UN AUTRE ROMAN qui me pousse dans un monde en
décrépitude et traversé par la démence. J’allais écrire une communauté de
barbares où la force et la bêtise des hommes écrasent toutes les femmes. Une plongée
dans un village où des familles se côtoient depuis toujours et protègent des
secrets, des haines et des rancunes qui les rongent et les entraînent souvent
dans les pires démences. Pour échapper à un tel milieu, il reste la fuite. Et
comme partout où la violence règne, ce sont d’abord les femmes qui subissent les
obsessions des mâles qui leur piétinent l’âme et le corps. Elles doivent faire
face aux ravages de l’alcoolisme, à la rage qui peut aller jusqu'au meurtre.
Pas facile de se retrouver
dans cette histoire où toute une population témoigne, agit et obéit à la loi
imposée par le plus fort. Tous les personnages viennent à la barre pour livrer
leur version. Comme lecteur, j’ai vite su que je devrais reconstituer le puzzle
pour apprendre ce que dissimulait cette campagne en apparence tranquille. Comme
j’aime les secrets de famille que l’on évite d’aborder dans les fêtes et les
rencontres, je me suis lancé dans l’aventure avec une certaine fébrilité.
Un village de fous au bout du
trou de l’enfer. Je n’ai jamais compris ce qui m’avait attiré ici. Je cherchais
seulement un endroit isolé, un endroit perdu. Oui, c’est ça, je suis venu ici
pour me perdre et elles m’ont trouvé. (p.25)
Tout y est. Abel, celui venu
d’ailleurs, le survenant qui débarque dans un monde où tout est carencé et
pourri. J’ai encore une fois eu l’impression de retrouver l’univers de William Faulkner.
Oui, le grand Américain que j’aime tellement. Il me semble que je l’évoque un
peu trop souvent dans mes dernières chroniques. La fameuse descendance du
colonel Sartoris qui se noie dans l’alcool et se lance sur les routes du comté Yoknapatawpha à une vitesse folle pour trouver la mort à la première courbe
un peu trop prononcée. Un monde qui a connu ses heures de gloire, mais qui
s’est défait, rongé de l’intérieur par on ne sait quel cancer.
Avant nous, les anciens
propriétaires, feu les grands-parents de ma mère, se sont enrichis avec les
champs. À leur mort, elle a reçu un gros héritage. C’est de cela que nous
vivons, depuis. Je ne les connais pas. Ils sont sur les vieilles photos brûlées
dans le salon. Ma mère ne travaille pas. Elle a du mal avec les gens. Ceux qui
la regardent pour la juger, les mêmes qui disent qu’elle n’a pas sa place dans
les petits cadres brûlés sur les murs du salon. Nous vivons grâce au labeur des
morts. Feu leur labeur oui. (p.14)
Les descendants de ces fondateurs misent sur un héritage
pourri, vivent du travail de ceux qui étaient là avant et qui ont bâti le pays. Ce
sont des survivants, des spectres en quelque sorte. Inactivité, oisiveté,
démence et ivrognerie, tout ce qui s'impose dans une vie sans boussole.
Une malédiction étouffe ce village où les familles se haïssent tout
en maintenant des relations troubles. On déteste pour ne pas aimer, comme on
respire, pour se donner une raison de vivre ou de refuser de voir ses
problèmes pour les régler. Rien de nouveau sous le soleil ! Même le grand William, dans Roméo et Juliette, s’approche de deux clans
qui se combattent par hérédité.
Les hommes boivent du matin au soir, agressent les femmes, les
épousent pour les séquestrer dans leur maison jusqu’à la mort. Les adolescentes doivent
se protéger tant bien que mal des mâles qui se pensent irrésistibles quand ils sont
ivres. Toutes ces jeunes filles finissent par travailler au restaurant de
Jefferson, un endroit où tous les camionneurs s’arrêtent. Elles servent aux
tables et ouvrent les cuisses sur le siège arrière des gros véhicules. C’est la
règle. Toutes sont des marchandises offertes aux passants. Pas étonnant
que plusieurs d’entre elles sont mères d’un enfant né de père inconnu et
qu’elles doivent se débrouiller toutes seules.
LECTURE
Et je tourne les pages pour savoir qui est qui, suivre surtout la jeune Virginia qui raconte le monde à sa manière et devient pour ainsi dire l’oeil
qui perce tous les secrets. Elle n’est plus une enfant, mais pas encore une
jeune femme qui réveille les hommes et c’est ce qui lui permet de circuler
partout, de s’installer dans l’ombre pour surveiller tous les agissements. Abel
est particulièrement fasciné par elle.
Je me suis un peu égaré avec tous ces personnages avant de
comprendre le canevas de ces gens qui se bousculent et s'agressent souvent. La
folie et la démence possèdent tout le monde dans ce coin de pays où les visiteurs
passent sans s’attarder.
Les filles à vingt-cinq ans sont déjà vieilles et décident
souvent d’en finir, n’en pouvant plus d’une solitude qui
devient génétique. Feue au féminin
prend peut-être ici tout son sens.
Oui, mes enfants sont précieux,
mais non, ils sont pas la plus belle chose qui me soit arrivée. S’ils avaient
été conçus dans l’amour je dis pas, mais j’ai aimé aucun des hommes qui me les
ont donnés. Sûr que je les aime, mes petits.
Mais je peux pas m’empêcher de les regarder parfois, et de me dire
qu’ils me rappellent pas grand souvenirs heureux. J’ai jamais voulu les
abandonner, mais dès qu’ils sont majeurs, je me tue. (p.80)
Les individus ne comptent pas dans un monde de brutes, de
pulsions et de gestes irraisonnés, surtout si vous êtes une femme. Elles profitent
de la pleine lumière quand elles s'échappent à peine de l’enfance, mais perdent
rapidement leurs attraits et leur pouvoir de séduction. L’impression de découvrir
des bêtes en rut où l’inceste est de mise, les agressions, l’alcoolisme des
fous s'imposent par la force de leurs poings. Tous sont des corps à
la dérive et personne n’arrive à secouer la fatalité et les secrets qui étouffent
cette population.
PARALLÈLES
Un peu l’impression de me retrouver dans un roman tout proche
de ceux d’Audrey Wilhelmy, celui de Bêtes
en particulier où les gens ne sont que pulsions. Les marginaux de madame
Wilhelmy vivent dans un lieu retiré où les mâles se partagent les femmes. Et, jusqu’à
un certain point de Lise Tremblay, l'univers de La Héronnière où les citoyens étouffent de terribles secrets. Les
étrangers sont à peine tolérés dans l’île, surtout pas quand ils menacent de
secouer l’ordre établi depuis des décennies. Le monde de L’habitude des bêtes aussi où le
chasseur Stan Boileau impose sa loi.
Ses parents avaient beau être
riches, c’taient pas des anges. J’imagine qu’y faut des parents dérangés pour
faire des filles dérangées. A r’fait juste la même roue. Quand une famille est
dans l’vice, ça reste pris là, ça s’encrasse comme un peigne qui ramasse la
saleté. (p.103)
Je me suis souvent demandé pourquoi une jeune écrivaine se lançait
dans une direction semblable et portait un univers si lourd. Et je me suis revu
au début de mes aventures romanesques, m’attardant dans des histoires de
violence, de viols et d’obsessions alcooliques. Ce monde que j'explore dans La mort d'Alexandre et particulièrement dans Les Oiseaux de glace. Et quand on ose faire ses
premiers pas sur les routes de la fiction, nous avons sans doute besoin
d’affronter des démons et les folies qui ont marqué notre entourage d’une
manière ou d’une autre.
Abel n’arrive pas à se déprendre de ce milieu qui ne sait que
les mêmes mots et les mêmes horreurs. Il le comprend, mais trop tard. Le monde
est pourri, impossible à changer. Que pouvait-il ? Il le réalise après sa fuite,
dans un restaurant où il trouve refuge pour reprendre ses sens. Les hommes
restent partout des prédateurs, la véritable menace.
Elle était à la fois Virginia et
sa mère. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai su qu’elle était sa mère. Même si
je n’avais aucune image d’elle en mémoire. Plus grande, plus forte, plus
féroce. Son corps noirci. Ses yeux comme des tombes. Mais elle ne bougeait pas.
En fait, elle était assise le long du tronc, comme appuyée. J’ai voulu la
soulever pour ne pas la laisser là, près du feu, mais on s’est rué sur moi. Je
suis tombé, le poids d’un homme m’a coupé le souffle. (p.191)
Une histoire particulièrement trouble, je le répète, mais
comment ne pas donner raison à Ariane Lessard quand on voit où la société en
est avec les médias qui ne cessent de nous abreuver de faits sordides ? La
misère, la violence, les viols règnent partout sous les dictatures et même dans
nos caricatures de démocratie. Le monde resplendit sur le fumier et la pourriture.
Ariane Lessard m’a touché là où c’est le plus douloureux.
Un milieu qui implose et va finir par disparaître faute de
combattants. Une fiction qui affronte la bête humaine
qui prend tous les visages. Feue pour
la femme, celle qui subit tout et qui survit par miracle ou par entêtement, ou
qui se suicide parce qu’elle n’en peut plus ; celle qui donne la vie sans jamais
pouvoir décider de ses jours et de son destin. C’est à pleurer. Oui, à brailler.
Une fiction étouffante et rude qui vous laisse dans vos derniers
retranchements. Un monde de démence et d'excès qui corrode l’âme. Comme si respirer devenait une aventure impossible et que
l’espoir ne peut prendre racines chez Ariane Lessard. Une écrivaine à surveiller.
FEUE, roman d’ARIANNE LESSARD, publié chez LA
MÈCHE ÉDITEUR, 2018, 192 pages, 23,95 $.
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