souffrance qui noie le cœur et l’âme. Un
texte bouleversant, nécessaire. Oui.
AU MILIEU DES VIVANTS, ROMAN de JOSÉE BILODEAU publié aux ÉDITIONS
HAMAC, 2019, 150 pages, 17,95 $.
https://www.hamac.qc.ca/
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