jeudi 14 février 2019

LE MONDE D’ARIANE LESSARD

UN AUTRE ROMAN qui me pousse dans un monde en décrépitude et traversé par la démence. J’allais écrire une communauté de barbares où la force et la bêtise des hommes écrasent toutes les femmes. Une plongée dans un village où des familles se côtoient depuis toujours et protègent des secrets, des haines et des rancunes qui les rongent et les entraînent souvent dans les pires démences. Pour échapper à un tel milieu, il reste la fuite. Et comme partout où la violence règne, ce sont d’abord les femmes qui subissent les obsessions des mâles qui leur piétinent l’âme et le corps. Elles doivent faire face aux ravages de l’alcoolisme, à la rage qui peut aller jusqu'au meurtre.

Pas facile de se retrouver dans cette histoire où toute une population témoigne, agit et obéit à la loi imposée par le plus fort. Tous les personnages viennent à la barre pour livrer leur version. Comme lecteur, j’ai vite su que je devrais reconstituer le puzzle pour apprendre ce que dissimulait cette campagne en apparence tranquille. Comme j’aime les secrets de famille que l’on évite d’aborder dans les fêtes et les rencontres, je me suis lancé dans l’aventure avec une certaine fébrilité.

Un village de fous au bout du trou de l’enfer. Je n’ai jamais compris ce qui m’avait attiré ici. Je cherchais seulement un endroit isolé, un endroit perdu. Oui, c’est ça, je suis venu ici pour me perdre et elles m’ont trouvé. (p.25)

Tout y est. Abel, celui venu d’ailleurs, le survenant qui débarque dans un monde où tout est carencé et pourri. J’ai encore une fois eu l’impression de retrouver l’univers de William Faulkner. Oui, le grand Américain que j’aime tellement. Il me semble que je l’évoque un peu trop souvent dans mes dernières chroniques. La fameuse descendance du colonel Sartoris qui se noie dans l’alcool et se lance sur les routes du comté Yoknapatawpha à une vitesse folle pour trouver la mort à la première courbe un peu trop prononcée. Un monde qui a connu ses heures de gloire, mais qui s’est défait, rongé de l’intérieur par on ne sait quel cancer.

Avant nous, les anciens propriétaires, feu les grands-parents de ma mère, se sont enrichis avec les champs. À leur mort, elle a reçu un gros héritage. C’est de cela que nous vivons, depuis. Je ne les connais pas. Ils sont sur les vieilles photos brûlées dans le salon. Ma mère ne travaille pas. Elle a du mal avec les gens. Ceux qui la regardent pour la juger, les mêmes qui disent qu’elle n’a pas sa place dans les petits cadres brûlés sur les murs du salon. Nous vivons grâce au labeur des morts. Feu leur labeur oui. (p.14)

Les descendants de ces fondateurs misent sur un héritage pourri, vivent du travail de ceux qui étaient là avant et qui ont bâti le pays. Ce sont des survivants, des spectres en quelque sorte. Inactivité, oisiveté, démence et ivrognerie, tout ce qui s'impose dans une vie sans boussole.
Une malédiction étouffe ce village où les familles se haïssent tout en maintenant des relations troubles. On déteste pour ne pas aimer, comme on respire, pour se donner une raison de vivre ou de refuser de voir ses problèmes pour les régler. Rien de nouveau sous le soleil ! Même le grand William, dans Roméo et Juliette, s’approche de deux clans qui se combattent par hérédité.
Les hommes boivent du matin au soir, agressent les femmes, les épousent pour les séquestrer dans leur maison jusqu’à la mort. Les adolescentes doivent se protéger tant bien que mal des mâles qui se pensent irrésistibles quand ils sont ivres. Toutes ces jeunes filles finissent par travailler au restaurant de Jefferson, un endroit où tous les camionneurs s’arrêtent. Elles servent aux tables et ouvrent les cuisses sur le siège arrière des gros véhicules. C’est la règle. Toutes sont des marchandises offertes aux passants. Pas étonnant que plusieurs d’entre elles sont mères d’un enfant né de père inconnu et qu’elles doivent se débrouiller toutes seules.

LECTURE

Et je tourne les pages pour savoir qui est qui, suivre surtout la jeune Virginia qui raconte le monde à sa manière et devient pour ainsi dire l’oeil qui perce tous les secrets. Elle n’est plus une enfant, mais pas encore une jeune femme qui réveille les hommes et c’est ce qui lui permet de circuler partout, de s’installer dans l’ombre pour surveiller tous les agissements. Abel est particulièrement fasciné par elle.
Je me suis un peu égaré avec tous ces personnages avant de comprendre le canevas de ces gens qui se bousculent et s'agressent souvent. La folie et la démence possèdent tout le monde dans ce coin de pays où les visiteurs passent sans s’attarder.
Les filles à vingt-cinq ans sont déjà vieilles et décident souvent d’en finir, n’en pouvant plus d’une solitude qui devient génétique. Feue au féminin prend peut-être ici tout son sens.

Oui, mes enfants sont précieux, mais non, ils sont pas la plus belle chose qui me soit arrivée. S’ils avaient été conçus dans l’amour je dis pas, mais j’ai aimé aucun des hommes qui me les ont donnés. Sûr que je les aime, mes petits.  Mais je peux pas m’empêcher de les regarder parfois, et de me dire qu’ils me rappellent pas grand souvenirs heureux. J’ai jamais voulu les abandonner, mais dès qu’ils sont majeurs, je me tue. (p.80)

Les individus ne comptent pas dans un monde de brutes, de pulsions et de gestes irraisonnés, surtout si vous êtes une femme. Elles profitent de la pleine lumière quand elles s'échappent à peine de l’enfance, mais perdent rapidement leurs attraits et leur pouvoir de séduction. L’impression de découvrir des bêtes en rut où l’inceste est de mise, les agressions, l’alcoolisme des fous s'imposent par la force de leurs poings. Tous sont des corps à la dérive et personne n’arrive à secouer la fatalité et les secrets qui étouffent cette population.

PARALLÈLES

Un peu l’impression de me retrouver dans un roman tout proche de ceux d’Audrey Wilhelmy, celui de Bêtes en particulier où les gens ne sont que pulsions. Les marginaux de madame Wilhelmy vivent dans un lieu retiré où les mâles se partagent les femmes. Et, jusqu’à un certain point de Lise Tremblay, l'univers de La Héronnière où les citoyens étouffent de terribles secrets. Les étrangers sont à peine tolérés dans l’île, surtout pas quand ils menacent de secouer l’ordre établi depuis des décennies. Le monde de L’habitude des bêtes aussi où le chasseur Stan Boileau impose sa loi.

Ses parents avaient beau être riches, c’taient pas des anges. J’imagine qu’y faut des parents dérangés pour faire des filles dérangées. A r’fait juste la même roue. Quand une famille est dans l’vice, ça reste pris là, ça s’encrasse comme un peigne qui ramasse la saleté. (p.103)

Je me suis souvent demandé pourquoi une jeune écrivaine se lançait dans une direction semblable et portait un univers si lourd. Et je me suis revu au début de mes aventures romanesques, m’attardant dans des histoires de violence, de viols et d’obsessions alcooliques. Ce monde que j'explore dans La mort d'Alexandre et particulièrement dans Les Oiseaux de glace. Et quand on ose faire ses premiers pas sur les routes de la fiction, nous avons sans doute besoin d’affronter des démons et les folies qui ont marqué notre entourage d’une manière ou d’une autre.
Abel n’arrive pas à se déprendre de ce milieu qui ne sait que les mêmes mots et les mêmes horreurs. Il le comprend, mais trop tard. Le monde est pourri, impossible à changer. Que pouvait-il ? Il le réalise après sa fuite, dans un restaurant où il trouve refuge pour reprendre ses sens. Les hommes restent partout des prédateurs, la véritable menace.

Elle était à la fois Virginia et sa mère. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai su qu’elle était sa mère. Même si je n’avais aucune image d’elle en mémoire. Plus grande, plus forte, plus féroce. Son corps noirci. Ses yeux comme des tombes. Mais elle ne bougeait pas. En fait, elle était assise le long du tronc, comme appuyée. J’ai voulu la soulever pour ne pas la laisser là, près du feu, mais on s’est rué sur moi. Je suis tombé, le poids d’un homme m’a coupé le souffle. (p.191)

Une histoire particulièrement trouble, je le répète, mais comment ne pas donner raison à Ariane Lessard quand on voit où la société en est avec les médias qui ne cessent de nous abreuver de faits sordides ? La misère, la violence, les viols règnent partout sous les dictatures et même dans nos caricatures de démocratie. Le monde resplendit sur le fumier et la pourriture. Ariane Lessard m’a touché là où c’est le plus douloureux.
Un milieu qui implose et va finir par disparaître faute de combattants. Une fiction qui affronte la bête humaine qui prend tous les visages. Feue pour la femme, celle qui subit tout et qui survit par miracle ou par entêtement, ou qui se suicide parce qu’elle n’en peut plus ; celle qui donne la vie sans jamais pouvoir décider de ses jours et de son destin. C’est à pleurer. Oui, à brailler. Une fiction étouffante et rude qui vous laisse dans vos derniers retranchements. Un monde de démence et d'excès qui corrode l’âme. Comme si respirer devenait une aventure impossible et que l’espoir ne peut prendre racines chez Ariane Lessard. Une écrivaine à surveiller.


FEUE, roman d’ARIANNE LESSARD, publié chez LA MÈCHE ÉDITEUR, 2018, 192 pages, 23,95 $.

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